Zèle au travail : attention aux explications psychologiques

Un badge « employé du mois » (Tiswango/Flickr/CC)

L’article d’Elsa Fayner sur les raisons qui poussent certains salariés à se surinvestir dans le travail – et parfois à craquer – soulève des questions intéressantes et permet de donner une vision moins caricaturale des salariés, trop souvent décrits comme des feignants qu’il faudrait fliquer et menacer pour en tirer quelque chose.

Toutefois, son analyse me semble faire la part trop belle aux explications psychologiques (besoin d’être aimé, masochisme, reproduction inconsciente du schéma familial, etc.). D’une certaine façon, cet article participe ainsi à l’infantilisation des travailleurs auxquelles tendent les pratiques managériales contemporaines et qu’Elsa Fayner critique par ailleurs.

S’investir dans le métier plus que demandé

Marc Loriol est sociologue, chargé de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur le stress, la dépression et la fatigue en milieu professionnel.

Il a publié notamment « Au-delà du stress au travail », « Je stresse donc je suis » et « Le Temps de la fatigue ». Rue89

Dans mes recherches sur des ouvrières, des policiers, des infirmières, des travailleurs sociaux, des métiers culturels, comme dans celles de beaucoup d’autres observateurs du travail (chercheurs, syndicalistes, salariés), il n’est pas rare de rencontrer des salariés qui s’investissent dans leur métier au-delà de ce qu’impose leur fiche de poste ou leurs obligations contractuelles.

Si cela est parfois motivé par la peur de peur de perdre son emploi qui pousserait à faire du zèle, on retrouve également souvent ce comportement chez des salariés en CDI ou des fonctionnaires qui ne sont pas particulièrement menacés par le chômage.

Le plaisir du travail utile et du collectif

Si nous travaillons d’abord pour gagner notre vie (et nous payer ce dont la pub veut nous convaincre que nous avons besoin), la plupart des salariés cherchent également à donner du sens à leur engagement.

Le plaisir de faire une activité qui a du sens, d’être reconnu par les collègues, les clients ou les chefs, le don/contre-don qui construit du collectif – comme l’a montré l’anthropologue Marcel Mauss – sont aussi des sources de motivation non-négligeables.

Lors d’enquêtes par entretien semi-directifs auprès d’ouvriers et d’employés, plus de 90% déclaraient spontanément ne pas travailler seulement pour le salaire ou le statut.

Deux grands types de motivations intrinsèques (par opposition aux motivations extrinsèque comme les avantages, le salaire, etc.) étaient régulièrement cités :

  • tout d’abord, la satisfaction de faire un travail utile, de qualité, beau, dont on peut être fier, dans lequel on peut faire la preuve des ses compétences, de son intelligence, de son courage ou de sa force ;
  • ensuite, le plaisir des contacts avec les collègues et éventuellement les clients ou les usagers, l’échange de coups de main, de plaisanteries, de points de vue, qui donnent le sentiment d’appartenir à une communauté partageant un certain nombre de valeurs ou d’objectifs en commun.

Mécanismes de reconnaissance attaqués

Plus que la psychologie du travailleur contemporain, ce qui me semble en cause ici a plutôt à voir avec les dysfonctionnements et les attaques des mécanismes de reconnaissance et de construction du sens dans le travail.

Car, malheureusement, les évolutions économiques, les transformations du travail et du management troublent et remettent en cause ces formes de construction collective du plaisir et de la fierté au travail.

Alors que pendant longtemps, travailler était pensé comme une façon d’apporter sa contribution à l’effort collectif, d’accomplir son devoir social en étant utile sans vivre « aux crochets des autres », celui qui a un emploi est de plus en plus considéré comme un « privilégié » qui doit s’écraser ou « prendre la porte ».

Dans ce contexte, il est plus difficile de donner du sens à son travail, d’en être fier.

La casse des collectifs de travail

Certaines évolutions sont particulièrement délétères. Tout d’abord la casse, volontaire ou non, des collectifs de travail (groupes informels de collègues, lieux de concertation ou d’échange comme les organisations de métier ou les syndicats, etc.) :

  • la mise en concurrence des salariés entre eux, les mobilités forcées et les restructurations qui éloignent des collègues ou des représentants syndicaux ;
  • la multiplication des statuts (CDI, CDD, intérimaires) ;
  • les politiques de recrutements en accordéon qui entravent l’intégration des différentes générations, etc. limitent la possibilité de construire des repères communs, des représentations partagées du travail et de ses contraintes, etc.

La possibilité de réaction collective pour dénoncer une situation inacceptable, par exemple soutenir un collègue agressé ou harcelé, s’amenuise du fait de la peur des représailles et de l’affaiblissement du sentiment d’appartenir à une même communauté de destin.

La chasse aux « temps morts »

Ensuite, la chasse aux soi-disant « temps morts » (discussions autour de la machine à café, temps de transmission entre équipes, etc.) comme l’accélération et la rationalisation des rythmes de production, font que les temps et les lieux pour discuter ensemble du travail et de ses difficultés sont de plus en plus rares.

Parfois, le management tente de compenser à sa façon ce genre d’évolutions en remplaçant les temps de discussion spontanés et informels par des temps d’échanges plus formalisés (réunions de service, cercles de qualité) dans lesquels, aux microcultures d’atelier, l’on tente de substituer une « culture d’entreprise » fabriquée en haut et faisant moins directement sens pour les salariés.

L’évaluation quantitative appauvrit le travail

Enfin, les formes quantitatives d’évaluation de l’activité à travers des indicateurs et des outils de gestion n’enregistrant qu’une partie du travail appauvrissent le sens du travail :

  • elle font apparaître comme un poids mort ceux qui se consacrent à des tâches indispensables à la réalisation du travail réel mais non enregistrées par les dispositifs comptables ;
  • elles dissuadent l’engagement de soi dans la qualité, etc.

Ces dispositifs sont particulièrement utilisés quand la hiérarchie n’est pas issue des métiers qu’elle doit encadrer et ne possède pas la légitimité technique pour justifier ses décisions.

Les théories du burn out psychologisent

Les théories psychologiques du burn out ou épuisement professionnel évoquées dans l’article postulent que si un salarié s’investit trop, notamment émotionnellement, dans son travail, il risque d’épuiser ses réserves d’énergie, de motivation ou d’empathie pour ceux qui font un métier d’aide (infirmière, assistante sociales, etc.).

Afin de se protéger d’un épuisement total, il va donc peu à peu se désinvestir de son travail ou de la relation, jusqu’au cynisme ou la déshumanisation de l’usager, en le considérant comme une chose plutôt que comme une personne.

Ce faisant, il perd ce qui fait la richesse et l’intérêt de son métier, la fierté de faire un travail de qualité. C’est ce que les psychologues appellent la « perte d’accomplissement professionnel ».

La « juste distance » à son travail n’est pas personnelle

Pour éviter cela, le salarié doit trouver la « juste distance » entre trop et trop peu d’investissement, trop et trop peu d’engagement. Mais qu’est-ce que ce « trop » ou ce « trop peu » ? Qu’est-ce que s’investir « suffisamment » pour être un bon salarié qui ne s’épuise pas mais peut continuer à être fier de son travail ?

On peut considérer cela comme une question de morale personnelle, mais l’observation de plusieurs univers de travail montre que ce « bon » niveau d’engagement dépend à largement du contexte, de l’organisation et des moyens disponibles, mais aussi de normes collectives validées par le groupe de travail.

Quand les collectifs de travail sont cassés et ne définissent plus les limites raisonnables, quand l’organisation impose des objectifs contradictoires (faire plus de qualité avec moins de temps et de moyens), quand le management demande des objectifs chiffrés toujours accrus sans liens avec le réel, il ne reste plus que deux solutions :

  • se désintéresser de son boulot au risque de perdre son estime de soi et son emploi ;
  • ou prendre sur soi au risque de craquer et de décompenser.

L’aveuglement managérial, encouragé par les contraintes économiques (concurrence acharnée, recherche d’un rendement financier à courte vue, etc.) et des enjeux de pouvoir (contrôler des salariés dont l’activité est de plus en plus lointaine pour les directions) est d’autant plus inquiétant qu’il a une dimension autoréalisatrice : en décourageant les salariés de s’engager dans leur travail, ce mode de gestion crée du retrait, du désinvestissement, puis en tire argument pour justifier encore plus de contrôle, de management par la peur, de « reporting » incessant.

Plutôt que de voir le monde du travail actuel comme peuplé de « pervers narcissiques », « d’adulescents », de membres de la « génération Y », ou de « burn outés », ne serait-il pas plus intéressant d’ouvrir un débat social sur la qualité du travail, l’adéquation entre les fins et les moyens, l’évaluation collective de l’activité ?

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