Propriété intellectuelle :«Accepter que nos idées nous échappent …

Michel Lacroix, philosophe et écrivain, notamment auteur de "Éloge du patriotisme" (Robert Laffont, 2011) et "Se réaliser, Petite philosophie de l'épanouissement physique" (Robert Laffont, réédition Marabout, Prix Psychologie 2009), revient sur la notion de propriété intellectuelle. 

Peut-on être propriétaire d'une idée ?

D'abord, la notion de propriété correspond au droit que nous avons de jouir d'un bien à titre personnel et exclusif. La notion d'idée est contradictoire avec l'idée de propriété, car l'idée a vocation à être partagée, elle appartient à la sphère de l'esprit. Le propre d'une idée, c'est d'être communiquée. Elle est pour les autres, c'est sa nature même. Etant partagée, elle se duplique à l'infini. C'est donc différent d'un bien ; par exemple je ne peux pas dupliquer ma voiture ou ma maison. Une œuvre un peu élaborée ou une œuvre littéraire est vouée à tomber dans le domaine public. Si je décide de travailler dans le monde des idées, je dois accepter avec une forme d'abnégation et de générosité que mes idées soient vouées à m'échapper.

La loi intègre pourtant bien la propriété intellectuelle...

Au premier regard, la notion de propriété intellectuelle paraît contredire ce que je viens d'affirmer. Mais si on creuse cette notion de propriété, il n'y a pas l'idée de jouir de façon personnelle d'une idée, il y a seulement l'exigence de la reconnaissance de la paternité d'une œuvre. Ce que je demande en faisant valoir mon droit à la propriété intellectuelle, c'est qu'on ne me plagie pas. En revanche, je souhaite que mes idées soient répandues et que tout le monde se passionne pour elles. Le plagiaire refuse de rendre hommage à cette paternité. La notion de propriété intellectuelle ne me paraît donc pas un bon argument pour dire que je suis propriétaire d'une idée. 

Peut-on alors attribuer l'idée de lutte des classes à Karl Marx ?

Il y a une catégorie d'idées sur laquelle je veux m'attarder : les idées de démocratie, de suffrage universel, de protection écologique, de droits de l'homme, de lutte des classes, d'égalité homme-femme, de laïcité, de mariage homosexuel, de liberté de conscience... S'agissant de ce types d'idées, personne ne peut dire qu'il en est propriétaire car on ne peut pas en établir la paternité. Ces idées sont dans l'air de sorte que je ne peux pas, moi, en tant qu'individu, être désigné nommément comme l'inventeur de ces idées. Je ne suis jamais le point de départ absolu d'une invention. On peut toujours découvrir des prémices, des préfigurations d'une idée dans les générations antérieures. En exprimant une idée, même si elle me paraît profondément originale, je ne fais que traduire quelque chose qui flotte dans l'air du temps et demande seulement à être mis en forme. Le vrai créateur, c'est la société. La société passe à travers moi et je ne suis jamais que son porte-parole.  La plupart de nos idées s'élaborent de façon collective. Le creuset social, la «conscience collective» sont les vrais créateurs des idées. Il faut donc une grande modestie.

Qu'entendez-vous par «grande modestie» ?

Si on fait profession de travailler dans le monde des idées, là où la part de la création intellectuelle est importante (journalisme, professorat, création littéraire, recherche scientifique...), il faut avoir une double modestie : aussi bien par sa destination que par son origine, l'idée est quelque chose de collectif. Les idées que je forge sont destinées à être communiquées, partagées. Et d'autre part, ces idées dont je suis si fier, j'en suis redevable à mes semblables : j'ai eu la chance d'être là au bon moment pour les habiller et je dois beaucoup aux livres, aux articles que j'ai lus, aux discussions avec mes amis, à l'éducation de mes parents, au débat public... Si on n'accepte pas ça, on ne doit pas entrer dans le monde des idées. 

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