Le psychologue face à "la petite noblesse des enfants surdoués"

"L'école face à la petite noblesse des enfants surdoués" est un article de Lucie Delaporte qui concerne la recherche du sociologue Wilfried Lignier sur" les stratégies qu'ont pu mettre en place les classes supérieures pour se distinguer de l' école massifiée" ( Médiapart 2012).Il a suscité un grand nombre de commentaires des abonnés car il s' agit d'un sujet très sensible qui concerne beaucoup d' entre nous comme professionnels et/ou comme parents dans un contexte où l'avenir jugé incertain passe inexorablement par la qualité du système scolaire.

Mes commentaires sous cet article ayant été jugés utiles par des psychologues et des parents, dans l'intérêt des collègues et des familles... fidèle à mon souci d'apporter l' éclairage de l' expérience, je rapporte dans ce billet le contenu de ces réflexions sous l'intitulé :

Enfin une approche lucide du concept perverti de Précocité chez l'enfant.

J' ai vu venir avec stupéfaction cette idéologie de l' enfant précoce au début de mon installation en libéral comme psychologue clinicienne, il y a une vingtaine d' années. J' avais eu la chance de travailler en tant que prof durant 3ans et d' avoir une expérience ensuite en pédo- psychiatrie dès l'obtention de mon diplôme de psychologue clinicienne, encore enrichie par la supervision des enseignants spécialisés.

J' avais également eu la possibilité de tester tous les enfants de mon environnement proche et éloigné pour les besoins de ma formation en psychométrie et en neuro-psychologie au cours de mes années d' études, en licence et en DESS de psychologie clinique et psychopathologique ( Master 2).Un certain nombre d'entre eux, dont mes enfants et mes neveux et nièces, entre autres, auraient pu être "dépistés" comme précoces en référence au QI- grâce au ciel l' idée n' existait pas encore- or ils suivaient avec facilité certes, une scolarité normale et les sauts de classe nous avaient semblé susceptibles de les perturber par la perte de leur groupe d' appartenance. Ils ont fait des études supérieures et sont bien intégrés socialement et professionnellement.

 La conviction donnée par le pragmatisme de l' expérience de tous les psychologues et enseignants d' il y a une vingtaine d' années- mais encore aujourd'hui- était donc qu'un enfant très intelligent (et équilibré) est forcément en avance au plan des aptitudes et ce sont ces enfants là qui seront les têtes de classe ou sauteront une classe et feront des études supérieures.

Malheureusement lorsqu'un enfant de "bon milieu" ne réussit pas en classe aujourd'hui -pour des raisons diverses et variées -alors qu'il a un très bon QI, on estime souvent que c' est sans doute parce qu'il est "précoce." Alors qu'en réalité on devrait envisager toutes sortes de causes comme l' immaturité de certains processus cognitifs ou psychomoteurs. De manière perverse ( de pervetere-inverser) on vous rétorque que c' est parce qu'ils ont ces problèmes qu'on a fait le diagnostic de précocité !!! La cause devient la conséquence.

 Il faut pourtant envisager au regard de l' échec scolaire de nombreuses raisons depuis l' existence de problématiques familiales de pressions ou de répression jusqu'à  la présence éventuelles  d' élément de traumatismes comme les deuils de proches, les maladies, les séparations etc....et chez les petits une demande affective peut passer par des stratégies de l' échec: « J' aime tellement quand la maîtresse vient me faire des grandes barres sur mon cahier » me disait une adorable petite fille de 5ans dont les parents – très absents-s' était affolés de son incapacité à exploiter ses acquis...

Il faut également envisager la pédagogie parfois inadaptée d'un enseignant dépassé ou déprimé compte tenu du nombre trop important d' élèves et de l'exigence des programmes surchargés.

On a souvent évoqué la pédagogie culpabilisante de la faute utilisée chez nous, en opposition à la pédagogie d' apprentissage par l'erreur, prisée par les anglo-saxons et vraisemblablement plus adaptée au psychisme en développement  dont l' apprentissage relève de « l' essai-erreur » de manière très naturelle.

Il faut aussi évoquer les agressions entre enfants, des plus banales aux plus graves, qui génèrent de très grandes souffrances. ( rejet, coups, racket mais aussi captures de photos sur portables et facebook etc..)

L' acquis officialisé par les médias de cette problématique de précocité, mère de tous les maux est tel, que l'on voit même des neurologues justifier sur l' IRM l' importance des stimulations d' appel que subit l' enfant précoce d'où son instabilité et ses troubles de l' attention. Pourtant il y a peu, on utilisait ces informations pour expliquer que l'enfant hyperactif qui présente de gros troubles de la concentration ne sait pas hiérarchiser les stimuli, les zones de l'inhibition discriminante n' étant pas encore fonctionnelles, pour des raisons d' immaturité neurologique ....

Or, avec l' envahissement de ce concept psychométrique dans son interprétation pervertie est telle que l' on oublie la validité de toutes les explications objectives et de bon sens et l'on se précipite sur la notion de la précocité devenue handicap narcissisant, ce qui est quand même paradoxal .Elle a pourtant sa raison d'être dans son aspect apcificateur.

En effet la blessure narcissique des parents issus de catégories sociales favorisées "est cicatrisée par le diagnostic de "précocité " qui devient le fourre-tout explicatif de l'instabilité psycho-motrice, la dépression, de l' ennui etc...mais le symptôme le plus prisé concerne l' échec scolaire.

Lorsqu'au cabinet libéral on me sollicite pour un "dépistage " de la précocité...ma réponse est toujours la même :" l' intelligence n' est pas un handicap au contraire elle décuple le potentiel adaptatif, si l' enfant a des problèmes scolaires on va essayer de comprendre pourquoi ». Je précise aussi que l'intelligence serait un vrai problème si à 4 ans et demi votre enfant lisait des encyclopédies animalières par exemple,( j' en ai connu 2 dans toute ma carrière), il serait alors sur- -doué et le modèle scolaire effectivement ne serait pas adaptée  "…

Rappelons  que le QI se réfère à des échelles qui prennent en compte un changement des aptitudes tous les 3 mois, ce qui rend compte de la rapidité de l' évolution des capacités intellectuelles en fonction de l' âge. Ce qui signifie qu'un enfant de début d' année est globalement plus avancé que celui qui est né en fin d' année . Or la notation aux exercices ne tient pas compte de cette disparité de développement, ce qui semble une aberration et une réelle injustice. Tout comme l' a préconisé Boris Cyrulnik, la notation avant 10 ans est contre-productive à tous niveaux.

Rappelons également comme le montre l' expérience des enseignants et des psychologues, que des enfants peuvent sembler très en avance à 4 ans et moins à 6ans et vise versa.

Cette idéologie de la précocité à détecter a dû, pour pouvoir être opérationnelle maintenir  la confusion et l' amalgame entre enfant très intelligents dits précoces et les vrais surdoués.

Ces enfants qui a 13 ans sont par exemple, chef d'orchestre et/ou rentrent à la fac de médecine. Et de manière perverse encore, les émissions qui montrent les seconds, font croire que les premiers auraient les mêmes réussites s'ils avaient été " détectés" à temps . Erreur magistrale : les premiers ont un QI entre 130 et 150 ( il faut au moins cela pour faire des études supérieures) et les seconds entre 160 et 200. Le seul ouvrage valable sur les surdoués est celui de Rémi Chauvin qui a travaillé sur le vrai dépistage du sur-don à partir des personnages célèbre comme Stuart Mill qui donnait des cours de latin à 5ans. Il va de soi que le QI ne peut rendre compte de tous les aspects du potentiel intellectuel.

A noter que les dites émissions sont préparées avec des associations qui proposent des services spécifiques en terme de scolarité et prises en charges diverses très onéreuses.

En tant que praticienne de terrain, j' ai constaté les dégâts d'une telle idéologie à connotation eugéniste. Des classes spécifiques ont été créées dans le privé avec en référence, au niveau local, une association dont le sigle était :"GESPARE " Groupement Emprise Socio -Psychologique Action Recherche Education....les enfants de ces classes devaient non pas fréquenter l'internat de l' établissement mais être logés chez des familles briefées par l' association...qui proposait aussi des colonies spécialisées etc....cela ne vous rappelle rien ?

J' ai pu dix années plus tard, rencontrer de nombreux jeunes ayant fréquenté ces classes ...inadaptés socialement et psychologiquement , ayant la sensation d' avoir été reconnus comme monstrueux, différents et mettant encore sur le compte de cette différence, leur incapacité à entrer normalement dans la vie d' adulte...encore l'inversion de la cause et de la conséquence.

 C' est choquant et révoltant car il s' agit d'une manipulation des concepts psychologiques. Je dis bravo au sociologue qui a réussi à prendre ce problème dans une thématique fort pertinent et qui n' est pas frontale . Elle recoupe bien les analyses des collègues psychologues  ( et les miennes) qui ont une longue pratique et qui ne se sont pas fait piégés par les sirènes de la précocité qui permet de vite rentabiliser un cabinet de psychologie.

 La meilleure réponse à apporter à mon sens, à tous ces tenants de la précocité  posant problème ( QI de plus de 130  mais inférieur à 160 entendons-nous bien) c' est de leur dire : et lorsque l'on va tester cet enfant une fois devenu adulte et qu'il aura toujours 130 de QI, direz-vous encore qu'il est précoce ? Non , eh bien tout simplement parce que la notion de précocité n' est qu'une stratégie psychométrique pour mesurer ( pas dépister) l'intelligence chez l'enfant, rien de plus. Et tous les professionnels des sciences, de la médecine, du juridique, de la politique du management de la recherche, des inventions créatives etc... qui exigent pour l' exercice de leur métier des aptitudes très supérieures à la moyenne statistique, n'ont pas dû être dépistés pour que leurs talents s'expriment . Ces arguments de bon sens semblent avoir disparu de toute réflexion relative à la précocité.

 

 A l' argument sur le soulagement des enfants dépistés « précoces » et pris en charge de manière spécialisée, je peux répondre que j'ai eu effectivement à rencontrer des enfants en souffrance et qui ont été momentanément soulagés selon les parents, par ce type de prise en charge par des  associations pour enfants précoces. Les parents n' avaient pas donné suite  au delà de la consultation, déçus de ne pas avoir entendu  chez moi un discours sur la précocité en tant que cause du mal être de leur enfant...Je précise bien «  momentanément » car j' ai retrouvé un certain nombre  d' entre eux quelques années plus tard, très mal dans leur peau, avec en plus la souffrance d' avoir été considérés comme différents de leurs camarades et donc éloignés d' eux. Ils avaient  au départ été rassurés en effet  par l' attention  et la revalorisation apportées, rassurés par les classes moins chargées et les professeurs plus disponibles, rassurés par la disparition de l' anxiété familiale et surtout pour certains d'entre eux, cela leur avait permis d' échapper au  statut de bouc émissaire installé dans le milieu scolaire d'origine pour diverses raisons. Toute cette réassurance aurait été la même dans toutes les situations de souffrance psychologique. 

Le discours peut être considéré comme politique certes, mais je dirais pour ma part sociologique, car l'on constate classiquement que les parents de milieux défavorisés baissent plus vite les bras pour des raisons de fatalisme social , "ils ne s' autorisent pas ". Et rares sont ceux qui auront l'idée de penser que c' est parce que leur enfant est trop intelligent qu'il ne réussit pas. Les aides et les soutiens classiques sont mis en place...le psychologue scolaire n' est jamais appelé dans ces conditions là, avec comme intention motivée,le dépistage d' un précoce .

Il va de soi que les enseignants sont plus enclins à s' étonner de l' échec scolaire dans les milieux sociaux dits favorisés et donc à en chercher avec les parents, des raisons qui font consensus  narcissiquement sans rechercher d'autres causes explicatives, échappant ainsi aux écueils culpabilisants et stériles : c' est de la faute des parents ou c' est de la faute du professeur.

C' est la seule alternative que puisse engendrer la souffrance. Alors on a trouvé un coupable. Ce coupable est un ami qui vous veut du mal : la précocité ! Trouvons vite les spécialistes qui en feront un véritable ami pour la réussite de notre enfant ; c' est le vœu le plus cher des parents, on ne peut le leur reprocher.

Les commentaires qui ont suivi la rédaction de cet article sur Médiapart auront eu  le mérite de montrer que la réflexion sur l' amélioration du système scolaire ne peut se faire en regardant les problèmes par le petit bout de la lorgnette du concept manipulé de la précocité chez l'enfant.

D' autant que cette confusion par l' amalgame entre enfants vraiment surdoués et enfants dit précoces, ne s' est développée de manière spécifique que dans notre pays. A mettre en perspective sans doute avec le très haut niveau de stress : les petits écoliers français ayant été détectés comme les plus stressés, en référence à une étude réalisée dans les écoles de 29 pays.

 

 

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