Le projet Nim : science ou imposture?

<!--

-->

Un petit singe n'est-il pas parfaitement semblable à un petit d'homme ? N'éveille-t-il pas chez nous des sentiments comparables ? Cette illusion a leurré même des scientifiques qui avaient spéculé sur la parenté des structures mentales entre l'homme et le chimpanzé.

Serge Tisseron est psychiatre, psychanalyste et docteur en psychologie habilité à diriger des thèses à l’Université Paris Ouest Nanterre.

S. Tisseron, L'empathie au cœur du jeu social, Albin Michel, 2010.

<!--

Descriptif

-->

<!--

Sur le mme sujet

N 368 - Janvier 2008

Designing multimedia games for young children's

-->

<!--

Du mme auteur

-->

Connaissez-vous l’histoire du chimpanzé qui fut élevé comme un être humain, perdit sa place chez les animaux et ne la trouva jamais chez les humains ? Ce n’est pas une fable de La Fontaine, mais une expérience menée aux États-Unis entre 1973 et le début des années 1980. Une expérience qui se voulut rigoureuse, mais qui se solda par un immense gâchis. Le projet Nim, ce n’est pas l’histoire d’un animal qui voulut être un homme, mais celle d’un chimpanzé auquel on fit croire qu’il en était un, et qu’on renvoya à sa condition parce que malgré tous ses efforts, il ne répondait pas aux attentes que les chercheurs avaient placées en lui.

Le projet Nim, documentaire réalisé par James Marsh et retraçant l’histoire d’une expérimentation unique sur un singe, n’est pas seulement un film sur la cruauté dont peuvent faire preuve des scientifiques animés des meilleures intentions du monde. Il est aussi un témoignage sur une époque, ses références scientifiques et l’idéologie qui se développe inévitablement dans le sillage de ces scientifiques, leur morale familiale et sexuelle, et bien sûr le rapport de l’homme à l’animal. Autant de choses que nous pouvons y lire parce que le monde a radicalement changé. Le projet Nim est une formidable plongée dans un passé tout proche et déjà lointain. Rappelez-vous : à cette époque-là, les téléphones étaient attachés aux murs par un fil, et on les actionnait en plongeant le doigt dans les trous d’une roulette qui y était fixée...

Le mythe du « symbole roi »

En quoi a consisté le projet Nim ? Tout simplement à élever un nouveau-né chimpanzé comme un être humain, avec l’espoir qu’il apprendrait à parler de la même façon que ses parents adoptifs. Et comme le larynx des chimpanzés ne sait pas articuler les sons humains, l’idée était de lui apprendre la langue des signes utilisée par les sourds-muets. Pour comprendre ce projet, il faut commencer par rappeler ce que fut cette époque aux États-Unis, mais aussi en Europe. Il y avait eu les années 1968, la révolution étudiante, Woodstock, le mouvement hippie, et, sur le plan des idées, la discipline phare était la sémiologie, la science des signes (par exemple celle des symptômes en médecine).

On peine à comprendre cela aujourd’hui dans la mesure où notre discipline phare est incarnée par les neurosciences. C’est d’elles que nous attendons la grande synthèse qui devrait permettre de penser ensemble le fonctionnement psychique normal, le fonctionnement pathologique et le fonctionnement groupal. Mais dans les années 1970 et 1980, le langage parlé et écrit était l’obsession de la communauté scientifique. Les publications sur le « langage » des abeilles ou celui des dauphins étaient suivies avec passion, et les intellectuels français discutaient à perte de vue, avec Roland Barthes, pour savoir si la linguistique – définie comme science du langage – était une branche de la sémiologie ou bien si la sémiologie ne serait pas une branche de la linguistique.

Il n’est donc guère étonnant que cette époque ait été aussi l’âge d’or de la psychanalyse, dont le protocole de travail reposait sur l’idée de supprimer, entre thérapeute et patient, toute autre forme d’interaction que le langage : on ne se voit pas, on ne se touche pas, on parle. Et comme il n’avait pas échappé aux psychanalystes que le langage humain véhicule plus que des « signifiants », beaucoup de psychanalystes s’étaient rangés à l’idée de parler le moins possible – voire pas du tout – et toujours d’une voix neutre et impersonnelle. Le but était en effet d’éviter les messages véhiculés par les manifestations vocales, dont on considérait qu’ils parasitaient le langage, alors qu’on pense aujourd’hui qu’ils en sont l’essence même, l’indispensable support et l’origine. N’en rions pas trop, car il est probable que bien des débats portés actuellement par les neurosciences nous feront sourire de la même façon demain, et même peut-être dès ce soir ! Qu’on se souvienne seulement des formidables extrapolations philosophiques nourries par la découverte de certaines différences entre les hémisphères cérébraux droit et gauche, avant que des recherches plus poussées ne mettent en évidence la plasticité cérébrale et les possibilités de suppléance.

Revenons à Nim. Le projet tel qu’il fut mis en place dans les années 1970 ne recevrait aujourd’hui aucun agrément. Qu’on en juge. Un psychologue de l’Université Columbia – le professeur Herbert Terrace – qui ne connaît rien à la vie des chimpanzés – arrache un nouveau-né à sa mère et le confie à l’une de ses anciennes étudiantes – Stéphanie Lafarge – par ailleurs mère d’une famille nombreuse. Celle-ci accepte : elle pense en effet pouvoir bien travailler avec Herbert Terrace parce qu’elle a eu des relations sexuelles avec lui et que cela constitue à ses yeux, nous dit-elle, la meilleure garantie d’une collaboration solide et durable.

Elle va donc élever Nim comme son fils et, pour commencer, elle lui donne le sein pendant trois mois. Remarquons au passage que sa motivation vis-à-vis de Herbert Terrace devait être considérable pour qu’elle ait pu fabriquer le lait nécessaire à cet animal dont l’aspect évoque plus le bébé de Rosemary dans le film éponyme de Roman Polanski, qu’un véritable nouveau-né humain. Dès le début, il sera également langé, habillé et nourri comme un enfant, avec l’idée de lui apprendre la propreté, et, pourquoi pas, la politesse. Il ne s’agit plus seulement de tenter d’apprendre à un singe la langue des signes, mais de le retirer à son milieu éducatif naturel – dont on ignore d’ailleurs à l’époque à peu près tout, les travaux des éthologues en étant à leur début – et de le transplanter dans une culture humaine. En revanche, le compagnon de Stéphanie Lafarge – prénommé Wer – développe rapidement de l’hostilité vis-à-vis de l’intrus. Il le perçoit probablement – bien que rien ne nous soit dit à ce sujet dans le film – comme un enfant qu’Herbert Terrace aurait fait à sa femme sur une paillasse de laboratoire et qui crée entre eux une complicité dont il est exclu. Nim le lui rend bien.

Un manque de rigueur flagrant

Il a une excuse : les chimpanzés sont élevés par leur mère seule. Mais Nim n’a pas seulement une mère, il a aussi une nombreuse fratrie : les enfants de Stéphanie Lafarge et de Wer. Et chacun d’entre eux établit avec Nim une relation particulière, hors de tout contrôle. Les plus jeunes le traitent comme une poupée, les plus âgés le surveillent sans arrêt pour voir s’il se masturbe lui aussi. Parallèlement à ses expérimentations personnelles – nous n’en voyons probablement qu’une infime partie dans le film, tant les enfants sont inventifs –, chaque membre de la famille est invité à apprendre à Nim des mots de la langue des signes : le but de l’expérience est de voir s’il deviendra capable de les agencer pour en faire des phrases. Mais Nim grandit, et Stéphanie Lafarge a de plus en plus de difficultés à s’en occuper.

Herbert Terrace passe alors une petite annonce à la recherche d’une baby-sitter. Survient une jeune étudiante nommée Laura-Ann Petitto, qui va transformer les données de l’expérience. Elle est choquée par le peu de rigueur introduit dans l’évaluation de Nim : est-ce parce qu’elle appartient à une nouvelle génération de scientifiques ? Il faut dire qu’à l’époque, les sciences humaines n’avaient pas encore intégré les standards des sciences exactes. Car cette époque pourrait être décrite comme faisant partie d’un « âge pré-évaluatif ». Chacun sait en effet qu’aujourd’hui, l’évaluation est au centre de tout, et pas seulement de la recherche scientifique. La nourriture de nos chats a fait l’objet d’évaluation avant de recevoir le label « testée et approuvée », et certains rêvent de faire de même avec nos enfants à chaque stade de leur développement.

Même les actions bénévoles sont sommées de se soumettre à des évaluations pour faire la preuve de leur efficacité. Nous sommes passés en 30 ans de « l’âge pré-évaluatif » à l’âge évaluatif extrême. On rêvait de Terminator, et c’est Evaluator qui est arrivé, avec la même excellente intention : nous sauver. Une nouvelle catégorie d’administratifs et d’universitaires est apparue, qui partagent une même ambition : nous préserver du risque de prendre des vessies pour des lanternes. La science est-elle pour autant moins infiltrée d’idéologie ? Pour ma part, j’en doute, et la controverse qui est en train de gonfler autour des enjeux politiques et idéologiques de la classification du manuel de psychiatrie dsm en est une bonne illustration. Mais reconnaissons (et Le projet Nim nous le rappelle, si besoin était) que l’évaluation était insuffisante en ce temps-là… La pauvre Laura-Ann Petitto, faisant irruption dans l’étrange association entre Herbert Terrace et Stéphanie Lafarge, tente d’introduire dans l’expérimentation ce qui faisait défaut jusque-là : un planning d’enseignement, des comptes rendus d’observations, un cahier des progrès en cours. Quant à Herbert Terrace, il ne tarde pas à estimer que l’éducation de Nim serait mieux faite si l’étudiante et lui s’en occupaient ensemble…

Triste mélange des genres…

La suite est prévisible : Nim a fabriqué un couple. Ses progrès sont rapides. Mais l’idylle entre Laura-Ann

Leave a Reply