Le lobby du tabac a infiltré l’Université de Lausanne

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Le lobby du tabac a infiltré l'Université de Lausanne

Révélations

Un ponte de l’Université de Lausanne a été utilisé en sous-main par Philip Morris pour relayer des arguments favorables à la fumée.

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Résolu à ne pas être associé à la promotion d'un produit nocif auprès d'une population sensible, le Rectorat renoncera désormais à solliciter l'appui de l'industrie du tabac pour les activités qui dépendent de lui et propose aux membres de la communauté universitaire d'adopter une attitude similaire


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L'EDITO

La perversité des cigarettiers

Il n’est ni criminel ni hors-la-loi. Professeur de renom de l’Université de Lausanne, il est juste le complice de l’une des plus grandes campagnes de propagande de l’histoire, celle de l’industrie du tabac. Des années durant, en effet, les cigarettiers ont acheté ou manipulé des scientifiques pour nier ou minimiser les méfaits de la nicotine sur les consommateurs.

Les documents internes que cette industrie a été contrainte de publier sur ordre de la justice américaine – et dans lesquels «Le Matin» s’est plongé – donnent le vertige: on y découvre, médusés, quelle fut la stratégie d’infiltration, systématique et organisée, des cigarettiers pour persuader la planète que la fumée ne tuait pas. Pis, que la nicotine pouvait même être bénéfique pour l’être humain. Perverse, cynique, abjecte, cette vaste entreprise de désinformation n’a jamais eu qu’un seul objectif: gagner des clients et, surtout, ne pas en perdre.

Comment tant de recrues, chercheurs et scientifiques, ont-elles pu ainsi se laisser tenter? L’argent? La gloire? Les plus naïfs avouent aujourd’hui ne pas comprendre, ne pas se souvenir. D’autres préfèrent se taire ou parler de manipulation.

C’était il y a 15 ans, il n’y avait pas encore de lois antitabac. Y a-t-il prescription des faits? Peut-être pour tous les chercheurs concernés qui vivent désormais avec leur conscience. Il faudra en revanche beaucoup plus de temps pour que le crime des cigarettiers passe dans les oubliettes de l’histoire: avec ses cancers et ses morts prématurés, la population paie encore chaque année le prix de cet odieux mensonge.

Blaise Willa, Rédacteur en chef adjoint

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Pour rendre la cigarette «socialement acceptable», l’industrie du tabac n’a pas hésité à infiltrer l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne (UNIL). C’est ce que révèlent des documents internes de Philip Morris, disponibles en ligne et consultés par «Le Matin». Ils soulignent le rôle trouble joué par un ponte de l’UNIL, ex-président du Conseil de l’Université. Comme des centaines d’autres scientifiques à travers le monde, cet éminent professeur de psychologie a été utilisé en sous-main par Philip Morris pour relayer un argumentaire favorable à la fumée. Une collaboration qui s’est nouée alors même que l’Université de Lausanne cherchait à mettre fin aux relations entre ses membres et les géants du tabac.

Dès 1992

L’histoire commence en 1992, quand le rectorat de l’UNIL annonce que, pour des raisons éthiques, l’université n’acceptera plus un centime des cigarettiers. Le recteur recommande aux membres de la communauté universitaire «d’observer une attitude similaire». Dans un courrier daté du 26 juin, le directeur du département Recherche et Développement de Philip Morris prend note de ce «désir d’éliminer tous les liens avec l’industrie du tabac».

Quelques jours plus tard, pourtant, un courrier daté du 3 juillet et portant l’en-tête de l’UNIL parvient au directeur des relations publiques de Philip Morris. Il est signé de la main du Pr D., qui enseigne à l’Institut de psychologie. Chercheur réputé, ce dernier expose le protocole d’une étude financée par la firme. L’étude, précise-t-il, exigera trois ans de labeur et 377 900 francs de budget. Le sujet? Les «dynamiques de la tolérance». Il s’agira d’étudier, notamment, comment la quête du plaisir et de la qualité de vie peut se heurter à des «pressions sociales accrues».

Le lien avec la cigarette ne saute pas aux yeux. Sauf si l’on songe au contexte de l’époque: en ce début des années 1990, la tolérance est un thème cher aux cigarettiers, qui bataillent face aux partisans d’une initiative «pour la prévention des problèmes liés au tabac». L’association suisse des fabricants de tabac s’apprête alors, entre autres, à inonder les médias de publicités vantant la tolérance entre fumeurs et non-fumeurs.

On comprend bien, dès lors, l’intérêt de Philip Morris pour l’étude du Lausannois. Une recherche sur le thème de la tolérance est «fortement nécessaire pour soutenir un argumentaire en faveur de la fumée», écrit en janvier 2003 Helmut R., chef du département Science et Technologie. A condition, précise-t-il, que les résultats de l’étude s’accordent avec les intérêts de Philip Morris. Comment faire pour s’en assurer? «Afin d’éviter toute déception finale», recommande Helmut R., le Pr D. devra régulièrement informer Philip Morris de l’avancée de ses travaux, «ce qui nous donnera la possibilité de le guider selon nos besoins». Il devra aussi participer à des séances régulières «où nous pourrons, par nos questions, lui indiquer la marche à suivre».

Heureusement pour la firme basée à Lausanne, il apparaît vite que le Pr D. donne satisfaction. Dans une note de juin 1993, Helmut R. loue l’«attitude parfaitement ouverte d’esprit» du chercheur. Doit-on comprendre qu’il sait répondre à toutes les exigences de la firme? Les premières conclusions écrites de ses travaux semblent l’indiquer: on y lit par exemple que l’«intolérance» envers les fumeurs a le défaut d’encourager ces derniers à faire eux-mêmes preuve d’intolérance…

Fausse indépendance

Parallèlement à ses travaux, le professeur lausannois se rapproche de l’association ARISE, largement financée par le lobby du tabac et très active dans les années 1990. Regroupant des dizaines de scientifiques à travers le monde, ce groupe faussement indépendant se présentait comme une «association pour la recherche en science du plaisir». Dans les faits, il s’agissait plutôt de relayer des arguments en faveur du tabac dans l’opinion. A l’actif de l’association, par exemple, un colloque à Bruxelles en 1993, visant à «étudier la contribution à la qualité de vie de petits plaisirs tels que le chocolat, la fumée, le thé, le café ou l’alcool». Premier intervenant? Le Pr D., qualifié de «porte-parole d’ARISE en Suisse».

Le rôle attribué au Lausannois dans le dispositif de propagande en faveur du tabac ne s’arrête pas là. Pour preuve, un document interne de 187 pages où Philip Morris expose sa stratégie en Suisse pour les années 1993-1995. Dans un contexte social et politique de plus en plus défavorable à la cigarette, lit-on, l’objectif doit être de rendre celle-ci «socialement acceptable». Dans cette optique, il n’est pas seulement urgent de «finaliser l’élaboration» de l’étude de D. et d’«exploiter les résultats face aux antitabac». Le document recommande aussi d’«organiser par le biais de tiers, par exemple l’Institut de psychologie de l’UNIL, un symposium national ou international sur des thèmes tels que la tolérance, la liberté de parole ou l’Etat surprotecteur».

Simple coïncidence? En 1995, un projet de «symposium pluridisciplinaire sur la tolérance» à l’UNIL est transmis à Philip Morris. Le programme provisoire prévoit un mot de bienvenue du doyen de l’Uni, une présentation des intervenants par le Pr D., et même l’enregistrement de l’émission de radio «Forum» depuis la salle du colloque. Hélas pour Philip Morris, l’événement n’aura finalement pas lieu. Faute de temps, semble-t-il: dans un courrier de juillet 1996, un responsable scientifique de la firme dit avoir eu une conversation avec le Pr D. et note que ce dernier «a dit qu’il n’avait pas eu le temps de s’occuper du symposium, à cause de ses responsabilités administratives». La bonne volonté de l’enseignant n’est pas en cause, poursuit l’auteur de la note, qui mentionne un nouveau travail de recherche pour le compte de Philip Morris, que le Pr D. «vient d’entamer».

Tout semble pourtant s’arrêter deux ans plus tard. Un document de 1998 fait mention d’une visite à Neuchâtel de D., accompagné d’une «délégation de Philip Morris». Il n’apparaît plus, ensuite, dans les archives de la firme. En tout, ses relations attestées avec le géant du tabac se seront étalées sur six années. (Le Matin)

Créé: 08.06.2012, 07h07


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