Le jeu vidéo est-il vraiment un loisir anodin ?

"Je ne suis pas violent", me disent les gamers. "Mais qu’en pense votre entourage ?", ai-je coutume de répondre. Hélas ! Aujourd’hui, lorsqu’une nouvelle étude de psychologie ou de neurosciences démontre les conséquences des jeux violents sur le comportement agressif ou le fonctionnement cérébral, la réception publique de ses résultats suit un ballet prévisible.

 

Capture d'écran du jeu vidéo

Image du jeu vidéo "Dead Rising" (Capcom).

 

L’aficionado du joystick est un peu irrité et vous convainc qu’il va bien, merci, et que vous ne pouvez pas comprendre. Le spécialiste en médias qui vous raconte que depuis Gutenberg on panique les gens sur l’effet des médias et que c’est ridicule. Le criminologue qui vous dit que les fusillades dans les lycées ne sont pas dues aux jeux vidéo et le sociologue vous rappelle qu’il ne faudrait pas s’en servir pour masquer les vrais problèmes.

 

L’historien témoigne de ce que l’hémoglobine a coulé bien avant les écrans plasma. Enfin, il n’est pas si difficile de trouver un psychologue proclamé spécialiste des médias qui exhume une étude montrant que non, vraiment, les recherches sont contradictoires donc circulez, il n’y a rien à voir. Ce ballet se met en place avec la bénédiction silencieuse de l’industrie du jeu vidéo et de ses actionnaires, dont l’incroyable prospérité fait chaud au coeur.

 

Avant-propos

 

Avant de parler de l’étude de mon équipe, j’aimerais souligner brièvement cinq points cruciaux :

 

1. Tous les faits divers qui déclenchent de manière pavlovienne le discours politicien sur le sujet sont scientifiquement inutilisables pour comprendre la place des jeux vidéo dans les conduites agressives, car lorsqu’il s’agit d’homicides ou de violences extrêmes, il y a généralement présence de plusieurs facteurs de risque. Spéculer a posteriori sur la place des jeux vidéo dans le faisceau causal relève du bavardage. Il faut donc s’intéresser aux formes d’agression moins spectaculaires mais plus nombreuses

 

2. Un joueur ne peut pas savoir avec certitude que le jeu ne l’influence pas, car il ignore comment il serait sans sa pratique du jeu. Même s’il se montre en moyenne un peu plus irritable et plus susceptible de réagir à des situations de contrariété par des formes légères d’agression verbales ou physiques, il ne peut s’en aperçevoir puisqu’il ne dispose pas d’un clone qui assurerait la fonction de "groupe témoin" !

 

3. L’effet des jeux vidéo doit être considéré comme un facteur de risque, au même titre que la maltraitance familiale, la consommation d’alcool ou les frustrations sociales. Cela signifie que les jeux vidéo augmentent, de façon indépendante ou éventuellement en interaction avec d’autres facteurs, la probabilité d’un passage à l’acte violent. Il ne s’agit pas d’en faire la cause numéro 1 des violences sociales ni de distraire des causes plus importantes, mais de comprendre si les relations sociales de ceux qui jouent seraient différentes s’ils s’en abstenaient.

 

4. Le fait que la violence ait des causes multiples et multiséculaires ne nous empêche pas de penser que de nouvelles causes puissent émerger : par exemple, les amphétamines augmentent les conduites agressives, et leur invention n’a qu’un siècle !

 

5. Toute recherche particulière sur les jeux vidéo doit être prise avec précaution (la nôtre y compris), car ce sont les grandes tendances (synthétisées dans des publications scientifique appelées méta-analyses) qui doivent faire autorité.

 

La méthode

 

Mais comment étudier si les jeux ont un effet ? Il existe trois méthodes principales : dans la première, des personnes sont placées devant un écran où elles jouent pendant une vingtaine de minutes à un jeu vidéo violent. D’autres jouent, dans des conditions identiques, à des jeux vidéo au contenu neutre. Ensuite, on compare leurs comportements d’agression. Les niveaux de difficulté, d’excitation ou de frustration associés à ces jeux devront être équivalents afin que l’on ne puisse attribuer les différences observées qu’au degré de violence véhiculé par le jeu : toute différence de comportement entre les personnes des deux groupes est alors directement imputable au type de jeu pratiqué.

 

La deuxième méthode consiste à recueillir des informations sur les comportements agressifs d’un certain nombre de personnes de la population sur le type de jeux vidéo qu’ils pratiquent (en les interrogeant ainsi que leur entourage, leurs professeurs, etc.), ainsi que sur le temps moyen qu’ils y consacrent, et en mesurant d’autres facteurs afin de s’assurer que l’association entre les deux n’est pas un artéfact statistique.

 

Avec la troisième méthode, on recueille des informations à plusieurs reprises auprès des mêmes personnes durant plusieurs mois. On détermine ainsi, non seulement s’il existe un lien entre les jeux vidéo et l’agression, mais aussi comment on peut l’interpréter. Si l’on constate qu’une personne joue à des jeux vidéo une année donnée et que ses actes violents augmentent l’année suivante, on peut supposer que la pratique de ces jeux vidéo en soit la cause (indépendamment du niveau d’agression mesuré la première année).

 

Aujourd’hui, les synthèses scientifiques montrent que ces trois méthodes ont des résultats convergents : les jeux vidéo violents influencent les joueurs, qui ont davantage de pensées, d’émotions, et de comportements agressifs, à court terme comme à long terme.

 

"Call of Duty 4 - Modern Warfare" (Activision).

 

L'étude en question

 

Venons-en à l’étude menée à Grenoble et récemment publiée. Nous avons fait l’hypothèse que les pensées hostiles suscitées par la pratique des jeux vidéo faisaient le lien entre les jeux violents et le comportement agressif. Après une phase de familiarisation, 136 hommes et femmes adultes jouaient durant 20 minutes – la phase préparatoire – à un jeu identifié comme violent ("Condemned 2", "Call of Duty 4" ou "The Club") ou à un jeu non violent (une simulation de course de voiture, par exemple, "S2k" ou "Superbike").

 

Ensuite, les participants devaient lire deux scénarios ambigus et imaginer la suite de l’histoire. Par exemple, dans la première histoire, un conducteur heurtait l’arrière de la voiture du personnage principal. Après avoir constaté les dégâts, les deux conducteurs s’approchaient l’un de l’autre. On demandait ensuite aux participants de décrire en 20 points ce que le personnage principal allait dire, penser ou faire dans les minutes qui suivaient.

 

Dans une deuxième étape de l’expérience, chaque participant réalisait une tâche compétitive contre un partenaire : il devait appuyer aussi vite que possible sur une touche dès qu’il percevait un signal sonore. Le perdant recevait un son désagréable dans les oreilles, diffusé par des écouteurs. Les participants croyaient que l’intensité du son avait été choisie par leur adversaire. La mesure d’agression était l’intensité sonore (de 60 à 105 décibels, soit l’équivalent d’une alarme à incendie) et la durée (de 0 à 5 secondes par intervalles de 500 millisecondes) que le sujet choisissait de faire subir à son (faux) adversaire, lorsque celui-ci perdait (des études préalables indiquent que cette mesure est liée à des actes agressifs dans la vie réelle). Les résultats ont montré que les participants ayant joué à un jeu vidéo violent, quel que soit leur sexe, avaient davantage de pensées agressives et agressaient davantage leur adversaire.

 

Effets simplement transitoires ? On peut penser que non. L’un de mes collègues, Douglas Gentile, de l’Université de l’Iowa, a interrogé 430 enfants âgés de 9 à 11 ans ainsi que leurs camarades et leurs professeurs, deux fois à un an d’intervalle. Il a montré que ceux qui jouaient davantage à des jeux vidéo violents lors du premier test attribuaient, un an plus tard, plus d’hostilité aux autres personnes qu’ils rencontraient, se montraient plus agressifs verbalement et physiquement, et étaient moins enclins à l’altruisme. Au total, plus de 8,5 pour cent des actes violents mesurés après un an étaient expliqués par la pratique de jeux vidéo violents au cours de l’année écoulée.

 

En affirmant que le jeu vidéo violent a une influence indésirable, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le jeu vidéo reste un outil pédagogique de choix. C’est seulement son contenu qui pose problème. Aujourd’hui, pour notre plus grand plaisir, nous sommes immergés dans des jeux de plus en plus réalistes, et leur influence dépasse celle de la télévision, bien démontrée par la synthèse publiée en France par le neurobiologiste Michel Desmurget. Selon une étude, une personne qui en regarde une autre jouer aux jeux vidéo est moins violente par la suite qu’une personne qui y joue elle-même. On le sait bien : les pilotes utilisent des simulateurs de vol pour se former, non de simples films.

 

Contrairement à ce qu’on peut penser, les jeux vidéo n’ont pas un effet cathartique, ils ne font pas office d’exutoire en permettant de vivre par procuration des actes illicites. Cela est mal connu dans notre pays, où l’on trouve normal que des "experts" ayant souvent des liens avec l’industrie du jeu vidéo ou faisant l’impasse de la recherche scientifique internationale sur le sujet transforment leur opinions privées en fait scientifique, d’autant plus relayées que lorsque les politiques s’emparent du sujet à l’occasion de faits divers, la précarité de leurs arguments n’est pas moins navrante.

 

 

Pour en savoir plus :

http://www.facebook.com/pages/Psychologie-du-bien-et-du-mal/187125121348087

http://www.cerveauetpsycho.fr/ewb_pages/f/fiche-article-jeux-video-l-ecole-de-la-violencea-28384.php

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