La théorie des sentiments

Les Africaines ont l’instinct de l’idéal. Mais elles ne soupçonneraient jamais un conte d’avoir donné à une princesse le pouvoir de transformer, par un baiser, un crapaud en prince charmant. Le sauraient-elles, qu’elles n’y verraient qu’un banal conte de fées, c’est-à-dire une histoire abracadabrantesque, très peu probable donc, sauf en sa chute, concernant le mariage et la ribambelle d’enfants. Elles n’aspirent qu’à s’extraire des profondeurs de leurs noires misères, en se prêtant à tous ceux qui peuvent flatter leurs passions de basse matérialité. Cette ambition s’accuse jusque dans les relations les plus authentiquement amoureuses. La conséquence de cette inconséquence, je l’ai vécue récemment et ne doute pas que je la vivrai encore.

Ma passion, en amour, c’est le chagrin, c’est même ma spécialité. A peine une histoire est-elle commencée que j’attends de pied ferme les premiers tourments que m’infligera mon nouveau bonheur. Et quand ils sont là, je les nargue, parce que je les ai vu arriver avec leurs gros sabots d’étripe-cœurs (« ah ! C’était trop beau pour être vrai, voilà mon chagrin qui s’active dans un baiser entre ma copine et un hurluberlu, venu de je ne sais où, envoyé par je ne sais qui, dans ce restau perdu où j’ai atterri je ne sais comment… »). Mes tourments, je les ai toujours sus à proximité, prêts à m’éclater au visage, à m’éventrer l’âme et à me taillader mon cœur qui, grâce au Ciel, a une propriété éprouvée de régénération. Il est comme neuf à chaque nouvelle aventure. Comme neuf, pas neuf, quoiqu’on dise, ça vous chiffonne à la longue, ça vous lasse, ça vous use, à force de raccommoder, de rapiécer à coups d’emplâtres, les nerfs finissent par lâcher, la pratique amoureuse éloigne de l’idéal amoureux, plus on y a de l’expérience, moins on saura vivre ou reconnaître l’amour le plus susceptible d’être vrai. C’est une aventure mystique, où l’innocence et la naïveté sauvent, l’expertise passe au fil de l’épée son détenteur. Eh quoi ! L’amour n’est-il pas toujours une aventure ? Il y a parfois des trésors au bout du bout de l’effort, mais avant il y a les pirates, les vents défavorables, et ces monstres de Charybde et Scylla auxquels on ne survit qu’à la condition de mourir.

C’est sans doute pourquoi les plus belles épreuves d’amour se terminent dramatiquement, elles sont d’autant plus belles qu’elles laissent l’illusion ou l’espoir que tout aurait pu durer. Il n’y a que les mariages qui durent indéfiniment, les histoires d’amour, j’en ai acquis la triste certitude, sont éphémères. D’abord on se ment à soi-même, ensuite on ment à l’autre, et enfin quand on est au point dans l’exercice de mentir, ensemble on s’entend pour mentir à tout le monde, le mythe est sauf, les enfants bien éduqués, dans la croyance que l’amour est Dieu ou seulement que le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob serait amour pour de pauvres nègres, maudits depuis Cham jusqu’à Sarkozy. Là où y a d’l’amour, y a pas d’la souffrance, l’un est exclusif de l’autre, là où y a d’l’amour, le mensonge et la compromission ne sauraient prospérer. C’est vrai, nous sommes tellement déformés que nous avons fini par assimiler la souffrance, le chagrin, à de l’amour. Quoi, donc ? Si l’absence d’amour, le constat de cette absence fait si mal, est-ce parce que sa présence rendrait heureux ? L’absence d’amour fait plus de mal que l’amour ne fait de bien, l’équation est celle de vivre par-delà le sentiment amoureux. Il n’y a jamais eu qu’un vrai amoureux, ses fréquentations de prédilection, c’était des prostituées, mais il n’a jamais eu besoin de se marier, son père avait tenté l’expérience et s’était fait faire un enfant dans le dos : lui-même pour ne pas le désigner, bâtard devant l’éternel. Aussi en a-t-il pris de la graine et n’a-t-il pas reconnu d’enfant. Au bout du compte il n’a pas souffert le martyre du chagrin permanent, mais voilà, lui, il était Dieu.

C’est la matière qui gouverne le monde et l’amour est immatériel, l’amour c’est la matière qui occupe les artistes et distrait les élites, jusqu’à ce qu’arrive l’argent, qui lui donne un supplément de substance, le matériau fondamental sans lequel il n’existerait que virtuellement. Les dames qui trompent leurs riches conjoints avec de jeunes voyous n’aiment pas ces excellents amants, autrement elles s’en iraient avec l’argent de ceux-là et iraient vivre dans une contrée lointaine avec ceux-ci, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Elles font à ces tondeurs de gazon, ce que leurs hommes leur font à elles, un pur commerce de besoins. Un vrai homme ne vit pas à l’ombre d’un autre, l’amour n’est pas un commerce illicite ou clandestin ; en conséquence aucun jeune voyou n’a jamais été amoureux d’une telle dame. C’est entendu, on est dans une chaîne amoureuse où l’on donne ce qu’on n’a pas et reçoit ce que l’on recherche. Ces dames utilisent leurs toquades, comme elles utilisent leurs époux. Elles aiment leurs maris, leurs situations, leurs amants, différemment, à divers degrés qui ne constituent pas une graduation ou une hiérarchisation possible du sentiment, mais autant de galaxies possibles dans leur univers amoureux. C’est que le sentiment, partout et toujours, est d’abord affaire d’impression ; l’amour est l’impression d’un sentiment dans un contexte. En plus, on n’aime pas son enfant, quand on l’aime, comme on aime son Dieu, quand on y croit. Enfin, Eros, agapê, philia, et toutes ces nuances de casuiste que l’on façonne pour nous en parler, embrouillent ma compréhension de mes désillusions incessantes.

L’amour ne promet pas, il agit ; si l’on n’y a pas son compte tout de suite, c’est qu’il y a tromperie sur la marchandise. C’est une fonction vitale, comme respirer, s’alimenter, il faut donc se guérir de l’idée d’un amour pur, éthéré, désincarné, sans prise sur le réel, sans intérêt. C’est un idéal jamais atteint parce que les amoureux sont des êtres d’imperfection, des créatures inabouties, faibles, lâches, influençables, moutonnières… S’il y a mille façons d’aimer, la seule façon qui vaille c’est d’aimer par nécessité, par devoir, par attachement, par habitude, de n’être plus dépendant de la mièvrerie et de la sentimentalité ambiantes. L’émotion par définition cela fait mouvoir, mais cela ne règle aucun problème de fond. Des êtres parfaitement équilibrés, bien dans leurs têtes, n’aspireraient que moyennement à l’amour, c’est cette solitude métaphysique, cette angoisse du néant, ce sentiment de notre finitude, qui nous font regarder sans cesse l’amour comme quelque chose de désirable, quand il ne s’agit que de recréation dans une existence, de pause-café, de soubassement, de leurre. Amour, je te hais ! L’amour a suscité plus sûrement et plus régulièrement de haines et de guerres que n’en provoqueront jamais toute la cupidité, la méchanceté, le pouvoir ou l’orgueil des princes les plus belliqueux.

L’amour passe, les hommes demeurent, il va et vient, rôde comme la mort avec sa faucheuse, l’amour n’est qu’un renouvellement d’une chose malsaine, l’invincible dépendance humaine, il est l’expression ultime de « l’insoutenable légèreté de l’être ». Si l’amour pardonne tout, c’est qu’il a tout à se faire pardonner, s’il rend service c’est parce qu’ils nous a rendus esclaves, comment s’irriterait-il s’il est l’objet le plus légitime de toutes nos fureurs ? L’amour qui espère tout, gobe tout, s’empresse de tout excuser, est coupable d’exister, met pour ainsi dire l’espèce humaine en danger, en réhabilitant la faiblesse et la fausseté fondamentales de l’homme.

Quand elle s’était intéressée à moi, j’avais pris cela pour de l’amour. J’avais une belle réputation, j’étais apprécié par la plupart, redouté par mes adversaires, je suis en plus assez bel homme, je me le suis tellement entendu dire que je ne nourris guère à ce propos aucun doute ni du reste aucune suffisance. Alors, qu’une jeune fille s’intéressât à moi, ça n’était pas la première fois, ça ne serait probablement pas la dernière fois. Mais cet intérêt était si vif, si prompt, si particulier que je m’ouvris à cet amour. C’est pour des raisons affectives que je m’étais remis aux études, j’avais tous les diplômes nécessaires et suffisants pour postuler aux emplois les plus lucratifs et les plus exigeants, je ne craignais pas l’oisiveté et n’avais jamais connu l’ennui, alors c’est surtout parce que je voulais rencontrer un autre type de femmes que je m’étais remis à la chasse aux diplômes. J’avais essayé les voisines du quartier, les amies de mes amis, les amies de la famille, mes cousines, les sœurs de mes amis, les ex des amis de mes amis, les filles rencontrées dans les soirées privées ou dans les lieux publics, j’avais eu le sentiment à chaque fois d’histoires trop artificielles, autant dire cousues de fil blanc. Au lieu que, dans une université prestigieuse, je rencontrerais probablement des filles qui respireraient à la même hauteur que moi, qui m’apprécieraient pour des valeurs déclassées comme la beauté, l’esprit et la gentillesse, si importantes à mes yeux.

J’avais été nommé délégué de promotion et elle co-déléguée, ça avait été comme un mariage du destin. On avait échangé deux mots ; le lendemain, elle était revenue en me demandant si je connaissais Christian. Oui bien sûr, c’est un ami d’enfance qui est maintenant aux Etats-Unis. Oui, mais Christian était là pour deux semaines, il lui avait rendu visite et avait dit me connaître. Comment en étaient-ils arrivés à parler de moi ? J’avais d’illustres connaissances, mon empire sur son esprit ne faisait que s’étendre. Je la voyais m’aimer et je me délectais de la naissance de cet amour, qui à mon insu m’asservissait littéralement. Sa vue, ses textos à propos de tel enseignant qui lui avait remis le plan de cours que nous devrions distribuer à nos camarades le lendemain, sa chaleur, j’étais touché par tout, je surinterprétais les petits riens. Elle était expansive, volcanique, capable, au milieu d’un échange à mi-voix, entre délégués, capable de s’exclamer en criant, c’est-à-dire de suspendre le bourdonnement de la salle, qui se figeait une seconde pour nous regarder avant de reprendre son cours. C’est aussi elle qui s’était mise à hurler « Tous pour Eric ! » quand il avait fallu choisir le président de notre association. Je l’avais emporté à trois voix près, majorité absolue mais très ténue.

On n’est jamais aussi vulnérable en amour que quand on se croit en position de force ; un jour, comme ça, je demandai, parce qu’elle portait un anneau en or que je n’avais jamais remarqué, je demandai si elle était mariée. Oui, elle était presque mariée, mais ces mariages bamiléké qu’on arrange. La nouvelle me refroidissait un tantinet, mais l’explication m’échaudait, car elle se justifiait malicieusement, son fiancé travaillait en France ! Il y avait de sa part une vraie prise de risques que je n’aurais su ignorer, cela m’assurait de son adhésion, elle n’avait pas fait de déclaration mais son amitié et son omniprésence étaient parlantes.

L’histoire se développa et on s’appliqua à dissimuler notre passion chaude. Après les cours, son chauffeur passait la chercher. La première fois qu’elle était venue me proposer de m’accompagner, j’avais été si intimidé que j’avais dit non. La deuxième fois, elle m’avait laissé la place du mort qu’elle occupait habituellement ; dans son système de pensées, c’était un honneur qu’elle me faisait, c’est uniquement en raison de cela que son attitude me chatouillait autant. Elle aurait préféré s’asseoir avec moi, mais n’osait pas m’inviter à partager la banquette, elle ne se résolvait pas non plus à me laisser derrière elle, c’était inconvenant dans son éducation que je respectais.

La première fois que je la déshabillai, c’était dans l’escalier qui donnait dans son appartement. J’étais allé lui rendre visite. Pendant ce moment d’intimité folâtre, il y avait eu coupure d’électricité, on avait continué de discuter de choses et d’autres, et fatalement de sexualité. Je fus surpris par sa théorie sur le cunnilingus, qu’elle considérait comme une pratique sexuelle risquée. Ce qui me surprenait c’était moins sa théorie que les conclusions que j’en tirais, un homme ne s’était jamais occupé de cette partie-là de son anatomie, pas de cette façon qu’elle ne reprouvait absolument pas, mais dont elle semblait juste ignorante. J’avais spécialement envie de lui faire ça. Et me révoltais intérieurement de la piètre qualité de ses amants antérieurs, une telle beauté c’était une offrande, un nectar qu’il eût fallu déguster, un apéritif, une mise en bouche qu’il eût fallu savourer en fin gourmet. Mais elle m’intimidait un peu, je ne voulais pas me ramasser, alors je parlai, parlai, parlai encore. Quand le sujet fut épuisé et qu’un curieux silence brisa l’harmonie de nos échanges, elle me dit que son chauffeur n’était pas là, je devrais donc prendre un taxi. En descendant l’escalier, à cause de la nuit noire, elle s’excusa de ne pouvoir aller plus loin. En échangeant le baiser d’au revoir, nos bouches se touchèrent comme par hasard, nos langues adhérèrent et nous nous embrassâmes frénétiquement. Je n’avais qu’une idée en tête, je la mis à exécution et elle adora.

Témoin, le lendemain, j’eus droit à une plaquette de chocolat suisse et à un bisou sonore près de la bouche. Comme elle me l’avait offert devant mes camarades, je dus le partager avec tous ceux qui étaient déjà en salle et n’en consommai qu’un petit carré, sacrément délicieux, avec un arrière-goût, celui de ma performance orale de la veille qui me liait de façon si particulière à elle.

Je n’ai pas envie de dire son nom parce que j’ai eu beaucoup de mal à l’oublier, parce que son évocation continue de m’élancer, parce que, sans langue de bois, j’aime et je respecte profondément la femme qui partage ma vie, parce qu’elle est si populaire que je ne voudrais pas l’exposer à la calomnie du tout-venant. Je n’en ai pas envie, mais au point où j’en suis, il est trop tard pour jouer les cachottiers. Je dévoilerai son identité plus tard ou vous la reconnaîtrez certainement, et comprendrez d’autant plus la terrible histoire qui est la mienne.

Je ne doutais pas d’elle ni a fortiori de moi, elle m’aimait certainement plus que je ne l’aimais, pensais-je, non sans naïveté. Je ne sais pas c’était quoi son forfait chez Orange, mais quand elle me parlait au téléphone, on eût dit qu’elle avait une ligne de crédit inépuisable. Elle avait tendance à rétribuer le plus petit service que je lui rendais. Si j’allais prendre un café, elle me donnait de l’argent pour que je nous achète deux bouteilles d’eau minérale. Quand je l’invitais au restau, c’est elle qui régalait ; je lui fis part de ma gêne, de l’embarras dans lequel elle me mettait en payant systématiquement l’addition. La belle, dès le surlendemain, avant de rentrer dans le restau où elle m’avait invité, me glissa FCFA 15.000 entre les mains : voilà comment à son sens elle réglait mon embarras ! Au reste, les études ne m’avaient jamais paru aussi passionnantes, quand j’arrivais le matin, j’attendais le ravissement de nos retrouvailles, quelque chose se passait toujours dont il fallait discuter.

Je me mis à réfléchir un peu plus un peu plus souvent à cette situation compliquée. J’acceptais de bonne grâce de n’être que son amant, mais j’avais besoin de savoir précisément ce qu’elle attendait de moi ; si elle avait voulu rompre ses fiançailles, je l’eusse accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. Je doutais qu’elle le voulût. Je n’avais que de l’amour à lui donner, combien cela pèse-t-il à côté du benguiste qui payait le million de ses frais d’études, la logeait, la blanchissait, la nourrissait, la véhiculait, etc. Il vint un moment où je n’en doutai plus. Un professeur intervenait plus que de raison dans nos échanges. Je tenais mon rival pour quantité négligeable, mais je compris assez vite qu’il était déterminé, et l’amour de cent volontaires ne peut rien contre la détermination d’un homme riche.

Un samedi soir, en passant devant sa concession, je reconnus la Mercedès de notre enseignant. Je téléphonai à ma co-déléguée pour savoir si je pouvais passer lui rendre visite, elle me dit qu’elle était à Soa, chez son amie Olguette qui fêtait son annif. C’était curieux quand même, cette ubiquité, cette confiance et cette proximité qui lui faisaient accueillir notre prof, en son absence. J’en déduisis que la belle me mentait effrontément.

  La fête chez ta copine, tu aurais pu m’y inviter, non ?

  Ton téléphone ne passait pas, j’ai essayé de te joindre.

  Pendant ton absence, qui était chez toi ?

  Tu as de ces questions ! As-tu jamais rencontré quelqu’un chez moi ?

  Non, jamais !

Je ne dis rien mais je n’en pensai pas moins. Tous les films que je m’étais faits sur notre amour trouvaient dans ces mensonges parfaitement maîtrisés, impassibles, leur déconstruction, leur démontage. Elle mentait froidement, une âme aussi méthodique pouvait-elle s’emporter dans une passion aussi irréfléchie que celle dans laquelle nous semblions engagés ? Il y avait comme un hic, quelque chose qui échappait à mon entendement. J’étais un stoïcien de l’amour, un sceptique aussi, mais encore un épicurien des plaisirs qu’on pouvait en tirer.

Il n’y avait aucune raison d’être jaloux, il me fallait, en attendant d’être libéré d’elle, diversifier mes centres d’intérêt amoureux. Quand on vit une histoire, les occasions semblent se multiplier, c’est d’ailleurs à ce moment-là qu’on fait souvent les meilleures rencontres, seulement, à la vérité, il est très rare qu’une histoire d’amour prospère longuement sur les ruines d’une autre. Il faut être seul, entièrement disponible, pour rencontrer l’amour le plus susceptible d’être vrai. S’il y a des ex ou des sex friend qui parasitent l’environnement, les chances de trouver l’amour sont réduites d’autant.

Tant qu’elle serait là, affectivement je ne serais pas malheureux, mais amoureusement, ma vie serait insécure. Je ne lui avais jamais posé la question, celle de tous les amoureux en danger du monde :

 Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu m’aimes vraiment ?

Apparemment, il suffisait de demander. Car elle répondit avec une déconcertante assurance, un aplomb qui élevait son odieux mensonge au grade de vérité subjective :

 Tu es spécial, ce que j’éprouve pour toi est unique. Dès la rentrée, d’aussi loin que je t’ai vu, j’ai été prête à affronter les flammes de l’enfer pour toi. Mes sentiments ont fermenté, là ils sont en pleine effervescence. Nous sommes nombreux à t’apprécier, cette estime est devenue une espèce de culte dont je suis la prêtresse. Je suis ta plus grande fan, et tu le sais.

 Tu es touchante. Et ce grand prof… Vous en êtes où ?

 Il n’y a jamais rien eu. Et il n’y aura jamais rien. Je le laisse s’embrouiller !

 Miss, je sais qu’il était chez toi samedi, quand tu disais être à Soa, je sais que vous vous rencontrez régulièrement… Alors, pas de ça entre nous, c’est une relation adulte que nous avons, c’est-à-dire basée sur la vérité.

Je ne sais pas si c’est la vérité qui caractérise le mieux les relations adultes, voilà en tout cas les mots qui me vinrent à l’esprit.

 Il est vraiment mordu.

 Vas-y, s’il veut t’épouser ! C’est un riche parti. Il pourra même rédiger ta thèse à ta place…

Elle voulait invoquer des arguments moraux. Je voulais voir jusqu’à quel point elle pousserait l’ambition, je ne me faisais plus d’illusions sur nous, j’en souffrais et me fis l’avocat du diable :

 …Qu’est-ce que c’est qu’une vie ? On aspire au bonheur, à la reconnaissance sociale, si c’est par là que ça passe, ne te prends pas la tête, jette-toi à l’eau !

 Eric, pour répondre à ta question de tout à l’heure : je t’aime. Je ne peux pas te faire ça, ça ne serait pas fair-play.

 As-tu couché avec lui ?

 Quelle genre de salope penses-tu que je suis ! Tu me déçois beaucoup.

 J’en étais persuadé, vois-tu. Et moi, j’ai couché avec une autre.

 Tu es un mufle, trancha-t-elle, faussement furieuse. Les hommes sont tous pareils, y en a pas un pour rattraper les autres… Je la connais, cette voleuse de mecs ?

 Elle est assez connue, mais je ne sais pas si tu la connais. La fille du ministre…

 Laura ?

Son étonnement me procurait une revanche et une jouissance inédites.

 J’étais celui avec qui tu trompais ton fiancé, au lieu d’évoluer vers cet état, je me suis rendu compte que j’étais encore celui avec qui tu trompais le prof. Et comme si cela ne suffisait pas, tu m’as menti. Qu’aurais-tu fait à ma place ?

 Il aurait suffi d’un mot, je me serais consacrée à toi. Tu n’as rien dit. Etait-ce à moi de te faire une demande en mariage ? L’horloge tourne, il y a des choses que je ne peux plus me permettre.

 Ah non ? La fidélité en fait partie … ?

 Tu es vache ! Si tu me perçois comme ça, c’est que je n’ai même pas su gagner ton amitié.

 Tu es mon amie, tu es mon amie. Mais là d’où je viens, on ne ment pas à ses amis.

 C’est toi qui es en faute, c’est toi qui as couché avec cette garce ! Laura ! Tu me dégoûtes, quand je pense que… Est-ce que tu lui as fait ce que tu m’as fait ?

 On n’avait pas conclu de contrat d’exclusivité, alors tu penses bien…

 Tu m’as fait une concurrence déloyale : tu es à moi, et si tu choisis de me plaquer, c’est pas pour t’envoyer en l’air avec une fille que je connais de si près, une fille qui ne me respecte pas. Les hommes, ish ! On peut se fier à personne ! Ce soir même, je coucherai avec le prof et deux fois plutôt qu’une.

 Je t’y encourage, alors ne partons pas fâchés.

 Ton histoire avec Laura, elle continue ?

 Penses-tu ! J’ai pu capter son attention, je n’ai rien pour la retenir, il faut être prêt pour ce type de filles. Je n’ai pas les moyens de satisfaire ses goûts de luxe, de l’emmener à Limbé ou au Nord.

 Quelle gratteuse, celle-là ! Cela se voit au premier coup d’œil, c’est une fille frivole et matérialiste.

 Oui, fis-je songeur, cela se voit à sa beauté.

 Je te plains sincèrement Eric. Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu m’aimes vraiment ?

 Oh oui, de tout mon cœur !

 Alors, que deviendras-tu ?

 I will survive !

C’est très dur de ployer tout seul sous le poids d’un amour suffisamment grand pour deux. J’ai souffert sa trahison, et, après, j’ai subi la solitude affective. Mal lui en a pris, elle-même n’a pas su obtenir du grand prof, ce qu’elle en attendait, je sais que lui, il a eu tout ce qu’il voulait. Son benguiste était revenu, mais il ne l’épousait toujours pas ; il était, disait-elle, trop jaloux au point de la soupçonner de le tromper ou de l’avoir fait. Il songeait désormais à se caser plutôt avec une lycéenne de Bana.

 Tu l’as trompé ?

 Je ne suis pas une fille comme ça, tu le sais parfaitement… Je lui ai toujours été fidèle !

(Avais-je rêvé ce qui s’était passé entre nous ? Et ses escapades avec le grand prof ?)

 Et toi ? Continua-t-elle. Tu es apparemment casé, tu n’as pas le teint terne d’un mâle en jachère.

 J’ai une photo de l’élue dans mon portefeuille. Tiens… ! Elle s’appelle Samira Aboubakar.

 Eric ! Elle m’a l’air un peu trop matérialiste, non ?

 Cela se voit au premier coup d’œil, n’est-ce pas ?

 Tu ne m’as donc jamais aimé ?

 S’agit-il encore de nous aujourd’hui ?

 Si je voulais revenir, m’aimerais-tu encore ?

 Pourquoi es-tu partie ? Veux-tu vraiment revenir ?

 Tu ne réponds pas à ma question.

 Laquelle ? Je ne réponds pas à une question qui ne se pose pas.

 Eric, même si je n’ai pas su battre le fer quand il était chaud, je suis prête à tout laisser pour toi.

 Tout ? C’est donc que tu n’as plus rien. Tu peux parler comme un forgeron, reste que tu es une fille au-dessus de mes moyens. Mon amour ne serait jamais assez grand, tu t’y sentirais toujours à l’étroit. Il y aura toujours un prof, un directeur, un stétois, un ex, pour me ravir la vedette.

 T’ai-je jamais exigé d’être riche ? T’ai-je jamais posé un besoin matériel ? En plus, tu es un cadre à l’ARMP, maintenant ! C’est un service de la présidence, la question des moyens ne se pose ni pour toi ni pour moi.

L’amour d’un seul homme et tous les moyens du monde ne lui auraient jamais suffi. Mon téléphone vibra. C’étaient Samira et ma fille, Perrine, qui gazouillait, elles demandaient après moi.

 Tu prendras le dessert, toute seule. Je m’en excuse. Je dois y aller, ma famille a besoin de moi…

Je me fis porter le panier contenant l’addition : Six mille francs. Elle me regardait sans mot dire. Exceptionnellement grand seigneur, je lui glissai FCFA 50.000 entre les mains, pour régler la facture. Je la gratifiai d’un bisou sonore sur la bouche, et conclus, philosophe :

 Prends soin de toi ! La route est longue avant de mourir, qui sait ce que demain nous réserve !

Lire aussi : Chronique d’une exaspération : Saute, tu cales en l’air !

Leave a Reply