La morale : à naturaliser avec modération !

L’actualité éditoriale en psychologie morale est faste ces derniers temps, et les tenants français de la naturalisation de la moralité (dont moi) ne peuvent que s’en réjouir. Après Je t’aide moi non plus  et Comment nous sommes devenus moraux  l’année dernière et avec L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine  et Psychologie du bien et du mal  cette année, voici que 2011 se referme sur la parution de Sommes-nous naturellement moraux ? de la philosophe Vanessa Nurock.

L’ouvrage est composé de six chapitres qui se répartissent également en deux parties bien distinctes : c’est que Nurock vise à faire œuvre à la fois aussi bien de philosophe (en montrant l’intérêt – et même la nécessité de naturaliser la moralité) que de psychologue (en proposant sa propre théorie sur l’organisation de notre cognition morale). À ceux qui estimeraient que, sur ce second point, le philosophe dépasse là son domaine de compétence, Nurock répond que l’activité philosophique peut parfois consister à faire de la “psychologie en chambre” ou de la “psychologie théorique” . Je plussoie  et je ne peux m’empêcher de citer la phrase de Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique : “La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne” .

Naturaliser la moralité : pourquoi et comment ?

La première partie du livre est ainsi consacrée à expliquer pourquoi nous devrions naturaliser la moralité et comment cette naturalisation devrait procéder. Mais, tout d’abord, qu’est-ce que naturaliser la moralité ? Nurock nous répond :

"“Naturaliser” une opération de l’esprit signifie l’analyser comme n’importe quel objet naturel, par conséquent avec les outils des sciences naturelles, notamment la biologie, les neurosciences et la psychologie." 

Cela suppose donc que la moralité constitue un type particulier d’opération de l’esprit. C’est à démontrer cela qu’est consacré le premier chapitre, qui déroule de façon assez classique les diverses preuves en faveur d’une capacité psychologique spécifique à la morale, distincte à la fois des coutumes en vigueur dans telle ou telle culture, des règles religieuses ou encore d’autres instincts sociaux comme l’instinct familial.

Voilà donc la moralité distingue de ses faux cousins. Question : quel intérêt avons-nous à chercher à la naturaliser ? Réponse donnée dans le deuxième chapitre : non seulement nous avons intérêt, mais en plus nous avons le devoir de naturaliser la morale parce nos normes morales sont soumises à la métanorme selon laquelle “devoir implique pouvoir”. Cette métanorme, que Nurock tantôt dérive tantôt assimile à un “principe d’humanité”  selon lequel nous ne devrions pas imposer aux êtres humains des normes et des morales “inhumaines”, nous impose “de circonscrire le champ des théories morales par la naturalisation” . En résumé : parce qu’il serait inhumain d’exiger des agents qu’ils fassent quelque chose qu’ils ne peuvent pas faire, la naturalisation de la moralité nous permet d’exclure les théories morales qui vont à l’encontre de notre moralité naturelle (ce que Nurock appelle des “morales impossibles”).

Toutefois, même si ce même chapitre 2 a beau être riche en discussions philosophiques sophistiquées, reste la désagréable impression qu’il ne rentre pas dans les discussions les plus cruciales. Nurock veut justifier la naturalisation de la moralité en faisant jouer la métanorme de sens commun “devoir implique pouvoir” (plus connue comme “à l’impossible nul n’est tenu”). Mais que signifie “pouvoir” dans cette métanorme ? Faut-il comme Nurock concéder qu’il exclut des cas ou une personne ne peut pas faire une action quand bien même elle aurait la capacité de le faire si elle le décidait mais ne peut le vouloir parce que cela va contre sa morale ?  Ou faut-il le lire de façon plus simple comme excluant uniquement les cas où une personne pourrait accomplir une action si elle le décidait, même si elle ne le désire pas, ce qui ruinerait son argument ? Trancher entre ces deux lectures de pouvoir est depuis un bon moment au centre d’une controverse qui oppose (entre autres) compatibilistes et incompatibilistes. L’argument principal de Nurock dépend donc de l’issue d’une querelle qui semble loin d’être tranchée. Et même si Nurock donne à un moment l’impression de vouloir discuter le sens à donner à “pouvoir”, c’est pour avancer sans argument (et pas plus de conviction) sa propre lecture de pouvoir :

"il ne serait pas incohérent de proposer que l’idée que “devoir implique pouvoir” puisse être compris , lorsque “pouvoir” signifie une possibilité universelle, comme une vérité conceptuelle au sens où on ne saurait considérer comme humainement morale une éthique qui irait à l’encontre de nos intuitions morales universelles." 

Certes – mais la cohérence n’est qu’une condition encore très éloignée de la vérité. Faut-il alors adopter ce principe parce qu’il est “de sens commun” ? Ce serait ignorer que ce chapitre 2 n’est en fait qu’un long glissement dans lequel Nurock part d’un principe intuitif (“devoir implique pouvoir”) pour le substituer par un autre qui n’a plus grand chose à voir. En effet, le principe intuitif a trait à des actions et considère comme possible tout ce qui est réellement faisable. Mais cela ne convient pas à Nurock, qui procède à quelques petits arrangements :

"d’un point de vue anthropologique, toutes les morales concrètes ne sont-elles pas possibles puisqu’elles sont actuelles ? Certes, d’une certaine manière, elles sont possibles puisqu’elles sont réelles. Cependant, au sens où je comprends cette expression, une morale possible se distinguera d’une morale impossible non pas en vertu d’une constatation de type anthropologique, mais en rapport avec nos capacités mentales. En d’autres termes, la notion de morale “impossible” ou “inhumaine” n’est pas à rapporter à nos pratiques […] mais à nos états mentaux." 

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