Et si le travail en groupe tuait la créativité?

Première salve tirée par Susan Cain, auteure d'un ouvrage intitulé « Quiet : The Power of introverts in a World That Can't Stop Talking » (Silence : le pouvoir des introvertis dans un monde qui n'arrête pas de parler). Elle y dénonce la culture de l'hypermodernité dans laquelle tout échange valable se base sur les réunions, sur un espace de travail partagé en commun et sur les réseaux intranet. La vogue de l'intelligence collective postule la grégarité comme moteur de la créativité et de l'efficacité. Vive le collaboratif face auquel tout solitaire devient suspect. Sauf qu'il y a un « Mais » de taille...Les recherches en psychologie humaine sont formelles : les individus les plus créatifs jouissent d'intimité et de tranquillité.

Trouver une idée, un travail individuel

 Les travaux des psychologues Mihaly Csikszentmihalyi et Gregory Feist ont ainsi montré que les plus créatifs sont souvent introvertis parce qu'ils seraient plus à l'aise dans le travail solitaire et mieux concentré sur la tâche. On compte d'ailleurs dans leurs rangs d'éminents prix académiques vivant dans leurs pensées et ayant le don aiguisé de l'observation. Le psychologue du travail Lutz von Rosenstiel souligne, de son côté, que les individus se révèlent bien plus féconds lorsqu'ils sont seuls que dans les processus de groupe. Trouver une idée serait donc un travail individuel tandis que les évaluations et les mises en projets seraient plus du ressort du groupe. Résultat : pour Susan Cain, la timidité et l'introversion sont sous-évaluées dans un mode qui fait la part belle au charisme et au fameux « Personal Branding ». D'où son credo de repenser notre approche de l'anxiété sociale en respectant les introvertis et en les encourageants à utiliser leurs qualités.

Se méfier de l'idée fixe collective

Quand on sait que plus de 70% des lieux de travail sont désormais en Open Space, réduisant en trente ans à plus d'un tiers l'espace moyen alloué à chaque employé, l'isolement est donc à ranger au rayon des oubliettes. Et pourtant. Frank Berzbach dans son récent ouvrage « Psychologie pour les créatifs, survivre au travail » (Editions Pyramid) souligne que les open space sont propices aux tâches routinières mais qu'en présence des autres le processus créatif risque d'être entravé. Sans compter que les groupes fonctionnent comme des incitateurs sociaux, « les défaillances temporaires de certains individus pouvant être compensées par les efforts des autres ». Dans un groupe on a tendance à se cramponner à une seule idée, ou à se mettre en retrait, aboutissant à ce que les scientifiques nomment « l'idée fixe collective ».

Une équipe invite donc une partie de ses membres à l'oisiveté sociale, « à savoir le relâchement inconscient de l'engagement, les collaborateurs pensant que d'autres membres de l'équipe sont en mesure d'effectuer le travail demandé mieux et plus vite », note Krank Berzbach. Ajoutez à cela la pression ambiante, l'ambition et l'angoisse, sans oublier la foultitude de sollicitations extérieures, et vous aurez un cocktail qui fait de nous des agités du bocal plus sûrement que des créatifs et surtout des enchaînés plutôt que des libérés. Moralité : il y aurait confusion autour de la notion d'intelligence collective, celle-ci n'étant pas de se réunir en groupe pour déboucher sur quelque chose mais de partager une vision commune dans laquelle chaque individu puisse introduire ses compétences particulières. Ce qui reviendrait au respect d'un espace de réflexion personnelle, et au savoir managérial favorisant l'engagement et la motivation.

L'expression de soi

« La capacité d'être seul est une condition de la liberté et une invitation à penser autrement », nous rappelle Rolf Haubl, directeur de l'Institut Sigmund Freud de Francfort. Thierry Crouzet en a fait la douloureuse et heureuse expérience. Figure des réseaux sociaux, cet addict des outils numériques a fait un "burn out" il y a un an et décide, non sans mal, de ...débrancher. Il a tout plaqué durant six mois et raconte dans son livre « J'ai débranché, comment revivre sans Internet après une overdose » son périple initiatique. C'est par nécessité psychologique et physiologique qu'il l'a fait, dit-il, et non par bravade. Et a vécu l'expérience de ce que décrit Maître Eckhart : « vous croyez connaître la mer parce que vous la traversez avec un bateau, mais la mer n'est pas une surface, elle est abîme. Pour connaître la mer, faites naufrage ». Sans aller jusque là et n'étant pas tous des drogués de la connexion, il reste qu'une nécessaire solitude est propice non seulement bien sûr à la créativité mais surtout à une authentique expression de soi et tout simplement à notre bien-être psychique et physique. Rangez donc vos portables et vos écrans quelques heures par semaine, soignez votre intimité, et vous serez surpris par la discrétion d'un processus créatif qui ne demande à qu'à éclore. Promis, je teste semaine prochaine pour vous revenir avec une hotte de nouveaux sujets.

 

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