Disparition de Serge Moscovici: qu’est-ce que la psychologie sociale?


Intellectuel imposant, Serge Moscovici est l'homme de plusieurs œuvres.

L'une d'entre elles est la construction de la psychologie sociale française et européenne. Cette discipline, essentiellement connue pour ses travaux sur la soumission à l'autorité (expérience de Milgram) a initié des recherches abondantes dans de nombreux domaines. Quelles ont été ses premières expériences scientifiques? Quels sont ses grands auteurs? Voici un panorama de l'histoire, des auteurs et des contributions-clés de cette discipline enseignée à l'université et les grandes écoles et à laquelle des chercheurs français ont amplement contribué.

Panorama historique

La psychologie sociale représente une branche de la psychologie qui se consacre à l'analyse des interactions, perceptions et influences sociales. Celle-ci s'attache à "comprendre et expliquer comment les pensées, les sentiments et les conduites des individus sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite d'autrui. Le terme "présence implicite" renvoie aux nombreuses activités que l'individu mène à bien du fait de sa place (rôle) dans une structure sociale complexe et de son appartenance à un groupe culturel" (Allport). Décrite parfois comme la "biochimie" des sciences sociales, à la jonction de la psychologie et de la sociologie, son domaine lui confère un rôle pivot dans l'explication des faits sociaux.

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A partir de la seconde moitié du 19e siècle, plusieurs penseurs européens édifient la psychologie des peuples, avec l'intention de démontrer combien la pensée individuelle et les comportements en groupe s'avèrent profondément façonnés par la société. La fondation en 1860 d'une revue consacrée à la psychologie des peuples contribue alors à diffuser ces recherches sur l'esprit de groupe, qui sont largement mobilisées pour expliquer le comportement social dès la fin du 19e siècle. En France, le médecin et sociologue Gustave Le Bon publie en 1895 son influente "psychologie des foules", qui popularisera durablement l'idée d'irrationalité collective et d'hypnose grégaire, et dont l'on retrouvera bien plus tard les traces dans les études consacrées à la pensée de groupe.

L'un des contemporains de Le Bon, le psychologue anglais William Mc Dougall, et auteur d'un manuel souvent considéré comme l'acte de naissance de la discipline, contribuera à populariser ces idées dans un ouvrage publié en 1908. Cette paternité reste néanmoins très discutée, car c'est bien antérieurement, dès 1889, que le français Gabriel Tarde publiait ses Etudes de psychologie sociale et que le Psicologia Sociale de l'Italien Paolo Orano était imprimé (1893). La première expérience de psychologie sociale a probablement été réalisée en France auprès d'enfants par Alfred Binet et Victor Henri dès 1894. Celle-ci analysait les mécanismes de la suggestibilité au moyen d'un paradigme de comparaison de lignes, démontrant que des enfants se montraient davantage influencés par les suggestions d'un expérimentateur lorsqu'ils étaient interrogés individuellement que s'ils l'étaient de concert.

Cependant, la plupart des historiographies de la psychologie sociale font le choix de situer en 1898 son expérience fondatrice, publiée par Norman Triplett, chercheur de l'université de l'Indiana qui avait observé qu'en moyenne, des coureurs cyclistes réalisaient une performance supérieure en compétition qu'en situation de performance individuelle. Triplett avait également constaté auprès d'un échantillon d'enfants que lors de la réalisation d'une tâche motrice (qui consistait dans l'enroulement de moulinets), la présence d'autrui influençait la rapidité d'exécution en éveillant une inclination compétitive. Considérés comme la preuve d'un effet dynamogène de la présence d'autrui sur la performance, ces résultats témoignant de ce qui allait être désigné comme un phénomène générique de facilitation sociale, et ont exercé une influence considérable, s'inscrivant dans la problématique plus large de l'influence d'autrui sur le comportement. Quelques années auparavant, un ingénieur agronome français, Max Ringelmann, avait lui aussi contribué à cette question en démontrant que des hommes auxquels l'on demandait de tirer sur une corde en groupe produisaient un effort individuel inversement proportionnel à la taille du groupe dans lequel ils se trouvaient, manifestant ce que l'on appellerait plus tard le phénomène de "paresse sociale".

La première moitié du XXème siècle a vu naître de nombreux développements théoriques et empiriques pionniers qui ont été marqués par la domination du courant behavioriste. En exerçant une coupure avec les courants établissant l'introspection comme une méthode d'analyse légitime (l'approche introspective développée à Leipzig par Wilhelm Wundt était alors en vogue) ou les travaux invoquant plusieurs "instincts sociaux" pour expliquer les conduites sociales, le behaviorisme affirmait désormais une orientation délibérément réductionniste et individualiste (se focalisant sur l'individu et cherchant à réduire tout phénomène social à des effets d'agrégation de conduites individuelles), et contribuait à faire des conduites observables le domaine d'étude privilégié de la psychologie sociale, et de la méthode expérimentale un canon scientifique insurpassable.

Cette période a vu se développer des travaux essentiels consacrés à la mesure des attitudes, la relation entre des attitudes et les conduites, la formation des normes dans un groupe, les relations entre la frustration et l'agression, et de manière prééminente, les contributions de Kurt Lewin, adepte dans les années 40 d'une démarche expérimentale totale, tournée vers la théorisation et l'empirie tout autant que convaincu d'une continuité épistémique entre le laboratoire et le terrain. Son étudiant Leon Festinger sera l'architecte de deux théories cardinales. En 1954, il développera ainsi une théorie de la comparaison sociale qui soulignait combien les attributs d'autrui marquaient les processus psychologiques individuels, la perception et la connaissance de soi. En 1959, la théorie de la dissonance cognitive s'inscrivait dans le développement de plusieurs théories formalisant l'équilibre des cognitions et décrivait et amorçait l'intégration de processus cognitifs, motivationnels et comportementaux par lesquels l'individu cherche à atteindre ou maintenir un état de cohérence cognitive.

Au même moment, des travaux fondamentaux sur la perception et l'explication du comportement d'autrui (et de soi-même), et les conséquences de ces phénomènes cognitifs sur les interactions sociales voyaient le jour avec les théories de Heider dans La psychologie des relations interpersonnelles et les travaux de Harold Kelley qui ont amplement contribué à développer l'étude de la perception sociale, domaine portant sur les qualités que les individus perçoivent chez les autres (individus, groupes) ainsi que les facteurs qui y contribuent, tant chez la personne qui perçoit que l'objet de cette perception. Ces recherches consacrées aux attributions ont été prééminentes durant les années 1970, et ont précédé et partiellement alimenté une perspective qui domine encore la discipline: la cognition sociale. Cette approche recoupe diverses théories qui portent sur l'étude détaillée de l'étiologie des processus de perception, catégorisation et représentations cognitives d'autrui et leurs conséquences.

Il faut encore mentionner une série de travaux qui, un peu plus tôt, auront marqué avec effervescence la psychologie sociale d'après-guerre, et notamment ceux portant sur les préjugés et leur réduction. Sous l'impulsion de Gordon Allport s'est développée l'hypothèse du contact, selon laquelle la diminution des préjugés et de l'hostilité entre les groupes était envisageable sous certaines conditions de rapprochement. Complétée par des recherches sur la dynamique de groupes d'enfants durant un camp de vacances et démontrant que les antagonismes entre des groupes (créés arbitrairement durant le séjour) pouvaient s'affaiblir lorsque ceux-ci étaient impliqués dans des situations de coopération et par l'introduction de buts communs supra-ordonnés, ces travaux ont préludé l'un des domaines d'études les plus productifs de cette discipline naissante. A la même époque, les travaux de Solomon Ash démontraient de manière saisissante qu'une majorité numérique était susceptible d'influencer les jugements perceptuels d'individus confrontés à une tâche d'évaluation objective de la longueur de lignes. Par exemple, durant une expérience d'appariement de lignes pourtant dénuée de toute ambiguïté perceptive, les trois quarts des participants se conformaient au moins à une reprise au jugement majoritaire.

Quelques années plus tard, une série de démonstrations attestaient du phénomène de soumission à l'autorité. Développées par Stanley Milgram (1974), ces recherches marquantes démontraient que le respect d'une autorité légitime était susceptible d'amener des participants à l'observance d'ordres ayant des conséquences néfastes pour une victime innocente. Dans le cas des recherches de Milgram, 64% des participants en moyenne respectaient les injonctions d'un protocole scientifique les conduisant, dans une procédure graduelle déguisée en test d'apprentissage, à administrer des chocs électriques allant jusqu'à 450 volts à une personne dont ils ignoraient qu'elle jouait un rôle. Cette poignante observation, explicitement conçue comme un témoignage scientifique des forces susceptible d'avoir été à l'œuvre durant l'holocauste, était porteuse d'une vision qui contrastait avec les analyses qui, avec Theodore Adorno entouré d'une équipe de chercheurs (1950), accordaient une place prépondérante à des dispositions idiosyncrasiques comme l'autoritarisme pour expliquer cette tragédie.

Frappée d'un gradient élevé de pertinence sociétale, de nombreuses études ont vu le jour à partir des années 60 sur la coopération, la justice sociale et les conflits. Les plus remarquables ont amplement attesté combien les composantes situationnelles orientaient les réponse individuelles, à l'exemple des travaux démontrant que les situations d'urgences pouvaient être caractérisées par des forces contextuelles qui inhibent l'assistance aux victimes de manière spectaculaire (démontrant ainsi que le nombre de témoins peut contribuer à rendre moins probable la mise en œuvre d'un comportement d'assistance s'imposant pourtant de manière impérieuse, ou encore que la probabilité d'apporter son aide est fortement contrainte par le temps dont disposent les individus. A une même période, était initiée l'étude de l'influence de modèles sur les conduites agressives qui inspirent encore aujourd'hui les recherches sur les effets des médias sur la cognition et le comportement.

Psychologie sociale: perspectives européennes

Marquée dès ses origines par des développements conceptuels et empiriques issus d'université et institutions de recherche situées aux Etats-Unis (qui bénéficièrent de la contribution d'éminents émigrés d'Europe ayant dû fuir le nazisme comme Kurt Lewin ou Fritz Heider), la psychologie sociale comporte des courants européens très actifs, avec un intérêt distinct pour l'analyse du discours et l'usage de méthodologies qualitatives, et des contributions majeures dans l'étude des relations intergroupes et de l'identité sociale.

A l'université de Bristol, Henri Tajfel a notamment développé une approche motivationnelle et cognitive des biais conduisant au favoritisme des groupes d'appartenance et qui mettait en lumière le fait que les conflits collectifs sont irréductibles à des intérêts matériels comme le proposait la théorie des conflits réalistes illustrée par Shérif. Ainsi, l'assignation arbitraire d'individus dans des catégories minimales suffit à déclencher des conduites de différenciation. Dans ces développements, l'identité sociale devient une composante déterminante des interactions entre les groupes et est définie comme la "partie du concept de soi des individus qui provient de leur connaissance de leur appartenance à un groupe social, associée à la valeur et à la signification émotive de cette appartenance" (Tajfel, 1981). Les travaux de Serge Moscovici posé quant à eux les jalons de l'étude des influences minoritaires, intégrant les processus d'influence minoritaire et majoritaire à travers sa théorie de la conversion.

Selon cette théorie, contrairement à l'influence majoritaire, génératrice d'une conformité de façade et à l'origine d'un traitement cognitif superficiel des informations en présence, l'influence minoritaire favoriserait une analyse cognitive plus approfondie et, en dépit d'un rejet public de la position de la minorité, celle-ci serait potentiellement endossée en privé, faisant l'objet d'une influence latente. Serge Moscovici (1961) a également initié un autre courant très influent en Europe et consacré à l'étude des représentations collectives. Renouvelant des idées développées par Emile Durkheim (1898), il posait les jalons de l'étude des représentations sociales et des processus qui la caractérisent comme l'objectivation (la transformation d'une idée abstraite ou d'un concept en représentation iconique) et l'ancrage (l'inscription de l'objet de représentation dans un réseau de connaissances qui lui préexistent et sont socialement reconnues).

Méthodologie

L'un des traits distinctifs de la psychologie sociale est la diversité des méthodologies de recherche qu'elle emploie. Son large spectre d'outils d'évaluation et de mesure la conduit à employer l'entretien, l'observation systématique, l'enquête par questionnaire (avec un usage croissant d'internet), la recherche de terrain, l'étude d'échantillonnage d'expérience de vie, les mesures ambulatoires diverses et, avec prédilection, l'expérimentation en laboratoire. Permettant notamment de stimuler le processus de développement théorique par le test d'hypothèses causales en milieu contrôlé, l'expérimentation constitue l'un des traits typiques de la psychologie sociale, renforcé par son articulation étroite avec des statistiques probabilistes et les modèles analytiques très opératoires comme l'analyse de médiation ou de modulation.

Par ailleurs, l'importation de techniques issues de la psychologie cognitive, de la psychophysiologie ou des neurosciences augmente considérablement la diversité et la précision des mesures, permet de limiter certaines stratégies de réponse et concourt à l'articulation de la psychologie sociale avec la psychologie générale. Mais l'expérimentation constitue également un motif de critiques récurrentes, notamment concernant sa déontologie (les recherches de Milgram sur la soumission à l'autorité ayant concentré de nombreuses critiques, du fait de la tromperie des participants et du malaise qui était induit par l'expérience), son anhistoricité et son asociabilité supposée (par l'épuration jugée aseptisante des procédures impliquées par la manipulation des variables et le recours à des participants étudiants n'ayant, lorsqu'ils interagissent, aucune histoire commune) et les biais susceptibles d'entacher le processus expérimental, à l'instar des effets de "demande", par lesquels les hypothèses de recherche transpirent des caractéristiques d'une situation expérimentale -par exemple par le comportement non-verbal d'un expérimentateur- et canalisent les réactions des participants de manière confirmatoire. Plus récemment, les critiques se sont concentrées sur la nécessité de garantir une meilleure reproductibilité des résultats de recherche.

Tendances actuelles

Le domaine d'étude des stéréotypes et la discrimination témoigne d'un dynamisme constant depuis ses premiers développements durant les années 20 et permet d'illustrer certaines tendances actuelles de la psychologie sociale et qui touchent partiellement d'autres domaines également. Ce champ de recherche a ainsi affiné ses concepts en distinguant les formes de la discrimination (manifestes ou subtiles) et les profils de personnalité qui y sont enclins. Ont également été identifiés de nouveaux processus comme l'infra-humanisation, les processus de justification et leur rhétorique. L'omniprésence des processus automatiques -et donc non-conscients- a été particulièrement démontrée dans ce domaine d'études, marquant en cela profondément la psychologie sociale. Parmi les travaux novateurs, certains démontrent le rôle des "certificats de moralité": lorsqu'un individu a antérieurement manifesté des conduites non-discriminatoires, cela peut favoriser l'apparition de conduites empruntes de discrimination par la suite.

Par ailleurs, les recherches consacrées à la suppression de l'expression des préjugés ont indiqué que celle-ci fait appel chez l'individu à ses ressources d'auto-régulation. Les études sur l'épuisement du soi établissent ainsi qu'une mobilisation ponctuelle coûteuse de ressources d'auto-régulation (par la réalisation d'une tâche appropriée) augmente la probabilité que ces ressources s'avèrent moins disponibles lors d'une sollicitation subséquente et augmente le recours aux stéréotypes. Enfin, le développement d'outils implicites a permis d'établir des prédicateurs comportementaux nouveaux. L'essor des neurosciences sociales a introduit quant à lui de nouveaux outils comme l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle permettant, par exemple, d'établir que certaines catégories de personnes évaluées faiblement sur deux dimensions classiques de la compétence et de la "chaleur" (par exemple, des personnes sans domicile fixes) activaient des zones cérébrales impliquées dans l'appréhension d'objet et non les zones dédiées à la perception des personnes humaines (cortex préfrontal médian)

Un intérêt croissant a également porté sur les cibles de la discrimination et l'impact de la discrimination sur leur fonctionnement cognitif, leurs performances sociales et leur santé mentale. Les travaux consacrés à la menace du stéréotype ont ainsi dévoilé le rôle perturbateur des préjugés intériorisés par un groupe donné sur la réalisation d'une performance lorsque celle-ci était censée diagnostiquer des capacités où ce groupe était réputé inférieur. Plus largement, les recherches sur l'exclusion sociale ont amplement démontré l'effet de la discrimination sur le fonctionnement sociocognitif et identifié certains de ses corrélats cérébraux, comme la mobilisation du cortex cingulaire antérieur, similairement activé lorsque l'individu éprouve une douleur physique ou fait l'objet d'ostracisme.

Enfin, parmi les développements actuels, l'étude des phénomènes sociaux en environnement virtuel renouvelle les études sur l'influence sociale. Par l'utilisation d'avatars, elle permet d'approcher certaines logiques sociales tout en permettant des mesures plus sophistiquées des processus neuropsychophysiologiques impliqués.

De nombreux travaux classiques sont ainsi revisités. Même en environnement virtuel, la présence d'autrui améliore ainsi les performances à des tâches faciles et dégrade les performances lorsqu'elles sont ardues, tandis que la présence d'une audience bienveillante s'avère moins anxiogène que celle d'une audience moins agréable lors d'une présentation publique. Par ailleurs, des protocoles virtuels de type Milgram produisent des résultats cohérents et confirment au moyen de mesures physiologiques que l'immersion dans un environnement virtuel n'élimine pas la tension éprouvée par les participants lorsqu'ils administrent des chocs électriques à un avatar. Enfin, la distance physique que les participants imposent à des groupes stigmatisés durant des situations quotidiennes (e.g. dans les transports en commun) ou les comportements agressifs qui leur sont réservés reproduisent dans un cadre virtuel des phénomènes connus.

Les recherches en environnement virtuel apportent également des connaissances inédites sur les effets de l'assignation d'un avatar sur les conduites sociales dans et hors de l'environnement et sont promises à une utilisation fructueuse pour la psychologie sociale au 21e siècle, désormais orpheline de l'un de ses plus brillants esprits.

Photo publiée dans Bègue, L. Desrichard, O. (2013). Traité de psychologie sociale. La science des interactions humaines. Bruxelles: De Boeck.

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