Découverte d’une nouvelle spécialité très pointue : le maitre d’usage

Aussi farfelu que cela puisse paraître, le très respectable économiste Sir Nicholas Stern, ancien vice-président de la Banque Mondiale, pardonnez du peu, a publié un rapport en 2006 assurant chiffrer l’impact économique de l’inaction face au changement climatique. 

Une telle démarche, visant l’exhaustivité, moulinait un mélange improbable de choux fait d’agriculture, de pollution, d’industrie, de mortalité, de valorisation économique de la disparition d’espèces, des catastrophes à venir et de carottes en forme de nouveaux itinéraires marchands arctiques, de nouvelles terres arables sibériennes, de champagne britannique...

Si surprenant qu’il fût, l’exercice déclencha une prise de conscience générale salutaire dans les hautes sphères politiques et économiques mondiales.

Imaginons de répliquer la démarche au chiffrage des dégâts engendrés par des espaces urbains problématiques... Au hasard : les grands ensembles. On pourrait additionner les coûts des voitures brûlées, de déscolarisation avec les arrêts maladie de chauffeurs de bus et ceux de carte orange zone 5 et de votes politiquement incorrects...

Et si on anticipait en chiffrant ce qui pourrait advenir dans les grandes opérations de renouvellement urbain actuellement en cours et qui s’apprêtent à livrer ou livrent déjà, comme dans les années 50, des dizaines de milliers de logements et de bureaux comme à l’Ile de Nantes, Lyon-Confluence, La Plaine Saint Denis ?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la Samoa à l’Ile de Nantes travaille sur 1 million de m² constructibles ; Plaine Commune gère des dizaines de ZAC sur près de 200ha, 1.500 logements et 250.000m² de SHON d’activité ont déjà été livrés ; la SPLA Lyon Confluence travaille sur 130.000m² de logements, autant d’activités et de commerces / services.

Après tout, comment savoir si ces quartiers, aujourd’hui adulés, vieilliront bien ? Car la problématique liée à la massification des livraisons est la même : tous les bâtiments répondent à des normes et à des spécifications techniques assez proches et, livrés en même temps, vieilliront en même temps. Et, à la différence des quartiers anciens, le processus de reconstruction de la ville sur la ville n’a plus de raison de se faire ensuite.

Deux réponses à cela :
1. D’une part, concernant l’aménagement de ces nouveaux quartiers, tout est pensé avec le plus grand soin. Le processus de réalisation de ces grandes opérations d’urbanisme est rôdé : la stratégie urbaine y est clairement définie, le pilotage politique exemplaire, les dispositions de mise en oeuvre opérationnelle efficaces et les partenariats entre acteurs publics et privés nombreux et approfondis.
2. D’autre part, de nouveaux processus de démocratie locale y sont instaurés avec des concertations auprès des habitants nombreuses et bien menées, des associations locales encouragées à participer à la co-construction du projet et de plus en plus professionnelles et vigilantes.

C’est le cas à Lyon Confluence où la SPLA a ouvert la 'Maison de la Confluence'. En plus des réunions de concertation sur des phases de projet en cours, l’aménageur organise des soirées régulières d’accueil des nouveaux habitants qui sont mis en relation avec le conseil de quartier et avec le comité d’intérêt local. D’essence spontanée, ce comité d’intérêt local, qui préexistait au projet, est très actif à Sainte-Blandine, le quartier ancien au sud duquel se raccroche Confluence, avec de grands événements organisés comme 'Les feux de la St Jean' et les spectacles du théâtre de verdure.

La Maison de la Confluence accueille également Croc’éthic*, une association qui assure la livraison de produits fermiers des environs de Lyon tous les jeudis soir : une autre occasion de faire vivre ce lieu éphémère et d’initier le lien social forcément embryonnaire dans un quartier neuf. Autant d’occasions aussi pour les habitants de faire remonter leur attentes, problèmes et ressentis à Madame Chemtob, responsable des relations avec les publics. Ce lieu ouvert accueille 13.000 personnes dont 5.000 visiteurs individuels par an et Madame Chemtob est particulièrement attentive à retransmettre ce qu’elle entend aux chefs de projet et à la direction de la SPLA.

Ceci dit, après l’année de parfait achèvement et lorsque la phase 2 sera réalisée, l’aménageur, dont le rôle est, par nature, éphémère, partira. La Maison de la Confluence sera démontée. Alors, quel relais local restera-t-il sur place pour prendre la mesure à la fois du vieillissement des bâtiments mais aussi du vécu des habitants sur les usages de leurs logements et de leur espace urbain ?

C’est la question que se pose un architecte lyonnais, Charlie Fricaud, habitant de Confluence, qui a remarqué que le rapport des usagers à ces nouveaux bâtiments était particulièrement complexe : «ces usines à performance échappent en grande partie à l’usager. Pas question de bricoler le système de chauffage par le sol avec les censeurs posés par l’Agence Locale de l’Energie, ni le système de volets intégrés au bardage, ni même les vitres de la loggia, inaccessibles de l’intérieur...», dit-il.

Dans le dispositif économique mis en place aujourd’hui dans ces grandes opérations, le rôle de chaque acteur est bien défini : l’aménageur traite avec les promoteurs qui eux-mêmes font appel à des entreprises. A la livraison, les syndics de chaque bâtiment font remonter les problèmes techniques et durant toute l’année de parfait achèvement, les entreprises sont (théoriquement**) à disposition pour réparer les désordres une fois que le maître d’oeuvre a donné son aval. Chaque promoteur impose son syndic et ceux-ci ne sont pas liés entre eux. Et une autre structure gère l’espace commun à plusieurs immeubles pour le chauffage, les panneaux photovoltaïques et les parkings en commun.

Dans ce dispositif plusieurs lacunes se font sentir :

Certes, aujourd’hui l’Agence Locale de l’énergie accueille et forme tous les nouveaux habitants. Mais lorsque ceux-ci partiront, comment se fera la transmission d’information ?

Au départ de l’aménageur, il n’y aura plus de relais technique au niveau du quartier, puisque chaque syndic s’occupe de la propriété dont il a la charge et n’est concerné que par les dysfonctionnements et entretiens des bâtiments.

Qu’est-ce qui est envisagé aujourd’hui pour coordonner ces questions au niveau du quartier ou pour infléchir et retravailler sur la ville en continu par rapport aux usages ?

Or, que ce soit le cadre de vie qui change, les occupants ou l’inverse, nous savons déjà que les manières d’habiter vont changer dans les vingt ans à venir.

Ne serait-il pas envisageable de prolonger les réunions de concertations au-delà du projet et de salarier un 'maitre d’usage' professionnel qui fasse le lien entre les habitants et les instances qui prendront le relais de la gestion du quartier (la ville ou la communauté urbaine) lorsque l’aménageur sera parti ?

Quel est le dispositif opérationnel prévu dans chaque quartier neuf pour vieillir avec son quartier en le faisant vivre ? Certes, conseils de quartier, comités d’intérêts locaux et autres associations continueront à animer la vie démocratique locale. Mais on sait les limites de ces conseils de quartier qui sont loin de pouvoir représenter toutes les populations. Pourquoi ne pas envisager de prolonger les réunions de concertation après le départ de l’aménageur et continuer à faire vivre un relais local professionnel, à l’interface du vécu et de la technique ?

Dans l’exemple historique des quartiers de grands ensembles, ce manque de relais local en continu a conduit à un vide opérationnel jusqu’à la mise en oeuvre de ces nouvelles grandes opérations massives qu’ont été les projets ANRU. Alors ? On est reparti pour 30 ans, avant qu’un nouveau chantier gigantesque financé largement par l’Etat et réclamé à cor et à cri par les habitants ulcérés et leurs élus locaux, relance une prochaine intervention urgente et massive ?

A l’époque de la construction des grands ensembles, habitants et politiques se réjouissaient de cette indéniable avancée aussi bien dans le processus de construction que du confort des habitants. Les grandes opérations d’urbanisme d’aujourd’hui sont caractérisées comme à l’époque par la livraison massive et en un temps record d’un grand nombre de bâtiments.

La préoccupation principale aujourd’hui est celle de la sobriété énergétique, résolue par des processus techniques innovants et impliquant des comportements particulièrement vertueux des habitants. Ces deux éléments, techniques et sociologiques, méritent une attention particulière sur la durée. Cela est-il prévu ?

Alors, quel capitaine Stern, aristocrate respecté et farfelu, est prêt à se lancer dans un nouveau rapport d’anticipation enflammé et alarmant sur ces opérations d’urbanisme ?

La réponse est peut-être dans l’instauration et la formation d’une nouvelle spécialité : archi-régisseur, un maitre d’usage, salarié par les villes.

Marie-Laure Papaix

* http://croc-ethic.org/
** Si elles ne disparaissent pas

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