Cultiver la bonté

«L'empathie est l'élément social soudant toutes les civilisations», écrit l'économiste américain Jeremy Rifkin dans La civilisation de l'empathie, essai paru en traduction française au printemps 2011. Dans cette brique de près de 700 pages, ce conseiller pour l'Union européenne s'emploie à démontrer que la nature humaine profonde est plus altruiste que vile ou avide de pouvoir et que l'humanité doit absolument prendre un «virage bonté». La survie de l'espèce, selon lui, en dépend.

«L'empathie est l'âme de la démocratie. C'est la reconnaissance du fait que chaque vie est unique, inaliénable et mérite une considération égale dans la sphère publique. L'évolution de l'empathie et l'évolution de la démocratie ont toujours avancé main dans la main, à travers l'histoire. Plus une culture est empathique, plus ses valeurs et ses institutions sont démocratiques», poursuit Rifkin.

Pour survivre en ce siècle de turbulences, les quelque 7 milliards de Terriens que nous sommes devront renouer avec notre bonté intrinsèque. Mais cultiver la bonté, n'est-ce pas aller à contre-courant? Le cynisme a en effet été associé à l'intelligence et un certain réalisme. Et quels sont les contextes qui favorisent chez l'individu les comportements nobles?

Le philosophe Ruwen Ogien, dans un récent ouvrage intitulé L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, explore justement les conditions morales, intrinsèques et contextuelles qui motivent l'égoïsme ou l'altruisme chez les mortels. Ogien, un spécialiste de philosophie morale et chercheur au CNRS, à travers une série de mises en situation qui impose un choix moral, confronte le lecteur à des dilemmes avec des questions comme «la vie d'un animal vaut-elle moins que celle d'un homme?» ou «est-il acceptable de sacrifier une personne pour en sauver cinq autres?» À travers ces «expériences de pensées» à solutions multiples, Ogien fait la preuve que de trancher entre le bien et le mal est un complexe casse-tête éthique. Et, études scientifiques à l'appui, il démontre que la bonté humaine est moins une vertu intrinsèque qu'une réaction au contexte ambiant. Ainsi, écrit Ruwen Ogien, il a été prouvé que les effluves du four du boulanger ont un effet positif sur le cerveau humain et motivent les gens à être plus serviables et patients...

«Ce qui est plus étonnant, c'est à quel point les facteurs qui déclenchent la bonne humeur et les comportements «prosociaux» associés peuvent être futiles ou insignifiants. Il suffit de trouver une pièce de monnaie sur l'appareil dans une cabine de téléphone public pour être bon!», écrit Ruwen Ogien.

La guérilla de la bonté

Interviewé par le magazine français Psychologie, qui consacrait récemment tout un dossier à la gentillesse, le moine bouddhiste Matthieu Ricard expliquait le retour actuel aux valeurs comme l'empathie, l'altruisme, la coopération, comme une réaction à la mondialisation.

«Nous sentons bien que nous sommes tous sur le même bateau. Face à la question écologique, face aux écarts entre riches et pauvres, et entre Nord et Sud, nous comprenons que l'heure n'est plus à la compétition, mais à la coopération. Sans quoi, nous serons tous perdants. Et à l'échelle individuelle, nous mesurons bien que cet égoïsme et cet individualisme font notre malheur. Ils sont la cause de notre sentiment de solitude, de nos ruminations excessives, de nos déprimes...», affirme le traducteur du dalaï-lama.

Patience Salgado, alias «Kindness Girl» (c'est le titre de son blogue), a quant à elle pris l'initiative de contribuer à créer un monde meilleur, en pratiquant au quotidien des menues actions de générosité, une noble mission qu'elle tente aussi de transmettre à ses enfants.

«Enfant, j'ai vu mes parents faire des gestes de bienveillance: ils avaient l'habitude d'apporter des repas dans les hôpitaux, par exemple. Quand mes trois enfants étaient petits, j'ai commencé à faire aussi des petits gestes de bonté anonymes: je me promenais dans la ville et je laissais des cartes pour des cafés gratuits. Aux alentours de l'Halloween, je dispersais des citrouilles ou encore j'écrivais à la craie des messages sur le trottoir. J'adorais l'effet de surprise de ces gestes», raconte au téléphone cette mère de trois enfants âgée de 35 ans, qui vit à Richmond, en Virginie.

Depuis que le magazine Oprah a parlé d'elle, Patience Salgado reçoit des quantités d'appels de bons Samaritains qui veulent imiter sa «mission bonté» dans leur propre communauté.

Patience, qui raffole de l'aspect anonyme de ces menus gestes de bonté, confie que sa croyance profonde dans la connectivité qui relie tous les humaines motive son travail, qu'elle autofinance entièrement. La prochaine mission de sa «guérilla bonté» ? Un jour de gratitude envers les éboueurs de son quartier. «Pendant la période des Fêtes, les éboueurs ont la lourde tâche de ramasser tous les résidus de cette période de réjouissances. Ce sont des personnes qui sont partie prenante de nos vies quotidiennes et pourtant, on ne les connaît pas. C'est pourquoi j'ai invité les gens de ma communauté à laisser sur leurs sacs-poubelles des notes de remerciement, un peu de pourboire ou encore des cartes pour des cafés gratuits, histoire de leur montrer notre gratitude.»

Et au Québec? Pas de doute, une dose d'action désintéressée serait ici la bienvenue. «Le Québec est la province où l'on pratique le moins de bénévolat», rappelle François Lahaise, agent de communication pour le Centre d'action bénévole de Montréal.

Est-ce le froid qui masque l'odeur des croissants chauds qui nous rend avares de notre temps, de notre énergie, de notre bonté et peu enclins à manifester notre altruisme? Selon François Lahaise, une méconnaissance de ce que représente l'action bénévole en serait peut-être la cause. «Plusieurs gens pensent que le bénévolat est réservé aux personnes âgées. Mais sur le site du Centre d'action bénévole, on a le choix de 900 activités dont certaines demandent aussi peu que trois heures par mois.»

Sans compter que l'action bénévole, selon certaines études, procure des bénéfices pour la santé, réduit les risques de maladies cardiaques, le stress, la dépression...

Soyons bons, c'est de saison. Mais aussi, comme le rappelle François Lahaise, la bonté bénévole est une vertu à pratiquer 12 mois par année. «Pour la période des Fêtes, les demandes de bénévoles sont presque toutes comblées. C'est bien beau, aider les démunis le 24 décembre, mais ils seront encore dans le besoin le 24 janvier, le 24 mars et le 24 avril.»

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