Chronique du 19 courant… Psychologie crisique

Chronique du 19 courant... Psychologie crisique

19 juin 2015 ... Ces derniers jours, un sentiment qui nest pas tout fait nouveau puisque jen ressentais les prmisses sest impos
nouveau moi, un peu plus fort qu lhabitude, je parle dune habitude de langage dont les prmisses sont apparues sur ce site en
2008-2010, qui na cess de se renforcer, qui a pris toute sa force, je crois, avec linstallation de la crise ukrainienne. Voyez ces mots,
assez tranges pour cette situation et pourtant tout fait approprie : linstallation de la crise ukrainienne. (Comme si une crise
tait un vnement stable quon pouvait installer.)

Le lecteur qui suit dedefensa.org doit tre habitu cette sorte dides, ces concepts comme il nous arrive de dire, ou bien
encore cet arsenal dialectique ... Par exemple, depuis quon parle dinfrastructure crisique (voyez les rfrences),
concept rpandu qui sest dvelopp durant lanne 2013 et qui revient rgulirement, sinstalle cette ide dune part de la permanence
des crises, dautre part dune sorte dabsolutisme qui sinstalle de la situation crisique. Cela signifie quil nexiste plus rien dans la
vie publique, dans les relations politiques, dans les situations diverses, plus rien qui ne soit pas crisique. Selon cette ide, la notion
de crise est passe du stade vnementiel ou conjoncturel et de la position grammaticale de sujet, au stade structurel et mme
infrastructurel (de la structure quon distingue la structure quon ne distingue plus parce quelle est devenue la chose en soi o nous
vivons) et la position grammaticale de qualificatif.

Ayant quelque chose comme un demi-sicle dexprience professionnelle et intellectuelle dun intrt ncessaire pour les affaires publiques,
et notamment les relations internationales, je me rappelle trs bien de ce temps o lon entrait dans une crise, exactement comme dans un
match de football dune finale de comptition commence aprs les diverses comptitions de qualification, ou comme deux poux saffrontent
aprs de multiples accrochages et querelles, et celle-ci de querelle de ce soir sachevant par la dcision de lun de quitter le domicile
conjugal. Ensuite, le match se fait dans son paroxysme jusquau rsultat final, et laffrontement des deux poux jusqu la procdure de
divorce, puis enfin le divorce prononc et toutes les ncessaires et dchirantes procdures accomplies. Dans les deux cas, les crises ont
suivi leur schma normal : la prparation, la monte de la tension, la phase paroxystique de laffrontement, la rsolution ncessaire et
invitable, brutale, la dissolution, voire leffondrement tout aussi brutal de la tension.

En 1968, par exemple, je men rappelle comme si ctait hier parce que ce fut ma premire aventure journalistique on pouvait suivre le
Printemps de Prague, la monte de la tension avec la libralisation de la Tchcoslovaquie clatant comme la charmante image des Cent-Fleurs
de Mao au printemps, les manuvres diverses des chars des amis-frres du Pacte de Varsovie, les rencontres brutales de Dubcek avec
Brejenv-Kossyguine-Podgorny, le fameux trio de lURSS dalors ; chaque jour vous vous dites Est-ce pour demain ?, et puis vous
vous dites Non, ce nest pas possible car la fte continue Prague, et cela jusqu cette nuit du 21 aot 1968 o javais poursuivi une
soire au journal jusquau bouclage de minuit et demi par quelques verres bien temprs, entre journalistes comme dans un film du
genre-Plus dure sera la chute avec Bogart, pour rentrer cinq heures du matin, et vous pouviez entendre au bulletin de lheure sur
la radio de votre automobile, la nouvelle fivreuse que des avions sovitiques transporteurs de troupes ont atterri sur laroport de
Prague ... Des colonnes de chars ont commenc franchir la frontire tchcoslovaque ; et vous vous dites, le cur serr soudain,
Voil, a y est, nous y sommes, mon Dieu que va-t-il se passer ? ; et vous savez que, comme vous, dans quelques heures, tous vos
compatriotes, mme ceux qui se foutent dhabitude des nouvelles politiques, vous savez quaujourdhui tout le monde va couter, lire,
sinformer, sinterroger, parce que la crise est entre dans son paroxysme... Deux mois plus tard, ce sera fini, le printemps devenu
automne, lamertume de lvnement retomb, la crise est finie, circulez parce quil ny a vraiment plus rien voir.

Aujourdhui, plus rien de semblable ... Aujourdhui (disons, depuis 2008-2010), plus rien de semblable, mme par comparaison avec 2003 par
exemple, et la crise (ONU, discours de Villepin) jusqu lattaque de lIrak, du temps o les matres du monde roulaient des mcaniques en
vous disant, hein, When we act, we create our own reality.... Ctait en 2002 quils disaient a, du temps
o Bruxelles bruxellait toujours et o Washington washingtonait encore. Ca, ctait une crise, et le monde tremblait... Aujourdhui, la
crise en tant que telle, en tant que cet vnement fix dans cette squence classique monte de la tension-paroxysme-retour au calme-crise
acheve a disparu, remplace par la structure crisique du monde o aucune crise ne se termine, et le moteur de linfrastructure crisique
qui fonctionne en-dessous et tout autour de nous, nous offrant un cadre trs actif dactivit crisique gnral sinon exclusif des affaires
du monde, comme un tremblement de terre sans interruption. Certes, il y a des pisodes, le putsch de Kiev et les mille-et-une invasions
russes de lUkraine, la dcision autour de la Grce qui va faire Grexit ou pas comme on fait Banco au casino, lArme de
la Conqute conduite par le Marchal Erdoturk dont on se demande si elle va se casser les dents sur Daesh en Syrie, ou le
contraire, et ainsi de suite. Mais tout cela ne fait pas les gros titres comme on disait dans le temps, l-bas, au loin, du temps o lon
chantait Que reste-t-il de ces beaux jours ; des gros titres dailleurs, la presse classique, celle que je nomme
presse-Systme avec un mpris dont je souris moi-mme tant il me rchauffe mes gaillards, la presse-Systme est totalement impuissante
faire des gros titres dsormais. Jobserve dit gaillardement le commentateur, que mme le Viagra est impuissant la stimuler, il ne lui
fait plus deffet la pauvrette...

Vous tes comme dans une croisire, lorsque vous naviguez sur un navire de taille humaine qui permet des sjours en mer en ressentant le
mouvement infini de la mer, par exemple, sur un cotre de 12-14 mtres, pleine toile, pour une affaire de quatre-cinq jours en mer. Votre
monde rduit ce pont de lattes de bois bien vernies ne cesse jamais de bouger, effectivement comme un tremblement de terre, un
tremblement de mer continu. Assez vite, vous ne vous apercevez plus de ce mouvement continu parce que le corps shabitue, compense par
effet mcanique et donc inconscient le mouvement, en efface la conscience le plus souvent sauf dans le cas dune mer encore un peu plus
forte, dune houle encore plus prononce ; mais dans les priodes soi-disant de calme ou dapaisement en fait vous bougez en
permanence mme lorsque vous croyez tre immobile et vous faites lapprentissage de ce qui va devenir un nouvel quilibre dans le mouvement
incessant. Vous ne cessez plus jamais de bouger mais tout se passe comme si vous ne bougiez plus parce que votre corps est vraiment devenu
un ensemble, un systme en mouvement constant, on pourrait dire que votre corps est devenu crisique. (Vous le mesurez quand, aprs
quatre-cinq jours en mer, vous arrivez lescale et dbarquez sur la terre ferme. Pendant une minute, pendant quatre-cinq minutes que
sais-je, vous tanguez, vous titubez, vous vous retenez ceci ou cela, tant quon se dit parfois Quelle muffle il tient, celui-l et
que parfois vous devez vous asseoir jusqu ce que votre corps commence se rhabituer labsence de mouvement de la terre justement dite
ferme.)

... Eh bien, aujourdhui ce nest plus le corps qui est dans cet tat, cest la psychologie. Cest ce qui nous vaut le titre de cette
honorable chronique, de Psychologie crisique, elle ne cesse plus de bouger, de tanguer, presse de tous cts et sans aucune
interruption, par toutes les crises qui nen font plus quune et produise ce mouvement permanent, constant... Pourtant elle shabitue, la
psychologie, elle se fait exactement comme un caractre se forme et se forge dans la tempte quest la vie lorsque la vie est vcue pour ce
quelle est, comme une crise permanente. Elle abandonne son statut de psychologie de crise (psychologie en crise cause des crises quon
distinguerait encore) pour devenir psychologie crisique (psychologie qui a absorb la permanence du mouvement que lui impose
linfrastructure crisique du monde, et toutes les crises incessantes, sadditionnant, organisant un tremblement de crise sans
interruption).

Et quest-ce que cest que cette psychologie crisique que je dcouvre ? Justement, elle rserve des surprises... Cest vrai, il mest
arriv dans cette chronique dvoquer mon angoisse effectivement chronique, mes tourments, mes interrogations affreuses et ainsi de suite.
Ces longues plaintes dont jessayais pourtant de dgager un sens qui mvitait le dsespoir (par exemple le 19 mars 2013) mais qui gardaient
une affreuse dimension dun tragique pathtique navaient dautre but que de tmoigner, car pour se soigner et sen dbarrasser il tait
vident que rien, absolument rien ntait esprer. Eh bien, voil que les choses tendent changer, ou quelque chose du genre... Il se
pose dsormais la question, depuis quelques temps, que je peux rsumer lestement de cette faon en me rappelant cette fuite et cette chute
dans langoisse : Et alors ? Ce qui se traduirait, au regard du tumulte formidable des crises qui sempilent et sajoutent, et
forment dsormais un monde nouveau, crisique et rien que cela, cela se traduirait de cette faon plus labore, plus avance, dune faon
plus raliste si lon veut, Et alors, quest devenue ton angoisse, cette ombre sombre de ton ombre qui semblait devoir temporter, qui
colorait ton avenir de la couleur des crpuscules sans lendemain ?.

Certes, rien na disparu bien au contraire. Le fardeau est toujours l, avec son poids terrible, sa prsence constante, mais il me semble
quil il a une consistance diffrence. Il demande toujours des efforts constants et terribles mais qui ne vont pas tous dans le mme sens de
la dpression du caractre, ou de la lutte contre la dpression du caractre pour retrouver un peu dardeur, des efforts qui semblent
dsormais produire toujours plus de cette rsilience qui transforme la dpression en ferme rsolution du caractre. Langoisse nest
absolument pas supprime, non, sans le moindre doute et je dirais mme au contraire, mais elle semble, comment dirait-on, se
civiliser, peut-tre, ou bien encore mieux, elle semble se diversifier dans des directions inattendues. Langoisse initiale subsiste, avec
son poids comme un boulet attach une cheville, mais sy ajoute dsormais une autre sorte dangoisse, assez trange, assez paradoxale,
peut-tre bien que je la qualifierais darienne et que je dirais quelle nest pas exempte dironie, dune certaine drision roborative
qui lui donne par moment de la lgret. Il y a des signes, je veux dire des signes extrieurs que ce phnomne ne serait pas d mon seul
nombrilisme dont il est reconnu par luniversit quil est ne peut tre que pathologique, puisque nourrissant une pense diffrente, mais
des signes extrieurs qui font que je prtendrais au contraire que ce phnomne reprsente objectivement une volution gnrale et que la
pathologie nest plus dans le caractre mais dans lvolution dsormais irrversible de ce monde catastrophique qui forge les caractres de
la rsistance.

Je dois avouer mes chers lecteurs quil y a de petits signes qui fleurissent, comme une floraison de printemps, dans lapparition de ces
textes de satire (voir les 31 mai 2015 et ce 19 juin 2015 daujourdhui mme qui a fortement renforc le sens de ce texte). Cette satire, telle que je la perois,
dclenche des rires trs librateurs, francs, pas du tout nerveux, ici et l quand je les lis. Nos adversaires, ces pauvres caractres sans
gloire ni ardeur, ces tristes corrompus qui puent le discours convenus, qui ont lesprit cribls de lieux communs, qui nont aucun but,
aucun sens, qui tournent en rond dans le nihilisme de leur narrative, nos adversaires qui ne sont pas si mchants, qui ne sont que
de pauvres hres sous lempire du Mal, montrent une si grande maladresse, une si catastrophique absence desprit quon ralise soudain,
et comme par surprise, combien les hros de la narrative sont proches de leur caricature lorsque lon propose leur caricature
(je cite
lun des textes rfrencs). Devant ces choses, le rflexe de langoisse est de se colorer dironie, et lon parlerait aussi bien, puisque
nous y sommes, dironie crisique.

Eh bien, je crois que cest cela, une psychologie crisique ; une psychologie de crise qui est en train dapprocher de la maturit,
cette maturit figurant le domaine psychologique qui va tre parcourue avec la complte conscience des caractres, de la puissance, de
luniversalit absolue du caractre crisique de la Grande Crise deffondrement du Systme. Je crois que cette psychologie crisique o
commence se signaler une sorte dangoisse plus arienne, en un sens paradoxal moins angoissante sans jamais quelle perde de sa force,
cest la psychologie qui accepte, qui reconnat, qui identifie lentre dcisive dans la phase paroxystique de limmense branlement
crisique du monde. Cela implique une sorte de libration, puisque cela implique une reconnaissance, je veux dire le fait que notre
psychologie a enfin reconnu les conditions du paroxysme crisique, et quelle nest donc plus place devant lnorme poids du rien
dont parlait le compte Joseph (voir une autre chronique, celle du 19 septembre
2013
).

... Le ridicule ne tue pas parce que nous ne sommes pas des tueurs ; non, le ridicule ridiculise, et pour ces pitres chevaliers du
Systme, ces justiciers trbuchants du conformisme de la modernit, le ridicule est la chose la plus terrible dont le Ciel puisse les
gratifier. Le ridicule les rduit leurs dimensions ... Voil quoi, peu peu, les vnements formidables jusqu la re-cration des
vnements du monde en un phnomne crisique gnral comme lon dirait dune dynamique sismique sans arrt finissent par changer tout ce qui
dpend deux, et particulirement notre psychologie. Je ne dis pas, stupidement, que nous y sommes, que nous sommes en train de lemporter
dans une chevauche fantastique ; nous ne saurons jamais quand nous aurons gagn, et dailleurs ce nest pas une bataille comme on en
trouve dans les historiographies convenues. Je dis que les sombres nues du tremblement de terre crisique sclairent de leur signification
profonde et cette trange clart de clair-obscur commence vous montrer ltat du monde tel quil est. La tromperie, la mascarade, le
simulacre reculent par la cause du ridicule qui les habite, tirs vers le bas par le Mal auquel ils cdent, et la vrit de la situation
du monde tend dsormais paratre pour ce quelle est. Ni langoisse, ni le tremblement de terre crisique ne sont finis, en aucune faon et
bien au contraire, mais la situation du monde se dissimule de moins en moins. On dirait que quelque Dieu du monde et de ses alentours a
dcid quil tait temps de mettre toutes nos cartes sur la table, pour enfin entamer la partie dcisive, celle qui ne dissimule plus. Nous
sommes psychologie dcouverte, lheure de la psychologie crisique.

Philippe Grasset

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