Boris Cyrulnik se penche sur la psychologie de l’exil – L’Orient

C’était la foule des grands soirs, jeudi, à la Résidence des Pins, où le Tout-Beyrouth se pressait, à l’invitation de l’ambassadeur de France, Denis Pietton, pour écouter l’écrivain-neurologue-éthologue-psychiatre-psychanalyste-universitaire, Boris Cyrulnik, parler de la psychologie de l’exil. Une réflexion qu’il a voulue sociale car le « problème est avant tout humain », et qui a porté sur les quatre stratégies à l’égard des migrants, observées par les anthropologues.
« Tous ceux qui ne vivent pas actuellement en Afrique de l’Est sont descendants de migrants. » C’est par cette affirmation que le Dr Cyrulnik, lui-même français d’origine russe, entame sa réflexion. Pourquoi ont-ils quitté cette région ? À cause des conflits, des catastrophes climatiques, de la faim, des conditions économiques, mais aussi par désir d’exploration... Boris Cyrulnik entend, par cette introduction, mettre chacun face à son passé, face à son avenir aussi. Vu les craintes de problèmes climatiques susceptibles de provoquer davantage de migrations, comme le prévoient certains géographes. « Cela ne m’étonnerait pas qu’il y ait des migrations liées à l’eau », dit-il.
Il observe alors « le manque de tendresse » légendaire à l’égard des migrants, qu’il s’agisse de migrants internes ou venus de l’étranger, Bretons, Italiens, ou autres. Il évoque aussi les « maux étranges » qui touchaient les soldats suisses ou français, longtemps forcés de s’engager dans la légion étrangère vu leur grande pauvreté, et qui vivaient mal d’être loin de chez eux. Il ne peut s’empêcher de montrer du doigt la « honte des deux guerres mondiales », avec ses 60 millions de morts, ses importants mouvements de migration et ses déplacements de populations dans des camps, pour y être exterminés.

Marginalisation, source de souffrance
Face à l’exil ou à la migration, les anthropologues observent schématiquement quatre stratégies. La marginalisation étant celle qui vient le plus facilement en tête. Une marginalisation qui est source de souffrance, tant pour les migrants que pour le pays d’accueil. Le Dr Cyrulnik donne l’exemple des catholiques polonais en France, qui trimaient dans des mines de charbon et de fer et qui étaient raccompagnés à la frontière s’ils étaient à l’origine du moindre problème. Il évoque aussi celui des immigrés italiens, qui étaient victimes « de réactions émotionnelles non maîtrisées » et de violences, comme « la ratonnade ». « Mettre les nouveaux arrivants dans des camps est une façon de les marginaliser », explique celui qui a développé, en France, le concept américain de résilience. Il ajoute que la marginalisation favorise le processus de « violence archaïque ». « De petites bandes se créent et dominent le groupe par la violence et la terreur », précise-t-il.
La cohabitation, autre stratégie observée, consiste à placer les nouveaux arrivants dans des quartiers abandonnés, comme celui de Belleville, en banlieue parisienne. « Se créent alors des communautés qui se côtoient sans se voir, transparentes l’une à l’autre », note Boris Cyrulnik. Si tout se passe bien, en apparence, « un raisonnement en bouc émissaire » émerge dès l’apparition du moindre problème. « C’est l’autre qui est alors responsable d’un malheur », explique-t-il. Une situation qui mène souvent à « de vraies violences », même lorsqu’une bêtise est à l’origine du différend. Il rappelle alors les violences qui ont explosé à Béziers entre les communautés rom et maghrébine, et qui exprimaient le malaise des deux parties.

L’assimilation abandonnée pour cause d’échec
Le Dr Cyrulnik s’attarde sur la stratégie d’assimilation, proposée par le gouvernement de Vichy, également proposée puis abandonnée par Marine Le Pen (candidate d’extrême droite à la présidentielle française), par les États-Unis et par Israël, pour cause d’échec. Il démontre alors les failles de l’assimilation, qui consiste à accueillir des étrangers sans vouloir rien savoir sur leurs origines, leur religion, leurs valeurs, leur culture. « C’est une véritable bombe à retardement, parce que la première génération de migrants souffre et se tait. Cette génération ne raconte pas les raisons pour lesquelles elle a été chassée de son pays, la torture dont elle a été victime, ni sa misère ou ses souffrances », dit-il à titre d’exemple. Elle ne dévoile pas non plus les difficultés qu’elle rencontre dans son pays d’accueil, les emplois difficiles et mal payés, l’exploitation.
Soucieuse de voir son rêve se réaliser, cette génération est prête à « accepter l’écrasement pour le bonheur de ses enfants ». « Ce n’est pas elle qui souffre le plus, mais la deuxième génération », note l’éthologue. On parle alors de « paradoxe de la deuxième génération ». Nés dans le pays d’accueil, ces enfants de migrants en ont fréquenté les écoles. Leur langue maternelle est celle de ce pays. « C’est pourtant eux qui vivent ce paradoxe, car le silence de leurs parents les a placés en situation d’insécurité », indique l’éducateur, comme s’est plu à le présenter le psychologue Antoine Romanos. Tout ce qui leur a été transmis sur leur pays d’origine est « un trou », alors qu’ils ont « besoin d’un sentiment d’appartenance pour se construire un projet d’existence ». Ils peuvent alors ressentir un sentiment d’hostilité vis-à-vis de leur culture d’accueil ou idéaliser leur culture d’origine.
Boris Cyrulnik met clairement en garde contre le danger pour les cultures de se murer, de se renfermer sur elles-mêmes. « Toute personne extérieure à cette culture, par sa couleur de peau, sa langue ou sa croyance, n’est pas considérée comme un être humain. Si elle meurt, ce n’est pas grave, indique-t-il. Car les seuls vrais êtres humains sont ceux qui ont la même langue, la même couleur de peau, la même croyance. » Une représentation criminelle qui peut mener à la guerre, prévient-il.

L’intégration, un sujet tabou ?
Vient enfin la stratégie d’intégration, que souhaitent 80 % des migrants et 80 % des cultures d’accueil. Une stratégie qui a fait l’objet d’études dirigées par le chercheur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le professeur Michel Tousignant. Ses résultats ont notamment montré que « plus les arrivants parlent leur langue d’origine, mieux ils s’intègrent à leur culture d’accueil et moins ils sombrent dans la délinquance ». L’enfant d’émigrés se débrouillera donc mieux s’il parle deux langues, celle de son pays d’origine et celle de sa patrie d’accueil, affirme Boris Cyrulnik. « De tels travaux seraient mal vus en France », estime-t-il, évoquant le caractère tabou du sujet dans l’Hexagone.
Il n’en évoque pas moins l’excellente performance intégrative de la communauté arménienne en France, qui a pourtant été source de profonde angoisse pour ses descendants. « Car les arrivants se sont tus. Il y a eu beaucoup de non-dits. » Conséquence de ce silence, « leurs descendants sont aujourd’hui en campagne permanente pour faire admettre le principe du génocide », indique-t-il. Il expliquera ultérieurement, en réponse à une question, qu’il n’est pas question de raconter directement l’horreur vécue, mais de rapporter les souffrances vécues, de manière détournée, notamment à travers l’art ou l’écriture.
Boris Cyrulnik nous pousse forcément, nous Libanais, à réfléchir sur notre façon d’accueillir les communautés étrangères qui se sont réfugiées, au fil des siècles, au pays du Cèdre, à savoir les Arméniens, les Palestiniens, les Kurdes, les Syriens... Sans oublier les migrants économiques, cette main-d’œuvre domestique, philippine, éthiopienne, malgache, sri lankaise, népalaise ou autre, qui a pour seul objectif d’améliorer son niveau de vie dans son pays d’origine. Nous pourrions aussi nous pencher sur notre propre exil, dans les pays de l’émigration...

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