Bases scientifiques d’une philosophie de l’histoire

Présentation des biais épistémologiques et méthodologiques en histoire, illustration par l'exemple

Avec Psychologie des foules (1895), je m’étais emballée, émettant quelques minimes réserves quand à la valeur scientifique des propos séducteurs de Gustave Le Bon. Après Les incertitudes de l’heure présente (1923) du même auteur, je mettais la faiblesse argumentative sur le compte de la forme de l’ouvrage, tendant plutôt vers le recueil de citations. J’ai donc tenté une autre lecture de Gustave Le Bon dont le titre supposait un contenu plus scientifique : Bases scientifiques d’une philosophie de l’histoire (1931).
Le titre est évidemment audacieux ; il sous-entend qu’une philosophie peut avoir des bases scientifiques (les avis ne sont pas unanimes sur cette conjecture). De plus on se questionne encore aujourd’hui sur la scientificité des disciplines historiques, et là, il s’agit carrément de se consacrer à la scientificité de la philosophie de l’histoire. Sacré programme ! Je me suis dit qu’avec de telles prétentions, Gustave Le Bon était obligé de nous présenter un ouvrage un peu plus sérieux que les précédents sur le plan épistémologique.

Le site internet de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) réalise un travail remarquable en numérisant énormément d’auteurs dont les œuvres sont libres de droit. C’est ainsi que j’ai pu me procurer une édition numérique de ce livre, réalisée à partir de son unique édition papier datant de 1931.

Gustave Le Bon comme à son habitude propose un plan très clair de ce dont il va nous parler. Cela consistera en un bref historique des différentes méthodes employées en histoire à travers les siècles, permettant de décrire et d’analyser les évènements passés, leurs causes et leurs conséquences. Il s’agira de les expliciter mais surtout de critiquer leur faiblesse scientifique. Les historiens commettent un certain nombre d’erreurs. Ils omettent notamment très souvent les facteurs psychologiques sous-tendant pour beaucoup, selon Le Bon, les comportements des individus. « La psychologie montre encore que les erreurs de jugement sur les évènements historiques tiennent, en général, à ce qu’on leur attribue une genèse rationnelle alors qu’ils résultent d’influences affectives et mystiques spéciales à chaque peuple, influences sur lesquelles la raison reste sans prise ; que les croyances religieuses et les croyances politiques à forme religieuse ne s’édifient pas sur des raisons ; que la mentalité d’une collectivité différant tout à fait de celle des individualités qui la composent (…) » . Il explique par exemple la défaite allemande de 14-18 comme étant la résultante d’une perte de confiance dans le succès final (facteur majeur mais non unique de cette défaite selon Lebon, mais omis par les rapports des commissions de l’époque). Une autre erreur souvent commise et dénoncée ici est la tendance à analyser les évènements du passé avec le regard politique, social et culturel de l’époque actuelle ; sage révélation mais Gustave Le Bon se s’abstiendra pas pour autant de la réaliser également, comme nous le verrons plus loin. Il s’agira donc d’appliquer un véritable regard critique sur les méthodologies historiques, et particulièrement sur le recours au témoignage.

De manière synthétique, on peut articuler selon Le Bon les conceptions interprétatives de l’histoire en trois temps : conception d’abord romanesque, puis théologique, et, enfin, à l’époque contemporaine dont le livre date, conception philosophique, qu’il définit ainsi : « Elle nous dit que les évènements sont conditionnés par des nécessités étrangères au hasard ou à des volontés supérieures. La science s’efforce de déterminer ces nécessités, mais leur complexité ne permet pas d’espérer qu’elles soient toujours déterminables. » Sages propos, mais dont la conclusion – la non possibilité de toujours trouver les causes des évènements – ne se ressent pas dans la suite du livre, où l’auteur décortique de nombreux évènements des siècles passés.

La grande faiblesse de ce livre, pire, le grand danger, c’est que, selon moi, l’auteur n’applique pas sur lui-même ce qu’il dénonce chez les autres (le recours au témoignage, le manque d’objectivité, l’utilisation d’interprétations de l’histoire pour soutenir des idéologies, l’argument d’autorité, la rhétorique attrayante mais fallacieuse, la simplicité des explications…). Cela le conduit à nous présenter, alors que le but du livre était plutôt de se questionner sur les bases scientifiques des méthodologies employées en histoire, une vision élitiste, progressiste et raciste de l’histoire.
Elitiste, comme le montre par exemple cet extrait, où Le Bon affirme que « Toutes les découvertes qui transformèrent la vie des peuples furent l’œuvre de fortes individualités et jamais celle des foules. » Fortes individualités, soulignons-le, également plutôt issues des classes supérieures, de sexe masculin, et dont l’histoire a retenu le nom. Vision donc d’une histoire construite « par le haut », et jamais, ou anecdotiquement, « par le bas », par les ouvriers, les artisans, les minorités… comme le conçoivent un certain nombre d’historiens et scientifiques actuels (voir Jared Diamond, Howard Zinn, Clifford Conner…), bien que je ne sache pas s’il s’agit ou non d’un consensus.
Progressiste, parce qu’il affirme que ce n’est que très récemment que les progrès (découvertes, amélioration des conditions de vie…) sont devenus rapides : les « découvertes [sont] extrêmement supérieures à toutes celles accomplies durant la lente succession d’âge qui l’ont précédé ». Assertion assez forte de la part de quelqu’un qui quelques pages avant, dénonce une erreur fréquente des analyses historiques, à savoir, l’application du regard actuel sur les faits passés.
Raciste, enfin, et peut-être surtout, comme on le devine déjà dans ses autres ouvrages. Cela ne m’étonnerait pas d’ailleurs que Stephen Jay Gould dans La mal-mesure de l’homme (où il critique les travaux de scientifiques qui ont soutenu des thèses racistes) cite à un moment ou un autre Gustave Le Bon, mais je ne m’en rappelle plus. Selon ce dernier, même une éducation parfaite, des institutions irréprochables, « ne sauraient transformer certaines influences ancestrales » , « un peuple de métis est voué à l’anarchie et aux dictatures » , ou encore « Les races supérieures se distinguent nettement des races inférieures non par des moyennes, mais parce que les première possèdent un petit nombre de cerveaux volumineux, dont les secondes sont toujours dépourvues. » Petit florilège de quelques répliques, parmi d’autres, allant toujours dans le même sens.

Ce qui devait être un résumé, une présentation de cet ouvrage de Gustave Le Bon s’est plutôt terminé en critique. Critique à surement relativiser, car je n’ai pas de connaissance ou de formation particulière en histoire. Il s’agit de mon « ressenti » à la lecture de cet ouvrage, conforté par mes précédentes lectures de cet auteur, qui me questionnaient déjà. Ressenti je pense tout de même un peu étayé.
C’est donc bien le dernier ouvrage que je compte ouvrir de Gustave Le Bon, pour principalement deux raisons ; d’abord parce qu’on peut vraiment remettre en cause la valeur scientifique de ses propos, et la rigueur de ses expérimentations. Ensuite, et surtout, parce que ces propos sont séducteurs. Gustave Le Bon n’est pas exempt du « prestige » qu’il décrit chez certains hommes politiques, qui séduisent quelque soit la véracité de leurs propos, par leur éloquence, leur usage des mots, leur position sociale, leur recours aux sentiments… Il nous dit d’ailleurs que « L’art de gouverner doit s’adresser aux mobiles mystiques, collectifs et affectifs qui mènent les hommes, et très peu à leur raison. » . Apparemment, l’art de démontrer également. Ses thèses sont d’ailleurs très séductrices, par leur simplicité et leur potentiel explicatif universel, comme celle-ci, qui revient en leitmotiv : « La propagation de la croyance dans l’inconscient par contagion mentale, suggestion, prestige, etc., exerça dans la vie des peuples un rôle fort supérieur à celui de la raison. » . Mais c’est justement cette simplicité qui fait qu’elles sont séduisantes et dangereuses.
Je ne sais pas, même si je le suppose fortement, si des auteurs récents ou contemporains de Gustave Le Bon se sont attelés à critiquer son œuvre. J’en chercherai peut-être, mais mon avis quand à l’intérêt des ouvrages de Gustave de Le Bon est déjà bien établit, même si je serai prête à le remettre en question.

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Bases scientifiques d’une philosophie de l’histoire

Présentation des biais épistémologiques et méthodologiques en histoire, illustration par l'exemple

Avec Psychologie des foules (1895), je m’étais emballée, émettant quelques minimes réserves quand à la valeur scientifique des propos séducteurs de Gustave Le Bon. Après Les incertitudes de l’heure présente (1923) du même auteur, je mettais la faiblesse argumentative sur le compte de la forme de l’ouvrage, tendant plutôt vers le recueil de citations. J’ai donc tenté une autre lecture de Gustave Le Bon dont le titre supposait un contenu plus scientifique : Bases scientifiques d’une philosophie de l’histoire (1931).
Le titre est évidemment audacieux ; il sous-entend qu’une philosophie peut avoir des bases scientifiques (les avis ne sont pas unanimes sur cette conjecture). De plus on se questionne encore aujourd’hui sur la scientificité des disciplines historiques, et là, il s’agit carrément de se consacrer à la scientificité de la philosophie de l’histoire. Sacré programme ! Je me suis dit qu’avec de telles prétentions, Gustave Le Bon était obligé de nous présenter un ouvrage un peu plus sérieux que les précédents sur le plan épistémologique.

Le site internet de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) réalise un travail remarquable en numérisant énormément d’auteurs dont les œuvres sont libres de droit. C’est ainsi que j’ai pu me procurer une édition numérique de ce livre, réalisée à partir de son unique édition papier datant de 1931.

Gustave Le Bon comme à son habitude propose un plan très clair de ce dont il va nous parler. Cela consistera en un bref historique des différentes méthodes employées en histoire à travers les siècles, permettant de décrire et d’analyser les évènements passés, leurs causes et leurs conséquences. Il s’agira de les expliciter mais surtout de critiquer leur faiblesse scientifique. Les historiens commettent un certain nombre d’erreurs. Ils omettent notamment très souvent les facteurs psychologiques sous-tendant pour beaucoup, selon Le Bon, les comportements des individus. « La psychologie montre encore que les erreurs de jugement sur les évènements historiques tiennent, en général, à ce qu’on leur attribue une genèse rationnelle alors qu’ils résultent d’influences affectives et mystiques spéciales à chaque peuple, influences sur lesquelles la raison reste sans prise ; que les croyances religieuses et les croyances politiques à forme religieuse ne s’édifient pas sur des raisons ; que la mentalité d’une collectivité différant tout à fait de celle des individualités qui la composent (…) » . Il explique par exemple la défaite allemande de 14-18 comme étant la résultante d’une perte de confiance dans le succès final (facteur majeur mais non unique de cette défaite selon Lebon, mais omis par les rapports des commissions de l’époque). Une autre erreur souvent commise et dénoncée ici est la tendance à analyser les évènements du passé avec le regard politique, social et culturel de l’époque actuelle ; sage révélation mais Gustave Le Bon se s’abstiendra pas pour autant de la réaliser également, comme nous le verrons plus loin. Il s’agira donc d’appliquer un véritable regard critique sur les méthodologies historiques, et particulièrement sur le recours au témoignage.

De manière synthétique, on peut articuler selon Le Bon les conceptions interprétatives de l’histoire en trois temps : conception d’abord romanesque, puis théologique, et, enfin, à l’époque contemporaine dont le livre date, conception philosophique, qu’il définit ainsi : « Elle nous dit que les évènements sont conditionnés par des nécessités étrangères au hasard ou à des volontés supérieures. La science s’efforce de déterminer ces nécessités, mais leur complexité ne permet pas d’espérer qu’elles soient toujours déterminables. » Sages propos, mais dont la conclusion – la non possibilité de toujours trouver les causes des évènements – ne se ressent pas dans la suite du livre, où l’auteur décortique de nombreux évènements des siècles passés.

La grande faiblesse de ce livre, pire, le grand danger, c’est que, selon moi, l’auteur n’applique pas sur lui-même ce qu’il dénonce chez les autres (le recours au témoignage, le manque d’objectivité, l’utilisation d’interprétations de l’histoire pour soutenir des idéologies, l’argument d’autorité, la rhétorique attrayante mais fallacieuse, la simplicité des explications…). Cela le conduit à nous présenter, alors que le but du livre était plutôt de se questionner sur les bases scientifiques des méthodologies employées en histoire, une vision élitiste, progressiste et raciste de l’histoire.
Elitiste, comme le montre par exemple cet extrait, où Le Bon affirme que « Toutes les découvertes qui transformèrent la vie des peuples furent l’œuvre de fortes individualités et jamais celle des foules. » Fortes individualités, soulignons-le, également plutôt issues des classes supérieures, de sexe masculin, et dont l’histoire a retenu le nom. Vision donc d’une histoire construite « par le haut », et jamais, ou anecdotiquement, « par le bas », par les ouvriers, les artisans, les minorités… comme le conçoivent un certain nombre d’historiens et scientifiques actuels (voir Jared Diamond, Howard Zinn, Clifford Conner…), bien que je ne sache pas s’il s’agit ou non d’un consensus.
Progressiste, parce qu’il affirme que ce n’est que très récemment que les progrès (découvertes, amélioration des conditions de vie…) sont devenus rapides : les « découvertes [sont] extrêmement supérieures à toutes celles accomplies durant la lente succession d’âge qui l’ont précédé ». Assertion assez forte de la part de quelqu’un qui quelques pages avant, dénonce une erreur fréquente des analyses historiques, à savoir, l’application du regard actuel sur les faits passés.
Raciste, enfin, et peut-être surtout, comme on le devine déjà dans ses autres ouvrages. Cela ne m’étonnerait pas d’ailleurs que Stephen Jay Gould dans La mal-mesure de l’homme (où il critique les travaux de scientifiques qui ont soutenu des thèses racistes) cite à un moment ou un autre Gustave Le Bon, mais je ne m’en rappelle plus. Selon ce dernier, même une éducation parfaite, des institutions irréprochables, « ne sauraient transformer certaines influences ancestrales » , « un peuple de métis est voué à l’anarchie et aux dictatures » , ou encore « Les races supérieures se distinguent nettement des races inférieures non par des moyennes, mais parce que les première possèdent un petit nombre de cerveaux volumineux, dont les secondes sont toujours dépourvues. » Petit florilège de quelques répliques, parmi d’autres, allant toujours dans le même sens.

Ce qui devait être un résumé, une présentation de cet ouvrage de Gustave Le Bon s’est plutôt terminé en critique. Critique à surement relativiser, car je n’ai pas de connaissance ou de formation particulière en histoire. Il s’agit de mon « ressenti » à la lecture de cet ouvrage, conforté par mes précédentes lectures de cet auteur, qui me questionnaient déjà. Ressenti je pense tout de même un peu étayé.
C’est donc bien le dernier ouvrage que je compte ouvrir de Gustave Le Bon, pour principalement deux raisons ; d’abord parce qu’on peut vraiment remettre en cause la valeur scientifique de ses propos, et la rigueur de ses expérimentations. Ensuite, et surtout, parce que ces propos sont séducteurs. Gustave Le Bon n’est pas exempt du « prestige » qu’il décrit chez certains hommes politiques, qui séduisent quelque soit la véracité de leurs propos, par leur éloquence, leur usage des mots, leur position sociale, leur recours aux sentiments… Il nous dit d’ailleurs que « L’art de gouverner doit s’adresser aux mobiles mystiques, collectifs et affectifs qui mènent les hommes, et très peu à leur raison. » . Apparemment, l’art de démontrer également. Ses thèses sont d’ailleurs très séductrices, par leur simplicité et leur potentiel explicatif universel, comme celle-ci, qui revient en leitmotiv : « La propagation de la croyance dans l’inconscient par contagion mentale, suggestion, prestige, etc., exerça dans la vie des peuples un rôle fort supérieur à celui de la raison. » . Mais c’est justement cette simplicité qui fait qu’elles sont séduisantes et dangereuses.
Je ne sais pas, même si je le suppose fortement, si des auteurs récents ou contemporains de Gustave Le Bon se sont attelés à critiquer son œuvre. J’en chercherai peut-être, mais mon avis quand à l’intérêt des ouvrages de Gustave de Le Bon est déjà bien établit, même si je serai prête à le remettre en question.

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