Après les incidents de l’avenue Bourguiba, faisons lumière de …

L’ère des foules.

En cette Tunisie postrévolutionnaire où tout — le meilleur comme le pire — demeure possible, Tunis est aujourd’hui le Paris de demain, Paris que magnifiait le cri du général de Gaulle, au lendemain de la Libération, et que je plagierai volontiers : “Tunis torturé, Tunis assiégé, Tunis libéré… ”

Pour les politiciens qui ne l’auraient pas encore compris, nous sommes en plein dans l’ère des foules, le monde entier y étant déjà entré depuis la fin du XIXe siècle, ainsi que le soutenait, déjà en 1895, Gustave Le Bon dans Psychologie des foules, y parlant d’une âme collective qui fait l’action des foules.

Cet âge des foules où la voix des masses est prépondérante, nous le vivons en Tunisie depuis la Révolution et nous en avons vu hier, sur l’avenue Bourguiba en ce triste anniversaire du 9 avril, l’aspect le moins reluisant, où une fête s’est transformée en un drame, le jour de la célébration des martyrs, qui plus est!

La faute de pareil drame est commune à tous les acteurs politiques, les plus sincères comme les plus fourbes, ceux qui se réclament du droit régalien du respect de la légalité telle que traduite dans les textes juridiques comme ceux qui se réclament du droit non moins absolu de la légitimité du respect de la volonté populaire telle qu’exprimée par son désir de liberté.

Dans cette ère du “Nous”, pour reprendre une formule heideggérienne, nos politiciens continuent pourtant à user de la logique de l’ère du “Je”, et c’est la faillite de la politique et de ceux qui la font, aussi bien les hommes et femmes au pouvoir que ceux qui sont dans l’opposition; les uns, en se laissant piéger, en imposant des décisions sans concertation suffisante pour en faire ressortir le bien-fondé (l’exemple par excellence ayant été la fermeture de l’avenue Bourguiba aux manifestations, ce symbole majeur du pouvoir du peuple), les autres, en exploitant un sentiment légitime d’attachement à l’expression libre pour des visées moins avouées et en violentant ainsi l’État de droit qui suppose le respect formel de ses règles, y compris les moins légitimes, et leur contestation par les voies légales et pacifiques pour le moins.

Ce faisant, les uns et les autres laissent libre cours aux menées malveillantes de tous ceux qui ne veulent pas le bien pour ce pays et pour son peuple et dont une minorité agissante existera toujours, et qu’il s’agit, faute de la réduire en silence, de limiter la portée de son action pernicieuse. C’est du moins l’impératif majeur s’imposant à toute conscience libre au service de ce pays et de son vaillant peuple.

Pourtant, nos politiciens qui prétendent parler au nom de ce peuple, et répondre à ses besoins, pratiquant la politique sans nuances, sans âme, ne font que passer à côté du réel de ce peuple, ce réel qui est fait moins du besoin (quel qu’il soit) que du désir (le désir de dignité d’abord), selon la formule de Baudrillard.

Ils oublient ainsi qu’en ce peuple, plus sage que ses élites, existe une nitescence, un rayonnement intérieur, une harmonie et une énergie spécifiques, tout ce qui fait cette aura dont parle Walter Benjamin et qui permet de saisir, au-delà du matériel et des apparences, un fort aspect spirituel et invisible. Aussi, comprend-il leurs agissements sans leurs artifices et leur politique d’artefacts.

Parlant en son nom, nos politiques et élites actuels ne voient pas l’essentiel du tissu sociologique et de l’armature psychologique de ce peuple; et s’ils en voient un aspect, il leur apparaît déformé par leurs a priori. Pourtant, s’ils avaient davantage d’humilité que d’ego et de prétention au savoir infus, s’ils avaient eu le sens politique nécessaire pour comprendre ce peuple mature, ils auraient eu le charisme des grands hommes, cette capacité qui peut être pour les uns dans le retrait, pour les autres dans l’empathie fusionnelle autorisant la saisine de l’utopie interstitielle parcourant les différentes couches de la Tunisie de bout en bout, commandant la modestie d’une connaissance devant être ordinaire, s’attachant à comprendre l’actuel et le quotidien des gens humbles, mais toujours dignes et l’accompagnant, en osant s’imposer le consensus que permet une raison sensible.

Notre peuple, notre société, cette machine à faire des Dieux, selon la formule de Bergson, a besoin, au-delà d’une conception rationaliste, que l’on saisisse son besoin spirituel. Ce besoin n’est pas, comme le croient par trop rapidement d’aucuns, un besoin de plus de religion ou de religiosité; car la spiritualité si elle inclut la religion, la dépasse. C’est d’une demande de saisine de l’ombre se cachant dans la lumière, l’irréel qui fait notre réel qu’il s’agit, avoir en quelque sorte l’intelligence du mal, pour reprendre le titre d’un livre de Baudrillard, soit posséder ce savoir qui consiste à assembler tous les éléments dont est faite notre société.

En effet, un vrai politicien est celui qui sait rassembler sans diviser, sans séparer les supposés bons des supposés mauvais, car il y a une part animale en chacun, sa part de matérialité. Et rappelons-nous toujours que c’est quand l’homme a cherché à être exclusivement angélique qu’il est devenu maléfique; ainsi, c’est parce que la modernité a refusé pareille animalité qu’elle a abouti à la bestialité que l’histoire étale sous nos yeux à longueur de l’actualité politique.

C’est pourquoi la postmodernité de laquelle tout homme politique sérieux doit se réclamer renoue avec les valeurs traditionnelles (et notre culture en est riche), dont cette hommerie évoquée par Montaigne dans ses Essais et qui peut être résumée par cette station au-dessus des turpitudes des plus diverses et irrépressibles pulsions humaines.

Aujourd’hui, la Tunisie est à la croisée des chemins; seuls des hommes courageux, mus par le sens de l’histoire, ayant une conception saine et sereine de l’humain, respectueuse de la double dimension matérielle et spirituelle de l’homme, sont capables de faire que ce moment historique rare s’épiphanise en un modèle durable de gouvernance valable partout et en tous lieux, à un moment où la postmodernité a signé la mort du modèle politique encore en cours dans un Occident en pleine crise économique, mais surtout éthique.

Pareils hommes seraient capables de saisir la richesse de la part d’ombre qui se niche en tout être humain, la fécondité de l’art du retrait par rapport à tout, surtout aux intérêts propres, pour se retrouver en harmonie avec l’essence de la socialité postmoderne, cet être ensemble ayant pour unique objectif justement d’être ensemble malgré, au-delà et à cause de nos différences.

Du contrat social au pacte de socialité.

Il s’agit de s’adonner à une politique que je nomme compréhensive où le but de l’être ensemble n’a de finalité que la prise en compte du réel sans recherche de justification ou de légitimation de la façon d’être de chacun qui est, malgré ses ombres et avec ses lumières, à prendre et à respecter telle quelle et telle qu’elle est. C’est l’invagination du sens du politique comme dirait Merleau-Ponty, une mise en pratique hic et nunc (ici et maintenant) de l’utopie interstitielle qui se niche dans l’imaginaire populaire et que tout observateur clairvoyant ne peut pas ne pas voir ou deviner, pour le moins.

C’est ce qui permet de faire de notre nuit actuelle, cette “nuit obscure” de Saint Jean de la Croix (Ô nuit qui m’a guidé, Ô nuit plus belle que l’aurore, Ô nuit qui as uni l’ami avec l’aimée, l’aimée en l’ami transformée), la garantie d’un processus d’illumination quasi mystique. Et que l’on se souvienne de ce que disait Nietzsche : Ce qui ne tue pas rend fort! C’est l’épreuve, la confrontation qui est nécessaire, une sorte d’initiation qui est la forme élevée de la socialisation des temps présents. Que nos hommes politiques, ou ceux qui se prétendent faire honnêtement la politique, le méditent!

Aujourd’hui, leur devoir est d’être à la hauteur du peuple qui, avec son sens inné de la sagesse, est bien supérieur dans l’art politique à toutes leurs prétentions. Qu’ils sachent que si la modernité a mis en avant l’éducation à laquelle nombre d’entre eux se réfèrent avec ses diverses techniques sophistiquées, la postmodernité a imposé celle de l’initiation dont peu d’entre eux parlent, juste ceux qui sont les plus lucides sur la politique. Or, il n’y a d’initiation véritable que dans une suite d’épreuves! Et quelle meilleure épreuve que celle de se fondre avec le peuple, ses soucis, ses rêves, ses illusions aussi, ainsi même que ses dérives et ses divagations?

Tout est à prendre en compte, car c’est le point de réversion évoqué par Baudrillard, c’est la déréliction actuelle (l’impossibilité pour l’homme abandonné, laissé à lui-même, de se mettre hors danger, d’échapper à une impuissance sans secours divin, sans ce que j’appelle un “pilotage providentiel”), l’angoisse qui est le signe symbolique de l’accomplissement futur et sûr de la Révolution tunisienne, ce Coup du peuple ayant fait réalité d’une pure virtualité.

De fait, le lien social en postmodernité peut naître de tout, y compris de la transe et de l’hystérie. Il y a un rapport nécessaire à l’ombre, à l’abîme, aux extrêmes qui ramènent au centre, à la centralité souvent souterraine que ne distinguent que les plus perspicaces et qui finit toujours par affleurer à la surface, quitte à surprendre, à prendre la forme d’un tsunami.

Le principe de réalité étant devenu réducteur, c’est le réel qu’il faut prendre en compte, ce réel qui est gros de l’irréel, pour parler de manière wébérienne. Un retour aux paramètres ignorés que sont les aspects ludiques, festifs et érotiques des choses est inévitable dans une empirique de la politique d’aujourd’hui qui ne doit plus relever de la politique à l’antique, héritée de la modernité occidentale, laquelle a évacué ces paramètres du champ politique pour les réduire à la sphère du privé avec une tendance outrancière à magnifier la raison qui était tout sauf sensible.

La vraie connaissance étant aujourd’hui ordinaire, s’attachant à coller à l’actuel et au quotidien dans ses aspects les plus anodins, il nous faut repenser cet ordinaire afin d’en saisir toute la richesse et en comprendre l’éloquence silencieuse, sa signification pas toujours évidente sous son apparence banale. Alors, nous serions en mesure de saisir le changement de l’histoire humaine en destin où la tragédie (et non le drame) est permanente, où la vérité est un horizon pouvant être parfois bas et couvert, mais toujours ouvert à soi, toujours porteur d’espaces vastes à conquérir. La pensée qui foudroie doit être comme des nuages disait Nietzsche! Il nous faut donc prendre au sérieux le réel tel qu’il est, y compris son aspect nébuleux, indéterminé. Ainsi seulement peut-on élargir l’interprétation du vivre ensemble d’aujourd’hui.

Le contrat social de la modernité, qui a marqué l’histoire des hommes de Descartes à Durkheim n’est plus, car il stipulait l’addition d’individus rationnels, en un monde où tout devait être contractualisé, codifié (le code Napoléon, en France, en est l’illustration la plus aboutie). Désormais, avec la postmodernité, on relève de l’ordre de la déconstruction, et du concept de contrat nous passons à la notion de pacte. Cela signifie que ce n’est plus l’individualisme que symbolise le contrat qui prévaut désormais, mais l’émotionnel et l’affectuel, les valeurs communautaires et tribales qui ressurgissent dans nos sociétés, toutes les sociétés, y compris la nôtre. On est dans une ambiance particulière qui touche tous les secteurs de la vie et dans laquelle on baigne à notre corps défendant. Comme dirait le plus éminent représentant de l’actuelle sociologie compréhensive Michel Maffesoli : On est pensé plus qu’on ne pense, on est agi plus qu’on agit. C’est ça l’émotionnel déjà entrevu par Max weber.

Or, de ce pacte venant se substituer au contrat classique sur lequel nombre de nos politiques continuent pourtant de se réclamer, pourrait relever l’engagement solennel de s’adonner à une politique compréhensive qui dit, entre autres, le sens de l’importance du confus, du banal, de l’émotion et du lieu commun; une politique à la manière de la sociologie compréhensive où les actes qu’on croit précis, comme les mots en telle sociologie, ne disent le vrai que parce qu’ils ont un contraire qu’il ne faut pas négliger et auquel on doit prêter attention pour ne pas se laisser surprendre par la dynamique de la société. Car le “fait politique” tout comme le “fait social” ne vaut que par ses contradictions, les positions extrêmes qui peuvent s’y développer à la base d’un élan irrésistible vers une véritable fresque historique faite de petites choses, de banalité presque.

De l’histoire au destin.

Cette conception radicale de la politique est comme une pensée radicale qui s’attache aux racines, ne gardant de la conception archaïque, au sens commun, juste sa pratique dite archaïque au sens étymologique du terme, soit allant aux sources, sachant être originale et originelle à la fois, car ce qui est originel est original.

Certes, et cela n’épargne pas le monde entier, occidental comme oriental, il y a une dévastation de notre pays, mais celle-ci est dans le même temps un autre commencement dans la conception véritable du temps spiralesque qu’impose la postmodernité avec l’éternel recommencement des valeurs, la revanche des valeurs reçues et l’avènement du neuf à partir du vieux qui aura fini sa saturation inéluctable au bout d’un sommeil dogmatique qui ne peut être éternel, l’éternité n’étant faite que de recommencement infini.

La Tunisie est en train de passer de l’histoire au destin! Dans la conception historique, c’est la logique de la domination où tout doit être sous contrôle pour un hypothétique degré zéro de risque. Cela ne peut aboutir qu’au saccage du monde, la dévastation des consciences. Ce fut la conception qui a résumé la modernité. À l’opposé, il y a l’idée du destin où il importe de faire avec les choses du réel telles qu’elles sont par un nécessaire processus d’accommodement. Paraphrasant Husserl, le destin serait ce passé qui ne passe pas dans un processus de remémoration inévitable.

En ces temps riches de toutes les perspectives possibles, le politicien vrai gagnerait à plus d’humilité et moins de certitudes pour se caler sur le rythme de la vie populaire, cet élan vital où il est censé se ressourcer. Aussi doit-il abandonner toute prétention au savoir et faire sa devise de ça-voir : voir ce qui est là, sous ses yeux, sans le juger, le prenant tel quel, notamment ce qui se cache dans l’imaginaire sous-jacent de ce peuple qui a fait preuve de sa vitalité et d’une maturité remontant à la nuit des temps.

Oui, la Tunisie est en crise, mais faut-il le savoir, derrière toute crise se cache l’accès à une étape nouvelle; et derrière la crise en Tunisie, il y a, rien de moins, que le passage à autre modèle de civilisation en gestation partout. Il est à noter que même l’apocalypse, en son sens premier, est synonyme du moment d’un avènement. Or, le monde et pas seulement la Tunisie sont entrés dans un cycle nouveau. Ce n’est pas pour rien que Foucault parle d’épistèmê de cycles.

La crise actuelle dans le monde est plus qu’économique, elle est dans les esprits. Elle provient de l’écroulement des grandes valeurs, des mythes fondateurs de la modernité, notamment celui du progrès.

La situation actuelle en Tunisie nécessite une analyse qui soit radicale et non seulement critique, qui est la seule manière d’aller à la source des choses. Car pour qui observe les soubassements de la vie sociale ne peut que constater que la nappe phréatique qui a fait les valeurs majeures de la modernité est tarie. Aussi, faut-il en trouver d’autres; or, grâce à notre civilisation arabe musulmane, nous disposons d’une source encore abondante qu’il nous faut retrouver et, quitte à l’apurer, en faire usage. On ne peut ignorer pareil choix, en faire l’économie; c’est d’un impératif catégorique qu’il s’agit.

Il y a saturation du modèle de la manière d’être ensemble. Chimiquement, la saturation est l’éclatement des molécules composant un corps qui n’est plus. Or ces éléments de base ne vont pas se perdre dans la nature, ils vont créer une nouvelle composition. Pareillement, dans la socialité postmoderne, se compose une nouvelle manière d’être ensemble, un nouveau paradigme. Et cela ne peut pas ne pas être traumatique. Mais il ne faut pas se concentrer sur la crise, n’y relever que l’apparence, plutôt distinguer le processus d’évolution qu’elle annonce.

Prenons une métaphore médicale pour terminer notre propos, celle de la synesthésie que nous empruntons à la sociologie maffesolienne qui est actuellement la plus innovante, non seulement en France, mais de par le monde. Il y a synesthésie dans un corps quand il y a une harmonie dans le fonctionnement de ses organes et ses divers composants ou encore quand il y a une sensation correcte de la place de ce corps dans l’espace et son juste mouvement dedans. Et il y aura synesthésie sociétale lorsque la société continue à avancer par essais et grâce à ses erreurs, arrivant à trouver la sensation adéquate d’adaptation et d’équilibre à son milieu et le bon fonctionnement de ses divers organes s’ajustant entre eux, réussissant à trouver l’équilibre parfait entre ses facteurs stables et ce qui est en elle de plus mouvant, de plus perturbateur.

Ainsi, on ne fera que maximiser le fonds de générosité que recèle ce corps social, réussissant même à susciter de nouvelles formes de solidarité. Pour cela, il nous faut accepter la mort en nous de la société du passé, supporter la souffrance de la naissance à un Nouveau Monde ! Car le sens de toute épreuve est qu’elle est porteuse des plus grandes réalisations. Et quand on croit à l’immortalité de l’âme, et pas seulement dans les rangs de notre écrasante majorité musulmane, on ne peut ne pas adhérer à cette destinée de l’âme en perpétuelle et progressive ascension vers la perfection.

Or, les peuples et les pays ont aussi une âme éternelle; et l’âme en Tunisie est en pleine ascension vers un stade supérieur de perfection. Sachons l’accompagner faute d’en être !

Tags: Ennahdha, Français, histoire, Modernité, Police, Politique, Répression, Tunisie

Open all references in tabs: [1 - 8]

Leave a Reply