À défaut d’Amérique

Carole Zalberg, Actes Sud, 2012
 


Ce roman d’une richesse rare nous offre à la fois l’étendue et la profondeur, puisqu’il court sur tout le XXe siècle, cinq générations et trois continents, tout en explorant dans toutes ses nuances la psychologie de quelques personnages.

Il y a d’abord Suzan, une avocate juive new-yorkaise divorcée qui, depuis la mort de sa mère, s’occupe à Miami de son père âgé. Elle devra remonter le temps, reconstituer  - à travers des lettres retrouvées - l’histoire de sa mère d’origine lithuanienne pour parvenir à défaire les nœuds qui l’étouffent, reprendre possession de sa vie et renouer avec les idéaux de sa jeunesse...
Il y a aussi Fleur, la Française, mariée et mère de deux garçons, qui a tant tremblé de ressembler à la lignée des femmes de sa famille. Mais, au moment où débute ce roman, elle éprouve à son tour, comme Suzan, la nécessité vitale de se souvenir et de suivre le parcours de son arrière-grand-mère, Adèle, qui vient tout juste de mourir.
Belle, fière, pleine d’audace, Adèle, l’héroïne centrale de ce roman, a survécu à toutes les violences de ce terrible siècle... Petite fille juive partie de Varsovie avec sa mère en 1918, elle a grandi dans le quartier du Marais à Paris, puis elle y a construit une famille, passant des espoirs du Front populaire aux tourments de la Deuxième Guerre. C’est à la Libération qu’elle a rencontré Stanley, le père de Suzan, alors beau soldat yankee venu avec ses compatriotes libérer la France. Adèle, à cette époque, était déjà mariée et mère de deux enfants. Leur idylle, pour platonique qu’elle eût été, n’a pas été engloutie par le temps. Des décennies plus tard, veufs tous les deux, ils se reverront en Amérique avec bonheur... Les premières scènes où Suzan sert de chaperon à son vieux papa  - redevenu d’un seul coup très vaillant ! - sont très drôles ! C’est grâce à cet humour que nous entrons facilement dans ce livre complexe.
Alternant les voix de Susan et de Fleur qui rebondissent de part et d’autre de l’Océan, l’auteure parvient à mêler histoire collective et destins individuels, en survolant le siècle et les continents.
L’un des personnages les plus émouvants, c’est Kreindla, la mère d’Adèle. Cette femme simple à "l’amour nourricier" s’exprime dans un français imagé où perce probablement le yiddish originel : "C’est ça ma fille, noie le hareng. Et Sabine, elle a pas le cœur en morceaux, à être sérieuse comme un rabbin ? Elle te casse pas les oreilles ni les pieds, alors tout il est bien ? Fais ta poussière, va. Le chiffon, au moins, il t’obéit." Tous les passages où elle apparaît sont magnifiques...

Ce roman, d’une portée universelle, nous montre à quel point nous sommes façonnés par ce que nos aïeux ont vécu. Ni Fleur ni Suzan n’auraient pu se libérer du passé sans reconstituer, avec des mots, l’histoire de leurs disparus. Une manière de leur fabriquer la sépulture qu’ils n’ont jamais eue... "J’imagine que je me suis acquittée d’une dette, confie Carole Zalberg. J’ai eu le sentiment d’ériger des petits monuments de mots afin que ces femmes disparues puissent, au bout du compte, reposer ensemble..."
En quelque 200 pages portées par le style de Carole Zalberg, les fantômes sont apaisés, les nœuds dénoués.

Monique Ayoun

Carole Zalberg, Actes Sud, 2012, 214 pages, 18,50 euros

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