Yves Clot, Vygotski maintenant

1Lev Vygotski (1896-1934), psychologue pour enfant, pédagogue, et intellectuel russe, diagnostiquait en 1926 une crise dans la psychologie1, du fait de l'extrême division de ses conceptions (idéaliste, matérialiste), de ses méthodes (expérimentale à tendance mécaniste réduisant le psychologique au biologique, introspective à tendance subjective...) et de ses objets d'études (le comportement, la conscience, l'inconscient...). Il proposait de solutionner cette crise en avançant une psychologie matérialiste, qui considère la relation corps/esprit non comme dualiste, mais moniste, et qui considère « l'individuel chez l'homme non pas comme le contraire du social, mais comme sa forme supérieure ». Qu'en est-il aujourd'hui des constats et solutions apportées par Vygotski, presque un siècle plus tard ?

2Issu du séminaire international « La signification historique de la crise en psychologie (1926-2010) : apports et limites de la perspective Vygotskienne », organisé au CNAM en mai 2010, Vygotski maintenant, en est les actes (même s'il s'en défend, les titres de chapitres correspondent tout de même au titre des contributions). Il reprend dix-neuf des vingt-trois contributions, et se réparti en quatre parties : « Psychologie : toujours en crise ? » (sept chapitres), « Le développement comme méthode » (quatre chapitres), « Langage et concepts » (cinq chapitres), « Corps et affect » (trois chapitres).

3La première partie cherche à montrer l'actualité des analyses de Vygotski, à faire un « diagnostic sur le diagnostic » (Yves Clot, p. 13), non pour en faire l'exégèse, mais pour « mettre à l'épreuve leur fécondité » (Jean-Yves Rochex, p. 41). Pour les auteurs, il y a urgence à sortir des impasses, à sortir de la « balkanisation » de la psychologie. À l’époque de Vygotski, béhaviorisme, gestalt, psychologie associationniste, psychotechnique... se disputaient l'explication du psychisme. Aujourd'hui les « guerres de chapelle » continuent, et on ne peut que constater un grand écart entre, d'une part, par exemple, la psychologie cognitive, continuée par les neurosciences, et la psychologie clinique d'autre part. S'il y a crise, c'est parce que, selon la psychologie retenue, les mêmes faits étudiés par les uns ou les autres, acquièrent des significations qui s'opposent. C'est l'indice d'un problème. Pour Stanislav Stech, on n'arrive pas à « se débarrasser du sentiment de crise en psychologie » (p. 24). D'où le Maintenant du titre de ce recueil : il y a urgence à résoudre cette crise, et les théories vygotskiennes peuvent grandement y contribuer.

4Tout au long du recueil, on saisit quelle pourrait être cette psychologie : une psychologie de type matérialiste, qui pense l'unité du corps et de l'esprit, qui ne séparerait pas le concept de l'affect, qui ne séparerait pas l'individu de son contexte et de son histoire, qui n'expliquerait pas le psychisme par le biologique, mais saisirait l'importance de leur dialectique.

5Les parties deux à quatre sont davantage axées sur la pratique. On balaye des domaines aussi divers que la transcription des interrogatoires des juges d'instructions, la prévention des TMS chez les blanchisseuses, des processus d'évaluation de l'Aide Sociale à l'Enfance, les problèmes rencontrés par le service gériatrie d'un hôpital, la constitution de référentiels pour la VAE pour des moniteurs d'auto-école, les processus de création poétique... Il s'agira à chaque fois de revenir sur une recherche de terrain, et de voir en quoi la théorie vygokstienne l'éclaire, ou au contraire comment le terrain peut se montrer plus riche que la pensée de Vygotski, dans des domaines comme celui du rôle de l'intervenant extérieur sur la transformation de l'activité des sujets (partie II), la compréhension de la formation de concepts et le développement de fonctions du langage dans l'activité (partie III), le rôle les émotions comme pivot de la relation pensée langage, et comme « source essentielle de la genèse des fonctions psychiques supérieures » (partie IV).

6Deux contributions nous ont particulièrement marqués parmi toutes celles qui composent le recueil : celle de Bernard Schneuwly et Irina Léopoldoff-Martin, et celle de Lucien Sève.

7Bernard Schneuwly et Irina Léopoldoff Martin nous rappellent dans « Le travail pédologique de Vygotski : une réponse au diagnostic de la crise en psychologie ? » que les Oeuvres Choisies en six volumes (Moscou 1982-1984) sur lesquelles sont basées les traductions françaises, outre le fait qu'elles ne représentent qu'une petite partie de l'œuvre de Vygotski (à sa mort il avait écrit 180 ouvrages, dont 80 inédits) sont censurées. Ils se basent sur un article russe écrit en 2010 par Zavershneva et Osipov comparant la version publiée de La signification historique de la crise en psychologie à l'œuvre manuscrite, et y recensent les différences. On voit, qu'entre autre, tout ce qui avait trait à la pédologie (définie comme science du développement de l'enfant) a été supprimé. Les auteurs cherchent à montrer que la place de la pédologie était centrale dans le projet de Vygotski dès 1926, et va l'être tout au long de sa brève vie, car selon lui c'était par cette science que la crise de la psychologie serait résolue. Cette censure tient-elle seulement au fait qu'en 1936, le régime stalinien a décidé que la pédologie serait scientia non grata ? Et/ou les éditeurs des Oeuvres Choisies avaient-ils d'autres motivations ? Quoi qu'il en soit, ceci n'est pas anodin, et doit nous alarmer sur les sources dont on se sert pour traduire Vygotsky, afin de saisir véritablement ce qu'il pensait. Le travail de Vygotski est peu traduit, et sans doute faudra-t-il vérifier ce qui existe déjà.

8Lucien Sève dans son article « Psychologie en crise, personnalité en cause », explique que le livre Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures2 est à la fois le point le plus haut atteint par la pensée Vygotski, et une impasse. Point le plus haut car son étude s'achève par la mise au jour d'une « psychologie de la personnalité individuelle », ce qui permettrait de sortir d'une « psychologie des fonctions supérieures » qui est jugée par Sève par trop universelle. Il s'agit en même temps d'une impasse car Vygotski ne va pas au bout de son idée de psychologie de la personnalité, car il ne le peut pas. Deux éléments l'en empêchent : il reste dépendant de la psychologie des fonctions, et de sa vision toute feuerbachienne de l'homme. Sève avance que si L'idéologie Allemande avait été publié plus tôt en Russie (elle ne le sera intégralement qu'en 1932) Vygotski aurait pu se saisir de la critique que faisaient Marx et Engels de l'idéalisme feuerbachien, qui pense en terme d' « homme » en général alors que les deux révolutionnaires allemands avancent que « La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur procès de vie réelle. »3. Autrement dit il n'y a de science générale de la conscience qu'en s'ancrant dans des « procès », des histoires particulières. Vygotski manque la dialectique de l'universel et du particulier. Sève avance alors qu'il faut se saisir des pistes avancées par Politzer et sa psychologie du drame. Sève concède qu'il ne s'agit pour l'instant que d'un projet. Néanmoins il montre intelligemment que Vygotski aurait pu développer sa théorie et sa pratique différemment.

9Vygotski maintenant permet de se familiariser avec les théories de Vygotski, mais il n'en est pas pour autant une introduction. Avoir commencé la lecture de ses livres est conseillé pour apprécier la lecture de ce copieux recueil. En effet chaque partie s'articule autour d'un des quatre grands ouvrages de l'auteur : La signification historique de la crise en psychologie, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, Pensée et langage4, Théorie des émotions5. Par contre, la lecture de Vygotski maintenant sera stimulante pour tous ceux qui cherchent à approfondir leur connaissance de ce théoricien soviétique, et connaître l'actualité de sa pensée, au sens où celle-ci stimule la recherche aujourd'hui, entre autres dans des domaines que Vygotski n'avait pas envisagé : le travail, la formation des adultes...

101  Vygotski, La signification historique de la crise en psychologie (1926), La Dispute, 2010.

112  Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (1931), La Dispute, 2012 (à paraître).

123  Marx et Engels, L'idéologie allemande, Éditions Sociales, 1976, p. 20.

134  Vygotski, Pensée et langage (1934), La Dispute, 1997.

145  Vygotski, Théorie des émotions, étude historico-psychologique (1931), L'Harmattan, 1998.

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