Vin : "Mon travail, c’est 30 % d’œnologie et 70 % de psychologie"

« Sud Ouest Dimanche ». À 64 ans, vous écrivez votre premier livre. Pourquoi ? Vous aviez quelques comptes à régler ? Michel Rolland. Non, je ne règle pas de comptes. Je voulais raconter une histoire que jamais personne n'avait vécue et que nul autre ne vivra : celle de quarante ans de travail au cœur du chamboulement du monde de l'œnologie. J'ai eu la chance d'être au bon endroit au bon moment. Avec ce livre, sur lequel nous travaillons depuis deux ans, je mesure le chemin parcouru. Par ailleurs, je n'ai pas de tribune, pas de blog : pour une fois, j'ai voulu me donner la parole et m'exprimer.

Vous retracez votre parcours, millésime après millésime, et la marche vers plus de qualité des vins. Avec une phrase clef : « La connaissance est le sel de l'existence »…

Et je m'instruis toujours ! Les mauvaises langues diront que je n'apprends pas vite (rires), mais c'est le moteur de mon travail de producteur et de conseiller dans les chais de nos clients à travers le monde. Comprendre la vigne, le vin, déguster, assembler… Je me suis aussi enrichi à l'étranger : en voyageant, on se « débêtit ». Je dis aux jeunes d'aller voir ailleurs pour se former !

À vos débuts, vous dites qu'« on flottait dans l'empirisme », que bien des millésimes produits à Bordeaux n'étaient pas bons…

Au début, le métier d'œnologue n'avait aucun prestige. Nous étions face à nos pipettes, sans mettre les pieds dans les propriétés. On était juste là pour éviter les désastres. C'était la préhistoire du consulting. Or, je voulais que les défauts du vin - et ils étaient nombreux - nous deviennent intelligibles. De curative et palliative, l'œnologie deviendra préventive et qualitative. Bien des propriétaires ne connaissaient rien, ou presque, aux vinifications. C'était une autre époque : structures inadaptées, manque d'hygiène, barriques vétustes… Au final, nous avions des millésimes médiocres ou mauvais, d'autres meilleurs. C'était aléatoire. On vendangeait souvent un raisin pas assez mûr. 1982 est le millésime charnière, à Bordeaux et ailleurs. On entame alors le grand virage qualitatif.

Le paysage viticole est désormais différent, et la qualité est généralisée. Qu'est-ce qui a changé ?

Jamais dans l'histoire, en Gironde et ailleurs, les bouteilles produites n'ont été aussi bonnes. Les progrès ont été immenses : matière grise, nouvelles techniques, matériels plus performants… On vient même de vivre une décennie bénie. D'ailleurs, merci le réchauffement climatique : chez nous, pour l'instant, c'est tout bénéfice. Mais des problèmes arriveront à terme, peut-être dans trente ans. Il faut y réfléchir. Dans notre métier de consultant, avec mes collaborateurs, il a fallu être patient : au quotidien, c'est 70 % de psychologie et 30 % d'œnologie. Rien de plus dur que de faire évoluer les habitudes. Par exemple, il a fallu être persuasif, au début, pour couper les raisins verts en juillet ! Une mesure qualitative aujourd'hui bien reconnue.

Sur quels points peut-on encore progresser pour fiabiliser la qualité et sécuriser les amateurs ?

J'en vois trois. D'abord, on n'est pas assez performants à la vigne pour comprendre son cycle, le respecter et moins intervenir, moins traiter. Au chai, nous devons travailler à mieux extraire les notes fruitées du raisin pour obtenir des vins encore plus expressifs. Enfin, au plan gustatif, nous manquons de données analytiques fiables. Ce serait utile même si l'intuition de chacun, verre en main, est primordiale. Le vin et sa perception, cela reste une affaire très personnelle.

Vous consacrez un chapitre à tirer à boulets rouges sur « Mondovino », documentaire dans lequel vous apparaissez peu à votre avantage. Vous en aviez gros sur le cœur ?

J'ai été caricaturé et piégé dans ce film. L'auteur, Jonathan Nossiter, n'a aucun génie particulier, contrairement à bien des commentaires qui ont suivi. Je pense que le monde du vin lui est désormais interdit. Imaginer qu'il y a les vilains géants du vin d'un côté et les gentils petits de l'autre, c'est méconnaître un monde bien plus complexe. Rien ne m'ennuie plus que la simplification à outrance et le fait de ne pas aller au bout des choses. Ce qui m'a gêné, aussi, c'est l'enthousiasme béat de la presse française face à ce documentaire qui m'a complètement instrumentalisé.

Vous n'êtes pas tendre non plus avec les journalistes spécialisés en dégustation, parlant de « rotatives qui crachent le venin »…

Déguster et juger un vin demande une expérience. Je vois souvent des jeunes, plutôt démunis en la matière, écrire et noter les bouteilles. Les propriétaires déroulent alors le tapis rouge. C'est surfait. Il y a de bons dégustateurs, mais j'aimerais plus de professionnalisme et moins d'autosatisfaction.

Un autre chapitre est consacré à votre rencontre avec Robert Parker. Peut-on faire des vins pour plaire au palais de ce critique influent ?

Je l'ai rencontré il y a trente ans, quand peu de propriétaires lui ouvraient la porte… Nous sommes devenus amis. D'ailleurs, il goûte en ce moment à Bordeaux le 2011. Intègre et honnête, Robert Parker est un phénomène de la dégustation, le meilleur. C'est aussi un homme libre. Si j'avais la clef pour produire de grands vins partout, je ne m'en passerais pas… Il n'y a aucune formule gagnante. Je mets au défi de reconnaître, à l'aveugle, les vins issus de propriétés que je conseille. Goûtez-les au milieu d'autres, suivies par des collègues consultants (Hubert de Boüard, Denis Dubourdieu, les Boissenot, Stéphane Derenoncourt…), c'est impossible à trouver. Les vins ont d'abord la tête du lieu où sont les vignes. Je ne suis pas un chantre de l'uniformisation, bien au contraire : je n'ai jamais goûté de vins aussi différents les uns des autres qu'aujourd'hui.

Songez-vous à la retraite ?

Je travaillerai tant que la santé sera là. Déguster est un plaisir. Tant que l'esprit sera clair et les papilles ardentes, je continuerai. Et puis, il reste beaucoup à faire dans notre métier. Mais j'aurai toujours le regret que mon père, vigneron, ne soit plus là pour voir ce que j'ai fait.

Demain s'ouvre la Semaine des primeurs à Bordeaux, que vous qualifiez de « show international qui a perdu son âme »…

Les primeurs sont un système génial n'existant nulle part ailleurs. C'est peut-être un show nécessaire, mais il est difficile de bien déguster debout avec plein de monde autour.

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