Vassilis Alexakis: “La Grèce doit reprendre la parole”

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Le plus français des écrivains grecs, prix Médicis 1995, observe sa terre natale avec chagrin.

Propos recueillis par Catherine Schwaab - Paris Match


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 «La psychologie n’est pas la spécialité des Européens. J’ai été heurté par Sarkozy traitant notre Premier ministre Papandréou comme s’il était un préfet de la République française. Et Merkel ! A-t-elle oublié que, pendant la dernière guerre, la Grèce a perdu autant d’hommes que la Pologne ? Ça reste enfoui dans nos mémoires. Toujours cette sauvagerie européenne gouvernée par la brutalité boursière. Personne n’a nommé Sarkozy et Merkel chefs de l’Europe.

La Grèce revient de loin. Je revois mon père, juste après la guerre, aller cueillir des herbes sur le mont Himet à trois heures à pied de notre maison. On n’avait pas assez à manger. Entre privations et aides alimentaires, j’ai gardé une aversion pour la bouffe. Je n’ai jamais connu ce plaisir qu’ont les enfants de se mettre à table. Aujourd’hui encore, cinquante ans après mon installation en France, je déteste « dîner ». La Grèce, dans les années 50, c’était d’abord la misère.

“Non seulement la Grèce est endettée mais les Grecs sont étranglés”

Et en même temps, une culture de la générosité, à la « Zorba le Grec » : on fait la fête ce soir, on verra demain. L’avenir, la Grèce n’y croit pas beaucoup. Elle vit l’instant comme si c’était le dernier. Au début des années 1980, le socialiste ­Andréas Papandréou – le père de l’actuel – ordonnait bruyamment aux ministres de « vider les caisses de l’Etat et de donner l’argent au peuple ». C’était démagogique et irresponsable car les caisses étaient déjà vides. Mais on est passé de la pauvreté à une aisance factice. Ensuite, pendant les années 2000, le gouvernement s’est mis à promouvoir la Bourse. Le dernier paysan, le plus petit pêcheur des îles de la mer Egée sont devenus actionnaires. Dans ces paradis bucoliques ont afflué des journaux économiques ! Jusqu’au « Financial Times » ! Vous aviez sur le port un seul pêcheur qui tirait ses filets parmi tous les autres qui, eux, lisaient le « Financial Times » ! En deux jours, on pouvait devenir riche ! Au même moment, les banques proposaient des crédits pour préparer les fêtes de Noël, la rentrée scolaire, les vacances…

Résultat, non seulement la Grèce est endettée, mais les Grecs sont étranglés. Voilà pourquoi ils ne vont pas supporter les restrictions, ils n’y arrivent déjà plus ! Parlons de l’organisation des Jeux olympiques. Moi j’y étais farouchement opposé. J’ai manifesté contre la tenue des JO en Grèce. On était 300, pas plus, tous qualifiés de traîtres ! Les JO ont alourdi la dette directe de 20 milliards d’euros !

“Sans un dessous-de-table, le Grec a peur que les choses se fassent mal”

Notre mentalité aussi a changé. Nous étions pauvres et solidaires, nous sommes devenus avides et féroces, guettant le lopin du voisin. On le voit dans les îles où le prix de la terre a explosé. Signe révélateur : le nombre croissant d’avocats. On compte jusqu’à 20 procès dans un même village. Une tradition qui n’a pas changé, en revanche, c’est l’entente avec les fonctionnaires. Autrefois, pour échapper à la pauvreté, on rêvait de devenir employé public.
Pourtant on a du mal à percevoir l’impôt. Oui, la corruption est généralisée. Un inspecteur fiscal qui glisse : « On peut s’arranger », question d’enveloppe. Dans les hôpitaux, on a aussi pris l’habitude de remercier le médecin « pour les soins donnés à notre malade ». C’est tellement ancré que le Grec est presque rassuré quand on lui demande un dessous-de-table. Sinon, il a peur que les choses se fassent mal.

Combien d’années faudra-t-il pour moraliser ce qui fait notre quotidien ? Ça n’est pas l’Eglise orthodoxe qui donnera l’exemple. Elle est richissime : terres, hôtels, cinémas, stations-service… et taxée a minima comme une petite société de bienfaisance parce qu’elle instaure de temps en temps des soupes populaires que je pourrais organiser tout seul. Aujourd’hui, le chef de cette Eglise, l’archevêque Ieronymos, est au Qatar, en train de négocier la vente de terrains. Et je ne vous parle pas de la mainmise de cette même Eglise sur les manuels scolaires : elle donne de l’Histoire une vision conforme à ses intérêts, affirmant, par exemple, que « notre Eglise s’est battue contre les Ottomans avec les insurgés ». C’est faux : l’Eglise grecque était contre les insurgés, elle a soutenu, béni toutes les dictatures, plaçant l’armée grecque « sous protection de la Vierge Marie » !

«La faillite de la Grèce scellera aussi celle de nos démocraties»

Justement, nous sommes sortis d’une dictature militaire il y a seulement trente-sept ans. Il ne faut pas jouer avec les slogans. J’entends : « Politiques, tous pourris », « Brûlons l’Assemblée nationale », « Pendons les hommes politiques »… Non. Ce serait la porte ouverte à une prochaine dictature. Il faut, au contraire, tirer une réflexion de cette catastrophe. S’inspirer de notre philosophe Castoriadis dans « Ce qui fait la Grèce ». La Grèce a inventé la démocratie. Pourquoi ? Parce qu’elle ne croyait pas en un Dieu unique et sauveur. Les Grecs, qui n’attendaient rien après la mort, se sont occupés du présent. Leur paradis, c’était ici et maintenant. Aujourd’hui, la Grèce a ­encore un rôle : réunir des sages de toute l’Europe pour élaborer une société nouvelle qui ne sera plus dirigée par la finance, tous ces pantins agités qui décident de notre vie sans réflexion ni pensée. Reprendre la parole. Ou la faillite de la Grèce scellera aussi celle de nos démocraties. »

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