Une piste pour que l’école entre dans l’âge de raison

Linda est étudiante en Californie dans les années 70. Elle est brillante. Et, comme tant d’autres à cette époque et sous cette latitude, engagée dans les mouvements pacifistes, féministes et anti nucléaires. Question : dix ans plus tard, est-elle devenue “guichetière dans une banque” ou “guichetière dans une banque militant dans un mouvement féministe”?? À cette question, la majorité des personnes interrogées depuis trente ans répond “employée de banque militant dans un mouvement féministe”, y compris d’excellents étudiants de Stanford.

Contre toute raison. Statistiquement, un événement impliquant plusieurs occurrences est forcément moins probable qu’un événement n’en impliquant qu’une seule (il est moins probable de rencontrer une personne “belle, riche et intelligente” qu’une personne ne présentant qu’un seul de ces traits). Que s’est-il passé pour que nous soyons si nombreux à nous tromper ? La majorité d’entre nous est victime d’un “biais de représentation”, forme très répandue de “biais cognitif”.

“La main à la pâte”

Ce cas, un des plus célèbres en psychologie, est fréquemment utilisé pour illustrer ces notions. Il est rappelé par Olivier Houdé, professeur de psychologie à l’université Paris-Descartes dans son instructif Que sais-je ? intitulé Le raisonnement (PUF, 2014). Ce dernier ne s’intéresse pas seulement aux biais cognitifs, mais à tous les paramètres qui entrent en ligne de compte, de la naissance à l’âge adulte, dans la construction de notre capacité à raisonner.

Le système éducatif y est-il suffisamment attentif ? Non. Ni la formation initiale des enseignants, très brève, ni la formation continue, quasi inexistante, ne donnent aux enseignants l’occasion d’acquérir les fondements essentiels de la psychologie cognitive, de s’intéresser à la matière première des apprentissages - les neurones -, à mesurer à quel point leur subtile chimie est affectée par nos sentiments, notre vécu, nos représentations - ce dernier point étant central dans le cas de Linda, qui se présente à nous un peu comme un tour de magie : de la même façon que le prestidigitateur cherche à distraire notre regard du lieu où il produit son passe-passe, ce cas distrait notre capacité à raisonner logiquement en nous donnant des informations superflues pour résoudre le problème.

Olivier Houdé suggère peu de solutions - ce n’est pas l’objet du livre -, mais choisit néanmoins, en conclusion, de souligner l’intérêt du dispositif “La main à la pâte”, une approche des sciences par l’expérience et l’investigation développée depuis plus de quinze ans dans les écoles à l’initiative de l’Académie des Sciences, mais qui échoue, jusqu’à présent, à irriguer le collège et le lycée (on la retrouve, en revanche, dans l’enseignement supérieur, dans certaines écoles d’ingénieurs). Une des principales vertus de cette approche est de ne pas enfermer les enfants dans un raisonnement prémâché, de leur donner le temps de déconstruire leurs représentations avant de les inviter, sous la vigilante et bienveillante houlette de l’enseignant, à découvrir la réponse au problème qui leur est soumis.

Le maniement de ce genre d’approches n’est pas très compliqué. Encore faut-il se donner la peine de former et d’informer les enseignants, et de les mettre en confiance - non, ils ne perdront pas toute autorité devant leurs élèves au motif qu’ils ont fait semblant, en première intention, de ne pas avoir réponse à tout. Reste à espérer que les réformes en cours s’attacheront plus que par le passé à promouvoir cette approche en particulier, et, en général, toutes celles qui permettent de déjouer les ruses neuronales qui empêchent les apprentissages. Que l’école, en somme, entre dans l’âge de raison. 

Emmanuel Davidenkoff

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