Je n'ai pas l'habitude de publier sur ce blog mes publications faites par ailleurs mais je fais aujourd'hui une exception car plusieurs lecteurs m'ont demandé d'en dire plus sur Simondon à la suite de mon post précédent sur Barcelone, quand j'y parlais de la tour de Foster.
Il se trouve que j'ai écrit un long article sur l'esthétique de Simondon pour un recueil anglais (ou plutôt écossais!) qui ne sera pas facilement accessible: Gilbert Simondon, Being and Technology, edited by Arne de Boever, Jon Roffe and Ashley Woodward, Edinburgh University Press, 2012.
Simondon fut professeur de psychologie à la Sorbonne dans les années 1960-1970 et c'est certainement une des figures majeures de la seconde moitié du XXème siècle. Il était concentré sur sa réflexion et modeste. Nous sommes un certain nombre à lui rendre aujourd'hui l'hommage qui lui est dû.
Pour ma part, si je dois quelque chose à des philosophes en activité quand je me formais, c'est d'abord à Simondon puis à Canguilhem.
Voici donc l'article en question, écrit en 2010. Que ceux qui s'intéressent à autre chose veuillent bien m'excuser.
Simondon et l'esthétique
Gilbert Simondon n’est pas seulement l’auteur d’une réflexion originale sur la technique et les objets techniques.
Comme la publication systématique de ses cours de psychologie le montre, son projet était de constituer une anthropologie générale, étudiant la perception, l’imagination, la mémoire, l’invention en situant chaque fois l’originalité humaine dans l’ensemble des vivants. Il visait en fait, ce qui est déjà lisible dans la troisième partie du livre sur l’objet technique, à élaborer rien de moins qu’une métaphysique qui définirait la manière humaine d’être-au-monde sous toutes ses manifestations. Pour ceux qui ont eu la chance de suivre ses cours, il y avait chez lui quelque chose de la candeur et de la puissance des philosophes présocratiques : il disait l’Être, la présence de l’homme à lui en tant que vivant, producteur, penseur et artiste.
Je procéderai dans ce texte en trois temps inégalement développés.
Je présenterai d’abord la conception générale de l’esthétique de Simondon.
J’examinerai ensuite quelques points plus particuliers sur les arts et les œuvres et enfin je soulignerai les aspects sous lesquels la pensée de Simondon me semble avoir aujourd’hui une portée particulière.
1
La conception de l’esthétique chez Simondon est exposée dans la troisième partie de sa thèse de 1958 Du mode d’existence des objets techniques (désigné ci-après par OT) intitulée « Essence de la technicité ».
Cette partie, hautement spéculative, entend donner le sens de la genèse des objets techniques par rapport « à l’ensemble de la pensée, de l’existence de l’homme et de sa manière d’être au monde » (OT, p. 154).
L’analyse de la technicité fait apparaître le mode d’être technique comme fondamental, mais d’autres genèses engendrent d’autres réalités.
Simondon emploie la notion de genèse, non pas au sens courant de développement temporel ou d’évolution historique, mais comme processus affectant la relation de l’homme au monde au sein d’un système. La genèse permet la résolution des tensions et conflits parce qu’elle est une succession de phases aboutissant à des états métastables.
Simondon expose donc une sorte de dialectique où les potentiels du système, avec leurs incompatibilités, produisent des individuations successives de ce système, mais aucune de ces individuations n’est un état stable « à partir duquel aucune transformation n’est plus possible » (OT, p. 155). Simondon était un penseur des formes et des forces : « Les potentiels d’un système constituent son pouvoir de devenir sans se dégrader » (ibid.).
Les potentiels font partie de la réalité et le devenir est la suite des états métastables du système, y compris quand ceux-ci se chevauchent ou reviennent les uns sur les autres. Je dis cela car si l’esthétique vient après la technicité, elle fait aussi retour au sein de la technicité.
Pour être simple au risque d’être schématique, disons qu’il y a d’abord la relation du vivant à son milieu, cette relation que Simondon étudie plus particulièrement dans ses cours de psychologie sur les « facultés » humaines (perception, imagination, invention, mémoire), terme qu’il emploie tout en le récusant à cause de sa rigidité et de l’aveuglement aux genèses qu’il induit.
Quand on passe ensuite à l’étude des modes d’être-au-monde proprement humains, il y a d’abord une phase magique, c’est-à-dire prétechnique et préreligieuse, une phase dans laquelle l’organisation du rapport au monde se fait dans « une première structuration, la plus élémentaire de toutes, celle qui fait surgir la distinction entre figure et fond dans l’univers » (OT, p. 156).
C’est de ce couple élémentaire du fond et de la forme que se dégagent les phases ultérieures. Des formes ne cessent de se former sur des fonds à travers des jeux de forces et de potentiels. La technique est une des forces qui opèrent dans ces processus mais ce n’est pas la seule. Il y a aussi la religion, l’art et la pensée.
Dans la phase magique, la liaison vitale de l’homme et du monde, leur unité primitive, se fait sans distinction du sujet et de l’objet : l’univers est éprouvé comme milieu avec la seule différence entre fond et forme. Le terme « éprouver » n’est pas anodin : à travers lui Simondon cherche à exprimer cette situation antérieure à toute séparation de l’objet et du sujet. Mais l’univers magique connaît une première structuration. L’espace et le temps n’y sont ni continus ni indifférenciés. Il y apparaît des points-clefs qui rythment le monde et lui donnent des polarités, « toute la capacité du monde d’influencer l’homme se concentrant en ces lieux et en ces moments » (OT, p. 164).
Il se produit ainsi une réticulation de l’espace en lieux et moments qui concentrent et expriment les forces contenues dans le fond de la réalité. Le vivant se concentre sur ces points. Montagnes, sommets, promontoires, gorges, cœur de forêt ont cette sorte de prégnance magique à travers laquelle s’effectuent les échanges entre l’homme et le monde. De même dans le devenir il y a pareillement des points saillants : commencements, inaugurations, transitions fortes et passages, tous moments qui permettent à l’homme de s’inscrire dans le devenir appréhendé comme fond.
Cette unité du fond et de la forme connaît un déphasage : les points-clefs de la structure se séparent et s’objectivent ; la technique en fait des figures et des objets techniques devenus fonctionnels, instrumentaux, cependant que les pouvoirs de fond se subjectivent sous la forme du divin et du sacré (Dieux, héros, prêtres). Une distance s’instaure entre l’homme et le monde. Cette distance est médiatisée par la technique d’une part et la religion de l’autre. Alors qu’il n’y avait qu’une unité du vivant et de son milieu, apparaît une différence entre l’homme et le monde. Non seulement la figure se détache du fond, mais figure et fond « se détachent eux-mêmes de leur adhérence concrète à l’univers et suivent des voies opposées » (OT, p. 168) : il y a autonomisation des catégories de figure et de fond. Les figures se fragmentent et les forces du fond s’universalisent.
La technique se concentre sur le schématisme des structures. Elle divise, sépare, détache les objets du monde pour rendre l’action efficace. Souvent elle commence par occuper techniquement des points-clefs saillants de l’espace magique. Elle prend les réalités naturelles pour leur pouvoir figural : elle isole et extrait des fragments du monde pour agir sur lui. L’objet technique ne fait pas partie du monde mais permet de se rapporter efficacement à lui. La pensée technique est une pensée de la disponibilité qui s’applique potentiellement à tout et partout, y compris par la violence. « Il y a en fait trois types de réalité : le monde, le sujet et l’objet intermédiaire entre le monde et le sujet, dont la première forme est celle de l’objet technique » (OT, p. 170).
La religion s’empare elle du fond avec ses qualités, ses tensions, ses forces : homogénéité, nature qualitative, indistinction des éléments au sein d’un système d’influences mutuelles, action à longue portée dans l’espace et dans le temps. Elle pense en termes de transcendance, d’englobement, de totalité. La religion représente l’exigence de la totalité, la technique celle de l’analyse. La religion voit toujours au-delà de l’unité vers l’unité absolue, des normes absolues, une connaissance totale. Le contenu des techniques est en revanche toujours au-dessous de l’unité, dans le fragmentaire, le parcellaire et la pluralité. La forme de pensée de la technique est l’induction qui cherche à dépasser la pluralité, alors que la religion déduit, ou contemple l’unité absolue.
Par rapport à ces deux pôles de la technique et de la religion, la pensée esthétique se présente comme un effort pour reconstituer un univers réticulaire. Il s’agit pour ainsi dire d’une magie d’après la perte de la magie.
L’approche de Simondon n’est pas une approche de l’objet esthétique, même si l’objet esthétique semble d’autant plus important que l’art est institutionnalisé. En fait, c’est une théorie de l’inscription des objets dans un registre de pensée esthétique.
La pensée esthétique n’est pas « d’un domaine limité ni d’une espèce déterminée, mais seulement d’une tendance » (OT, p. 179). Il vaudrait mieux parler de ce que l’on appelle aujourd’hui « artialisation » ou, de manière plus générale et plus conforme à la pensée de Simondon, d’ « esthéticisation ». Pour qu’il y ait des œuvres d’art comme celles que nous reconnaissons au sein des différentes cultures, il faut qu’elles « soient rendues possibles par une tendance fondamentale de l’être humain » (OT, p. 180). L’art et les œuvres d’art refont un univers réticulaire mais en le plongeant non pas dans une unité magique primitive disparue, mais dans l’univers réel issu du déphasage du monde magique, dans le monde technique et dans le monde religieux :
« L’impression esthétique implique sentiment de la perfection complète d’un acte, perfection qui lui donne objectivement un rayonnement et une autorité par laquelle il devient un point remarquable de la réalité vécue, un nœud de la réalité éprouvée. Cet acte devient un point remarquable du réseau de la vie humaine insérée dans le monde ; de ce point remarquable aux autres une parenté supérieure se crée qui reconstitue un analogue de réseau magique de l’univers. » (ibid.).
En ce sens, tout acte, toute chose, tout moment peut devenir un point remarquable de cette sorte, tout peut donc être « esthéticisé ». Les cultures sélectionnent ces points mais moins positivement que négativement – à travers ce qu’elles excluent de l’esthétique : « la culture intervient comme limite plus que comme créatrice » (OT, p. 181).
La pensée esthétique vise ainsi à restaurer des continuités, mais elle ne le fait pas en restaurant la magie : elle opère dans un monde divisé entre objets et esprits, entre figures et fond. Elle produit un monde à la fois technique et religieux. Technique parce qu’il n’est pas naturel et utilise les techniques. Religieux parce qu’il incorpore « les forces, les qualités, les caractères de fond » de la religion. « La pensée esthétique, restant dans l’intervalle entre la subjectivation religieuse et l’objectivation technique, se borne à concrétiser les qualités de fond au moyen de structures techniques » (OT, p. 182). à la différence de ce qui se produit pour la religion, l’œuvre reste cependant artificielle et localisée, elle n’est pas transcendante au monde mais dans le monde. La maturité des techniques et des religions tend vers la réincorporation au monde géographique pour les techniques, humain pour les religions » (ibid.).
Ce qui va définir l’objet esthétique, c’est donc son insertion, et non pas le fait qu’il soit une imitation de quoi que ce soit. Ce qui caractérise l’art, c’est sa prégnance et sa saillance, sa manière de générer des lieux, des points, des moments et des instants exceptionnels. Simondon défend ainsi une esthétique du local et de l’in situ, une esthétique de la sensibilité aux lieux et aux moments, une esthétique des structures greffées sur la réalité pour lui donner forme et signification. : l’objet esthétique dépend du geste de placer, d’inscrire, d’insérer une marque dans le monde naturel ou technique ou religieux. Organiser une réalité naturelle comme un parc, moduler la voix, donner une tournure particulière au langage, se vêtir d’une certaine manière, autant de cas de production d’objets esthétiques :
« Il y a dans le monde un certain nombre de lieux remarquables, de points exceptionnels qui attirent et stimulent la création esthétique, comme il y a dans la vie humaine un certain nombre de moments particuliers, rayonnants, se distinguant des autres, qui appellent l’œuvre » (OT, p. 184).
L’œuvre esthétique prolonge les saillances du monde et de la vie : elle crée un nouveau réseau de points clefs.
Simondon montre à partir de là que la technique, qui commence par détacher du monde un ensemble d’objets, peut les réinscrire esthétiquement dans la nature :
« Là apparaît l’impression esthétique, dans cet accord et ce dépassement de la technique qui devient à nouveau concrète, insérée, rattachée au monde par les points clefs les plus remarquables » (OT, p. 181).
La beauté des objets techniques n’est pas une beauté surajoutée par le design – quand cela se produit, on a affaire à deux objets surajoutés (« tout travestissement d’objets techniques en objets esthétiques produit l’impression gênante d’un faux, et paraît un mensonge matérialisé » (OT, p. 185)).
En revanche l’objet technique prend une beauté propre quand il est réinscrit dans la nature, dans le monde géographique ou humain. L’esthétique est toujours affaire d’insertion et d’inscription. Alors l’objet technique prend sens esthétique en faisant ressortir un point singulier du monde.
Simondon fait ainsi l’éloge, surprenant par ces temps de militance verte, des lignes à haute tension traversant vallées et montagnes, des barrages inscrits dans les gorges, des phares sur les rochers : « l’objet technique n’est pas beau dans n’importe quelles circonstances et n’importe où ; il est beau quand il rencontre un lieu singulier et remarquable du monde.(…) L’objet technique est beau quand il a rencontré un fond qui lui convient, dont il peut être la figure propre, c’est-à-dire quand il achève et exprime le monde » (OT, p. 185).
L’objet esthétique est donc un prolongement du monde naturel ou du monde humain inséré – c’est un point remarquable d’un univers. L’acte religieux peut lui-même faire l’objet de cette esthéticisation quand il s’insère dans la réalité au lieu d’être un pur rituel : « il y a des lieux du monde naturel qui appellent un sanctuaire, comme il y a des moments de la vie humaine qui demandent une célébration sacramentelle » (OT, p. 189).
La réalité esthétique se surajoute donc à la réalité donnée, mais selon des lignes qui existent déjà dans la réalité.
Dans ces conditions, le beau est un processus, pas une qualité des choses : « ce n’est jamais à proprement parler l’objet qui est beau : c’est la rencontre s’opérant à propos de l’objet entre un aspect réel du monde et un geste humain » (OT, p. 191).
Il peut donc y avoir impression esthétique sans objet esthétique : telle serait finalement la phrase clef de la pensée de Simondon.
En fait l’objet esthétique « n’est pas à proprement parler un objet ; il est aussi partiellement le dépositaire d’un certain nombre de caractères d’appel qui sont de la réalité sujet, du geste, attendant la réalité objective en laquelle ce geste peut s’exercer et s’accomplir » (OT, p. 191-192).
L’objet esthétique relève donc d’une genèse : il en appelle à nos tendances, « à notre primitive existence dans le monde avant la perception » (OT, p. 192).
Simondon s’intéresse moins à l’objet esthétique qu’à l’impression esthétique dont l’objet n’est que le support, le prétexte ou l’accompagnement : « l’impression esthétique réelle ne peut être asservie à un objet ; la construction d’un objet esthétique n’est qu’un effort nécessairement vain pour retrouver une magie qui a été oubliée » (ibid.). Ou encore « l’objet esthétique est ce qui prépare, développe, entretient l’impression esthétique naturelle » (OT, p. 194).
2
Une fois que l’on a compris l’orientation générale de cette théorie, les réflexions dispersées que fait Simondon dans le courant de son œuvre sur certaines formes d’art, sur les arts en général, ou sur les objets esthétiques, peuvent être mieux comprises. Je les regroupe pour la commodité sous trois chefs : les remarques dispersées sur les propriétés esthétiques, celles sur les arts, celles sur les objets esthétiques.
Les textes de Simondon abondent en remarques sur les propriétés esthétiques, notamment concernant les objets techniques, le design et l’architecture. Il souligne à propos de l’architecture la manière dont certains architectes, en particulier Le Corbusier ou Eiffel, parviennent à greffer nature et art en parfait accord avec sa conception de la saillance et de l’espace réticulé. Ce qui va de pair chez lui avec une critique du camouflage décoratif ou architectural : il faut au contraire une « phanérotechnie » qui montre les logiques du matériau et de l’inscription in situ. Simondon étend ses considérations jusqu’à l’approche des outils, des voitures, des objets techniques quotidiens (radars, clefs, boulons).
De même il souligne que certaines œuvres consistent en superpositions dynamiques de structures. Ainsi traite-t-il de l’opticalisation par surajout de microstructures à l’objet dans le baroque, dans l’Op Art, y compris dans ses variantes vestimentaires (Imagination et invention désigné par la suite par II, p. 90 et 91).
Dans d’autres cas, ce sont deux « images » qui se superposent pour produire un dynamisme. Tel est le sens de l’analyse que Simondon donne de la fameuse Joconde. Cette peinture est, dit Simondon, une surimpression par rapport à elle-même : « il y a sur la même et unique toile, un début de sourire et une fin de sourire, mais pas le sourire épanoui, l’entéléchie du sourire. Ce sont seulement les deux termes extrêmes du sourire qui sont peints et révélés. Mais la chaîne complète du sourire, c’est la contemplation qui l’apporte et la constitue dans son intériorité propre et individuelle ou personnelle.(…) Le sourire va se déployer et pourtant aussi le sourire va déjà disparaître. » (Texte inédit sur la techno-esthétique daté du 3 juillet 1969).
Toujours dans cette approche dynamique et génétique, il faut noter les réflexions sur le conditionnement des denrées et des objets : comment faire pour que des produits soient présentés de manière à provoquer la sensation de base sous les conditions perceptives d’une culture ? Simondon suggère même d’étendre ces réflexions au delà des « produits » proprement dits à des phénomènes « non-objets » comme l’électricité, les onde, les sons.
En ce qui concerne les arts, Simondon y voit des formes techniques de production d’objets et d’impressions esthétiques. Les inventions sont des amplifications d’apprentissages et elles donnent lieu ensuite à des formalisations et normalisations à travers la constitution de symboles. Il y a des formalisations à finalité opératoires, pour communiquer, donner des ordres et obtenir des actions coordonnées. Il y en a d’autres pour ce qui est de l’ordre affectivo-émotif (II, p. 157). Il s’agit alors de favoriser la participation et l’action par communication d’un sentiment, d’une émotion. Les arts et la vie religieuse correspondent à cette « formalisation de type subjectif » (ibid.).
Simondon soutient que « les inventions successives de formes symboliques recrutent par élargissement des effets et des modes d’apparition de la réalité qui n’avaient pas primitivement droit de cité en domaine artistique » (ibid. p. 159). Les arts, dans leur développement, inventent des compatibilités entre des données hétérogènes. Simondon mène cette analyse pour le cinéma, pour la télévision et il pressent l’intégration du numérique (il ne parle que des enregistrements sur bandes magnétiques). Il y a, à chaque époque, un art qui conduit le cortège des arts et les intègre : l’architecture au 17ème siècle quand les bâtiments unissent jardins, peintures, ébénisterie, fontaines, sculptures, la littérature au début du 19ème siècle quand le livre cherche à se faire moyens de la compatibilité des arts (reproductions par la gravure, la lithographie). Aujourd’hui ce serait cinéma, télévision et bien sûr l’ordinateur, « des systèmes symboliques de compatibilité reposant sur une invention technique en voie de développement, comme l’était naguère l’imprimerie s’adjoignant la lithographie et les gravures à grand tirage » (II, p. 160).
Ceci implique que pour Simondon, il y a une relativité historique des arts et de leurs classifications. Il est clair aussi que ce sont les aptitudes des arts à véhiculer des contenus qui comptent. Il n’y a pas de place pour le formalisme chez Simondon, sauf si l’on entendait par là de manière très peu théorique les caractéristiques abstraites et avant-gardistes de certaines œuvres « modernes » tenant à l’incorporation de nouveaux matériaux et médias et à l’inscription dans de nouvelles saillances.
En ce qui concerne enfin les objets esthétiques, Simondon montre qu’ils sont faits de plusieurs couches. La couche superficielle est celle de la « finalité prédéterminée et prédéterminante » (II, p. 180) : finalité pittoresque ou décorative ou sentimentale, que ce soit dans une peinture de paysage, un objet décoratif typique ou une chanson à la mode. La couche moyenne est celle d’une élaboration ritualisée, reprenant les règles admises du genre et les mettant en œuvre de manière agréée par le groupe des connaisseurs. Il y a enfin la couche « futuriste », qui peut aussi paraître archaïque à d’autres égards, notamment pour l’amateur cultivé conventionnel, qui consiste à recruter pour l’œuvre des effets imprévus, locaux, surprenants et hétérogènes : « tout inventeur en matière d’art est futuriste en une certaine mesure, ce qui veut dire qu’il dépasse le hic et nunc des besoins et des fins en enrôlant dans l’objet créé des sources d’effets qui vivent et se multiplient dans l’œuvre ; le créateur est sensible au virtuel, à ce qui demande, du fond des temps et dans l’humilité étroitement située d’un lieu, la carrière de l’avenir et l’ampleur du monde comme lieu de manifestation. » (II, p. 182).
3
Quelle est maintenant la portée de cette théorie et en quoi peut-elle aujourd’hui nous dire quelque chose ?
Je ne discuterai pas la métaphysique de cette conception hylémorphique renouvelée par la physique des phases et des transitions. Elle a sa beauté mais aussi très certainement ses limites dans la mesure où elle impose un cadre très systématique et même mécanique à la pensée, fût-ce à la manière présocratique.
Je souhaite me concentrer sur l’esthétique et l’art.
Le plus important dans la pensée de Simondon est qu’elle est justement une approche de l’esthétique plutôt que de l’art : il y a un registre de pensée « esthétique », comme il y a un registre de pensée technique, religieuse, métaphysique et, même si l’art est une de ses manifestations, ce n’est pas la seule. Les impressions esthétiques passent avant et débordent largement le domaine des objets esthétiques qui, eux, sont inscrits dans la culture et l’histoire, qui sont donc pris dans la relativité des cultures et la manière dont elles institutionnalisent la production et l’intention esthétiques.
Au fond, ce que nous dit Simondon, retrouvant des intuitions poétiques simples, tout peut faire l’objet d’une expérience esthétique pourvu que le regard s’y attarde pour ses caractéristiques de forme et sa saillance sur un fond, que ce soit dans l’espace ou dans le temps (la valeur des instants et des moments-clefs). D’autres penseurs, dans la philosophie analytique comme dans la philosophie dite continentale, ont traité de l’attitude esthétique qui suspend les intérêts techniques et les croyances, qui détache du réel et laisse place soudain au sentiment esthétique – c’est précisément de cela que parle Simondon. Cette expérience est ouverte à tous : elle appartient à l’humanité, qu’il s’agisse d’une expérience élevée et raffinée ou d’un éprouvé banal. Simondon fait cependant autre chose que proposer une variante de plus de l’attitude esthétique : il y ajoute sa considération propre sur les saillances de l’expérience. S’il y a de l’expérience esthétique, c’est parce que quelque chose soudain se détache sur l’espace ou dans le temps, surgit du fond et s’impose. Ensuite l’homme (ou un groupe d’hommes) pourra, soit laisser le moment esthétique se perdre dans l’impression fugitive, soit l’élaborer, le rendre durable, communicable, lui donner consistance dans des objets ou des marques symboliques, en l’inscrivant dans une construction plus large. Quelqu’un entend un rossignol dans la fin de la nuit, ou voit un rocher aux formes étranges et il n’en reste que le bonheur de cette expérience. Un musicien capte ce chant ou ces sons pour les inscrire dans une œuvre de musique concrète, un sculpteur en fait une statue in situ, un groupe religieux bâtit une chapelle sur le lieu.
Simondon fait ainsi place à une esthétique du banal, du mince, du léger, du fugitif, comme à une esthétique de l’élaboration et de l’enrichissement. Il fait aussi place à la récupération par les arts de l’infime, du banal, du naturel, de tout ce qui vient « en passant ». L’expérience esthétique n’est pas réservée à ceux qui peuvent faire l’expérience de l’art. Elle n’est pas seulement affaire d’élaboration sophistiquée. Elle peut même être présente de manière non travaillée dans l’art sophistiqué. Les pratiques néo-dadaïstes des années 1950 ont fait un usage considérable de cette récupération du simple, du banal, du léger, de ce que Duchamp appelait même « l’infra mince » au sein de l’art le plus sophistiqué, que ce soit en musique, dans les arts visuels, dans la danse. De même que les dadaïstes utilisaient la voix, les cris, les onomatopées dans leurs récitals de poésie phonétique et leurs performances.Une grande partie de l’art visuel le plus actuel joue de ces impressions esthétiques banales, à la portée de tous, dans les performances (Francis Alÿs), les photographies (Sophie Calle), les installations (Anne-Veronica Janssens, Tracy Emin). Danto a parlé de transfiguration du banal : cette transfiguration opère dans l’art depuis les années 1970 et elle est arrivée dès les années 1950 en musique (musique électro-acoustique).
La pensée de Simondon a encore un autre intérêt, celui de souligner l’importance des pratiques in situ, dans le paysage et la nature, dans l’espace public. La majeure partie de l’art depuis les années 1970 est in situ : que ce soit dans la nature (land art, earth art), dans l’espace urbain, ou tout simplement dans l’espace du musée ou de la galerie, marquant des points géographiques saillants ou les créant de toute pièce dans l’espace (land art), dans le temps (fêtes, festivals, commémorations, inaugurations, grandes parades d’ouverture des Jeux olympiques, des célébrations), ou encore dans l’espace social de l’art (« installations »).
Simondon a évidemment le mérite de proposer une théorie permettant de comprendre à quel point les objets techniques et les complexes d’objets techniques font aujourd’hui art.
Il y a eu une fantastique prolifération du monde de la technique, au point que ce second monde a, en bien des régions du monde, oblitéré la majeure partie du monde naturel, ne serait-ce qu’avec la prolifération urbaine, le mitage par les habitations, la traversée des paysages par les voies de communication et les transports d’énergie de toute sorte. Dans un premier temps, l’art décoratif a été une manière de « rendre beaux » les objets techniques, soit en les enjolivant d’éléments plaqués, soit en leur mettant une sorte de carrosserie qui dissimulait leur machinerie. Simondon a des jugements très durs sur cette décoration d’avant le design moderne. Son analyse de l’intégration progressive de l’objet technique tombe à pic pour expliquer le beauté du design « pauvre » quand la forme suit la fonction et suit l’intégration de la fonction. Elle serait aujourd’hui, en revanche, en défaut, maintenant que les fonctionnements et les formes divorcent à nouveau non par défaut de la forme (comme par le passé de le décoration), mais par hermétisme technologique du fonctionnement et libération des capacités d’invention de forme (voir le nouveau design libéré ou presque des contraintes des matériaux) : le design d’un Ipod, d’un Iphone, d’un ordinateur ou même d’un train ne sont plus en rapport avec des fonctions techniques mais seulement avec l’ergonomie d’usage ou les contraintes énergétiques.
En revanche, la théorie simondonienne du réinvestissement des points-clefs de l’espace et du temps par les objets et équipements techniques est plus que jamais pertinente. Conformément à ce que dit Simondon, la technique ne cesse de se réinscrire dans la nature et dans le temps comme art : il y a une artialisation de la technique. On pourrait même aller encore plus loin qu’il ne le faisait : non seulement les objets techniques s’inscrivent dans l’espace et le devenir comme des saillances en se greffant souvent sur les saillances naturelles (barrages, autoroutes, lignes à haute tension, antennes, éclairage et mise en son des monuments), mais bien souvent ils produisent par leur seule existence ces saillances : une centrale nucléaire, un champ d’éoliennes, un aéroport international constituent eux-mêmes des saillances dans un espace par ailleurs indéfini.
Dernier point, d’une importance extrême : cette théorie des saillances esthétiques est en phase parfaite avec le lien désormais indissoluble entre esthétique et tourisme. Les touristes parcourent le monde en quête des saillances géographiques, mémorielles, sentimentales qui rendent le monde digne d’être visité et parcouru. Les touristes sont toujours en ce sens en état de quête esthétique, même quand leurs impressions esthétiques se limitent à parcourir en vitesse des monuments saturés et à manger des plats typiques standardisés et qui n’ont jamais existé sous la forme qu’ils revêtent pour le touriste. Car la basse qualité d’une expérience esthétique ne tue pas sa nature d’expérience esthétique. Les touristes sont donc en quête d’attracteurs qui structurent l’espace pour donner un sens à leurs parcours. On va voir le Taj Mahal, la tour Eiffel, le jardin du Rioan-ji, la Joconde, les Demoiselles d’Avignon ou le site des Twin Towers défuntes.
La théorie esthétique de Simondon rend parfaitement compte de la solidarité entre touristification du monde et esthétique, entre attracteurs réels, et plus encore symboliques (on ne va pas voir la Joconde, on va voir la ville dont un des marqueurs symboliques est la Joconde) et déplacements touristiques.
La portée de la théorie de l’esthétique de Simondon pourrait se résumer en trois mots-clefs : impression esthétique (plutôt qu’objet esthétique), techno-esthétique (plutôt qu’esthétique naturelle), attracteurs esthétiques (plutôt que chefs d’œuvre). A travers ces mots et ce qu’en filigrane ils récusent, on mesure le caractère éminemment actuel d’une pensée qui se voulait présocratique – et l’importance des déplacements qu’elle opère.
Références
Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, coll. Analyse et raisons.
Simondon, Gilbert, Imagination et invention (1965-1966), Paris, Les éditions de la transparence, 2008.
Simondon, Gilbert, Sur la techno-esthétique et Réflexions préalables à une refonte de l’enseignement, cahier manuscrit reprographié np, sl, nd (probablement 1969).