Serge Moscovici, Raison et cultures

1Ce court ouvrage est la traduction d’un discours prononcé en espagnol par Serge Moscovici à l’université de Séville (Espagne) en septembre 1993, lors de la cérémonie d’attribution du titre de docteur honoris causa, acte inaugural du IVème congrès national de Psychologie sociale espagnole.

2Il est des chercheurs qui, livre après livre, nous aident à penser le nouveau monde qui vient. Probablement parce qu’ils savent voir, derrière le masque des doxa, les fils signifiants solides mais subtils qui lient les faits sociaux entre eux. Le discours de Serge Moscovici réévalue l’étiologie, les enjeux, la généalogie, les linéaments critiques d’une théorie, celle qu’il a passé sa vie à construire, la théorie des représentations sociales, centrale dans la psychologie sociale contemporaine. Fulgurance de l’idée, fécondité de la pensée et moment réflexif « font savoir » dans un précipité qui mêle détour anthropologique et réflexion critique sur la société contemporaine : la psychologie sociale est pour lui l’anthropologie de monde contemporain.

3Renonçant aux simplifications et ouvrant notamment la dichotomie radicale trop simple entre croyances et connaissance, l’auteur questionne : « comment se peut-il que les hommes doués de raison acceptent, et ce durant de longues périodes, que leur existence dépende de choses non raisonnables, et se laissent gouverner par des idées que l’expérience et la raison ont démenties ? »  (p. 22). Comprendre la substance de la croyance - qui fait qu’il est impossible de penser autrement -, c’est aussi comprendre le sens de la raison qui se manifeste en démontant les croyances que les hommes préservent et partagent pour en extraire un savoir véritable. Celui-ci repose sur les affinités que cette raison expatriée du monde entretient avec une culture dont les œuvres sont un tissu d’illusions.

4Et ces illusions sont le fondement du lien social : elles font lien justement parce qu’elles sont imputables non pas aux individus, mais à l’ensemble de la société. Pour Moscovici, ce n’est donc pas parce que les hommes sont doués de raison qu’ils font société - qu’il s'agisse de contrat ou de négociation - mais bien parce les hommes font société qu’ils sont doués de raison. Le fait de vivre en commun rend les hommes rationnels et ce en tout temps et en tout lieu.

5Mais sous l'unité de la raison, les cultures et à chaque culture sa rationalité. Nous sous-estimons le rôle que jouent aujourd’hui encore les croyances et les pratiques traditionnelles dans nos sociétés post-industrielles. La modernité a consacré les représentations scientifiques et techniques, pour rationaliser la société mais ce faisant, elle a tenté d’éliminer les croyances taxées d’idéologies, en effaçant les savoirs du monde ordinaire, les objets de l’expérience quotidienne, la diversité des modes de connaissance. Avec la modernité individualiste rationaliste, universaliste, l’utopie était dans le projet eschatologique de l’esprit de Lumières : le progrès indéfini de la science engendrera celui de la morale ou même  le progrès collectif de l’humanité cela repose sur  le postulat de l’existence transcendantale d’une raison formelle à caractère universel. Le développement de la modernité repose donc sur l’autonomie transcendantale de l’individu supposé libérer l’individu empirique de ses appartenances communautaire, affinitaire, sociale. Les sciences sociales ont alors eu pour fonction d’établir le caractère positif des rapports sociaux et  de la société. Elles tiennent leur mandat de l'humanité mais surtout de la Raison. Or, d’une part tout savoir est une forme de croyance, qui, d’une discipline à l’autre, assume, nie ou interprète cette archéologie et d’autre part il est possible de regarder le monde où nous vivons comme un ensemble de représentations socialement élaborées où coexistent des rationalités plurielles.

6La dernière partie du discours énonce l'horizon d’un programme de recherche notamment autour d’une question centrale en ces périodes troubles de questionnement autour de l'identité nationale et d'exclusion de l'altérité : « comment un pays peut-il à la fois respecter la diversité ethnique et trouver sa propre unité ? » (p. 70) Plusieurs lignes d'investigation sont possibles et Moscovici ébauche la sienne orientant la théorie vers trois aspects concrets : la réflexivité, l'invention et la consolidation des cultures. « Notre premier devoir scientifique consiste à comprendre le monde des représentations et des pratiques suivies par de nombreuses minorités ethniques et catégories sociales, dans leur tentative pour acquérir une identité et de fait faire culture «  (p. 84).

7Moscovici pose les termes du débat politique, social et scientifique entre société multiculturelle ou société pluriculturelle à partir d’une salutaire proposition « le devenir de notre époque culturelle, qui a goûté de l'arbre de la connaissance, consiste à renvoyer à l'universalité qui, de fait exprimait le désir d’hégémonie européenne sur le monde » (p. 87) Et si l’universel était aussi une représentation sociale à laquelle il faut donner sens ?

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