Se fier à la première impression ?

La première impression que nous donnons de nous est-elle toujours juste ? Sommes-nous « lisibles » même quand nous ne le souhaitons pas ? Et les autres, ceux que nous voyons ? L’image que nous retenons d’eux est-elle révélatrice ? Et cette littérature proposant de « décrypter » les gestes et attitudes d’individus susceptibles de nous « manipuler », ne servirait-elle donc à rien ? À pas grand-chose en tout cas, si l’on en croit le psychiatre Antoine Pelissolo.

Un écho à nos états d’âme

« Bien sûr, personne ne peut lire dans les pensées, mais n’importe quel individu un peu attentif peut sentir l’autre, se mettre instinctivement en phase avec lui. » Corinne Fischer, gestalthérapeute et directrice adjointe de l’École parisienne de gestalt, qui pratique régulièrement cette expérience de la boule de cristal dans ses groupes de thérapie, reconnaît être frappée par la perspicacité des remarques : « La première impression relève de perceptions très fines, animales, l’odeur, le grain de peau, les inflexions de la voix… Beaucoup de choses se jouent avant l’échange des mots. Il s’agit de la mise en présence de deux corps avant celle de deux esprits. »

Rien de bien réfléchi là-dedans. Cette faculté intuitive face à l’autre nous ramène tout droit à l’instinct de protection : ami ou ennemi ? danger ou allié ? Nous nous situons hors langage, hors rationalité, dans ce domaine que les neuroscientifiques appellent l’« infraconscient ». Et notre impression se forme d’abord en réaction à cette surprise, cet inattendu toujours renouvelé que constitue le visage inconnu (encadré ci-contre).

D’après une étude menée par le psychologue et chercheur Alex Todorov, de l’université de Princeton, aux États-Unis, notre cerveau se forge une opinion en un dixième de seconde en observant une nouvelle figure, de nouveaux traits. Sans que la réflexion ait eu le temps d’agir, nous décidons si la personne est attirante ou repoussante, sympathique ou hostile. Notre opinion s’élabore précisément à partir de l’émotion qui se dégage de cette rencontre, détaille Antoine Pelissolo : « C’est en fait le tout premier élément que nous repérons. Il nous faut à peine quelques millièmes de seconde pour l’intégrer. Le cerveau l’identifie, avant même l’apparence et le sexe de l’autre. » Et ce, qu’elle soit positive comme la joie et le plaisir, ou négative comme la colère, le dégoût, la tristesse, la peur, « celle-ci n’entraînant pas nécessairement une mauvaise première impression », observe-t-il. Si cette perception immédiate sert à créer un lien, à entrer en résonance avec l’interlocuteur, tout ne dépend pas de lui et de ce qu’il dégage.

Une intuition issue de nos propres filtres

« Nous sommes partie prenante dans la rencontre », constate Corinne Fischer. « Quand nous sommes en présence de quelqu’un, il se passe d’emblée plein de choses : qu’est-ce que son visage nous évoque ? Sa manière de s’exprimer, ses gestes, que nous rappellent-ils ? Et son apparence, que remue-t-elle en nous ? La première impression est juste, en ce sens qu’elle vient réveiller, dans l’instant, des choses qui nous appartiennent, qui relèvent de notre histoire, de nos représentations, de notre imaginaire. » La marque de l’autre s’imprime en nous, mais sur un terrain qui n’est ni neutre ni vierge. Notre intuition est donc aussi issue de nos propres prismes, de nos propres filtres.

Rosa, 40 ans, se souvient très bien de la tristesse qui se dégageait de Samuel quand elle l’a aperçu : « Aujourd’hui, je sais que c’est ce qui m’a irrésistiblement attirée vers lui. J’étais au fond aussi perdue et délabrée, même si je le masquais mieux. » Nos états d’âme, nos névroses, nos humeurs sont autant de paramètres susceptibles de perturber nos regards réciproques. Le psychologue et psychanalyste Vincent Estellon note par exemple que « lorsque nous sommes déprimés, nous devenons un peu indifférents à tout. Il n’y a même plus de première impression. Tout devient terne ». Au cours de notre existence, nous pouvons ainsi être amenés à passer à côté des autres, noyés que nous sommes dans un magma mélancolique. Comme cet éclat de miroir qui, dans La Reine des neiges, le conte d’Andersen, déforme la vue du petit héros et noircit sa vision de l’existence.

Des mécanismes de défense

Au-delà de nos ressentis, conscients et inconscients, nous pouvons également être abusés par le contexte émotionnel dans lequel se produit la rencontre. Deux chercheurs de l’université de Waterloo, au Canada, l’ont démontré : quand l’atmosphère est joyeuse, nous avons tendance à juger positivement un visage qui manifeste une expression désagréable ; inversement, quand nous sommes plongés dans une ambiance lugubre, une figure gaie, pleine de vitalité peut déclencher un sentiment négatif. Sans oublier que nous-mêmes nous pouvons être à l’origine de malentendus nous concernant.

Antoine Pelissolo souligne par exemple que des personnalités très anxieuses, très timides, élaborent des systèmes de défense importants pour masquer leurs fragilités. Elles ne sont pas dans le lien, mais dans une volonté de protection d’un extérieur potentiellement agressif et dangereux. Cela dit, la première impression qu’elles laissent n’est pas forcément fausse : elle est juste par rapport à ce que ces personnes donnent à voir d’elles-mêmes.

Quoi qu’il en soit, toute tentative de contrôle est définitivement vouée à l’échec. « Il est impossible de maîtriser cette image que nous laissons, tant elle est subjective », explique encore le psychiatre, qui recommande d’être au plus près de ses émotions propres. Et Corinne Fischer de renchérir : « Pour être en harmonie dans ces premiers liens que nous tissons, il faudrait pouvoir aller vers quelque chose d’authentique, arriver à se pencher sur ce qui se passe en nous en termes de sensations corporelles et écouter les indications qu’elles nous donnent. » Être proches de ce que nous éprouvons physiquement et émotionnellement, en prendre conscience sans forcément le dire. La meilleure façon d’éviter les malentendus consisterait en fait à ne plus se soucier de vouloir « faire bonne impression ».

Hélène FRESNEL

 

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