Ryan David Jahn : De bons voisins

Son meurtre est devenu un cas d'école pour les aspirants en psychologie. Le 13 mars 1964, à New York, une jeune femme est assassinée par un homme dans la cour de son immeuble. Elle a hurlé, appelé au secours, jusqu'au bout résisté. Rien n'y a fait. Ses voisins ont bien risqué un œil dehors, mais aucun n'a appelé la police. Beaucoup ont pensé que d'autres l'avaient fait.

Après ce fait divers qui secoua durablement l'Amérique, les psycho­logues mirent au jour le mécanisme de «l'effet Kitty Genovese». En cas d'urgence, plus il y a de témoins, moins ils prennent la décision d'intervenir. Kitty Genovese est morte de cette passivité ordinaire. Cinquante ans plus tard, l'affaire continue d'interroger les consciences et les imaginations. La preuve avec ce roman écrit par l'Américain Ryan David Jahn qui décrit le calvaire de Kat Marino, avatar de Kitty, sauvagement assassinée dans sa cour, et, surplombant la scène, de multiples fenêtres encore éclairées.

Kat est un brin de femme, un mètre cinquante-cinq, quarante-cinq kilos et un certain cran pour assurer chaque soir son boulot de gérante de nuit d'un bar. On la cueille à la fin de son service pour la suivre jusqu'au moment où elle rencontre le tueur en bas de chez elle. Changement de perspective. On passe dans l'un des appartements de l'immeuble, celui que le jeune Patrick, dix-neuf ans, partage avec sa mère, gravement malade. Le garçon a reçu sa convocation pour le Vietnam, et cette perspec­tive l'effraye autant qu'elle l'attire. Re-changement. À côté, son voisin Larry vient de rentrer d'une soirée de bowling «entre copains», dit-il. Sa femme lui fait une scène. À un autre étage, une voisine l'a précédé. Erin, l'infirmière, rentre exténuée du boulot. Dans une autre chambre, deux hommes font l'amour…

Morne passivité

À partir de ces personnages tirés de son imagination, Ryan David Jahn dresse un état des lieux méthodique de l'immeuble, l'espace des deux heures que dure le crime. Il passe en revue les différents habitants qui bientôt entendront les cris de Kat et termineront leur nuit comme si de rien n'était. Il suit aussi la trajectoire de ceux qui arriveront sur la scène du crime a posteriori, un flic qui patrouille dans le coin, deux ambulanciers en service. Il reviendra bien sûr à plusieurs reprises sur la lutte de Kat, opposant son courage à la morne passivité de ses voisins. Il ne sera pourtant pas aisé au lecteur de juger de manière péremptoire, de s'écrier «Mais que font-ils?».

Car, en s'attachant à la vie de chacun, aux problèmes de ces habitants qui incarnent une Amérique moyenne empêtrée dans son quotidien, les boulots harassants, l'épuisement des couples, la lassitude des âmes, dans une époque datée - une chanson de Buddy Holly passe en boucle sur les autoradios -, on peut à tous leur trouver des circonstances atténuantes. Les gémissements récurrents de la victime interviennent alors pour rappeler combien la lâcheté peut être meurtrière. L'auteur ordonne ce chœur en une mécanique bien huilée, composant un roman sans temps mort, précis dans les faits, chirurgical dans sa description du crime, profondément empathique avec sa victime. Et très déstabilisant.

«De bons voisins» de Ryan David Jahn, traduit de l'anglais (États-unis) par Simon Baril, Actes Sud.

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