On pénètre dans Pékin pirate à la faveur d’une tempête de lœss, cette poussière jaune venue du désert. Et c’est à un grain de sable dans l’immense capitale chinoise que l’on attache nos pas, DunHuang, «comme les grottes du même nom», un jeune provincial naïf et sans attaches. Voyou au grand cœur, encore puceau mais qui a déjà goûté de la prison pour fabrication de faux papiers, il nous entraîne dans les rues du «foutoir pékinois», où naviguent vendeuses à la sauvette et prostituées, étudiants faméliques et logeuses acariâtres. Un monde clair-obscur, brutal et vibrant, bordé d’injures et d’intenses beuveries, mais où le meilleur est toujours possible - surtout l’amour. Pour développer son business de DVD piratés, le fils de paysan illettré se met à dévorer des livres de cinéma, et se prend de passion pour le Voleur de bicyclette. Un récit drôle et émouvant, qui se lit d’une traite.
«J’étais presque heureux, et Suzanne n’avait pas l’air trop triste. Ça nous changeait.» Tel est le ton du narrateur, pas vraiment sympathique envers sa femme, envers quiconque, d’ailleurs, sauf sa maîtresse, Hélène. Constantin (c’est notre homme) et Suzanne sont en week-end, pour une de ces échappées qui pourraient virer au huis-clos mortel, mais l’humeur est sauvée par une trouvaille chez un libraire-papetier de Crux-la-Ville : soldé, dans un carton, un roman que Constantin, imprimeur de son état, ne connaissait pas, d’un écrivain dont il a pourtant lu tous les livres. Neige noire, d’Emilien Petit. Une fois rentré à Paris, il s’avère que non seulement le livre ne dit rien à personne, mais l’exemplaire a disparu. L’enquête fait appel à des écrivains bien réels, Toussaint, Volodine, Rolin (Olivier), une attachée de presse du Seuil, Maud Boulaud, et deux journalistes, dont un chroniqueur dont les lecteurs de Libération apprécieront l’intervention : Edouard Launet. Un premier roman sous la forme d’une mise en abyme, où l’auteur, elle-même connue des milieux de l’édition, s’amuse sérieusement.
Récit
Où l’on retrouve le charme de Pirotte, disparu en 2014, dans ce texte posthume où il vendange, une fois encore, son amour du vin, des textes, de l’amitié, des paysages et des souvenirs. «Le temps de l’enfance est long et volatil. De sa longueur interminable, on ne se souvient jamais. On la regrette seulement, comme on voit s’envoler un vol de grues dans l’automne et disparaître.» La première phrase fait sursauter : «Je n’étais encore qu’une enfant quand ma grand-mère est morte.» Mais c’est juste une embardée du côté du roman, pour mieux regagner les rives rêveuses du récit. Il sera question de vignes, de «cueillir le savagnin du revermont, le ploussard de Pupillin, le trousseau des Arsures, et qui sait ? le tokay de Hongrie, car nous n’hésiterons pas à tenter l’aventure». Joseph Joubert (1754-1824) est de la partie, Pirotte extrait des Carnets l’observation suivante, qui peut servir : «Les petits livres, écrit-il, sont plus durables que les gros ; ils vont plus loin. Les marchands révèrent les gros livres ; les lecteurs aiment les petits. Ce qui est exquis vaut mieux que ce qui est ample… Un livre qui montre un esprit vaut mieux que celui qui ne montre que son sujet.»
Essai
Une évocation de Samuel Beckett, en même temps qu’une réflexion sur l’ «indiscernable travail d’ensemencement» des œuvres, à partir d’une rencontre. Celle du futur auteur d’En attendant Godot et d’un petit tableau de Caspar David Friedrich qui allait avoir une grande influence sur lui, Deux hommes contemplant la lune, à Dresde, en février 1937. Stéphane Lambert, romancier et essayiste, est né en 1974 à Bruxelles.
philosophie
Historien de la philosophie (Platon, Hegel, Nietzsche, Marx), philosophe de l’Etat, de l’histoire et du pouvoir, François Châtelet, disparu en 1985, a été à la fois protagoniste et témoin de l’une des plus belles saisons de la pensée française, celle de Sartre et de Lacan, de Lévi-Strauss, Althusser, Deleuze, Derrida, Foucault, dont il a avec une rare acuité commenté les œuvres. C’était aussi un «animal politique», non seulement au sens d’un engagement dans tous les combats pour l’émancipation, mais aussi d’une conception de la philosophie «pour tous», solidement ancrée au réel, à la vie et à l’activité des citoyens. C’est pourquoi il l’a exposée tant dans ses livres que dans ses articles de presse. Réunis ici pour la première fois, ces interventions (dans l’Express
,
les Nouvelles littéraires
,
le Nouvel Observateur
,
le Monde
,
le
Magazine littéraire
,
Libération…), offrent comme une carte de la pensée européenne de la décennie 1965-1975, et éclairent ce qui fut toujours l’obsession de Châtelet : sauver la liberté et les initiatives des citoyens de l’emprise de l’Etat.
psychologie
Les grands mythes hérités de l’Antiquité ont toujours fait l’objet d’approches philosophiques, anthropologiques, psychologiques, psychanalytiques… Mais chaque science, tout au long de son histoire, produit aussi ses propres mythes, ses histoires fascinantes ou ses fables, qui sont un peu comme les «effets latéraux», pervers, parfois frauduleux, de son activité de recherche. Par exemple à propos d’enfants élevés par des loups, de la publicité subliminale, de l’influence de la langue sur les perceptions, des expériences de «conditionnement de la peur» menées sur le petit Albert par John B. Watson, les recherches sur la «mémoire» des planaires» (animaux primitifs), ou de ce «cheval intelligent» nommé Hans, «capable de comprendre l’allemand, de calculer et de répondre à des questions difficiles». En revenant sur ces «mythes», Kotaro Suzuki et Jacques Vauclair, professeurs de psychologie à l’université de Niigata (Japon) et de Aix-Marseille, mettent de fait en relief, par contraste, les conditions épistémologiques qui devraient garantir à la discipline psychologique sa scientificité.
revues
Ce numéro a été réalisé en partenariat avec le festival Sport, cinéma et littérature, dirigé par Thierry Frémeaux, qui se tient ce mois-ci à Lyon. On peut y lire un entretien avec Jean-Luc Godard, qui prétend que son seul rêve, «c’est de jouer Roland-Garros en manteau avec de gros souliers, en fumant, et en lisant un texte sur Bill Tilden», et d’autres avec Nanni Moretti (qui évoque le water-polo et une belle palombella) ou Cédric Klapish qui parle de saut à la perche. On trouve aussi un long portrait de Johnny Weissmuller, cinq fois médaillé d’or aux JO et au moins douze fois Tarzan dans des films des années 30 et 40. Il y a aussi beaucoup de belles photos, notamment dans l’article intitulé «10 scènes de sport remarquables dans des films consacrés à tout autre chose» : du football imaginaire dans Timbuktu, du volley en soutane dans Habemus papam, du ping-pong dans Forest Gump, du vélo d’appartement dans Une femme est une femme…
Ce numéro s’ouvre par deux textes cosignés par Frédérik Detue et Charlotte Lacoste : «Ce que le témoignage fait à la littérature» et «Les vicissitudes d’un genre littéraire». Tous deux sont spécialistes du témoignage comme genre littéraire et de ses débuts après la Première Guerre mondiale. Parmi les textes qu’ils ont réunis, on peut citer «Témoignage à propos d’Eichmann» de Primo Levi (inédit en français), «L’art du survivant» du cinéaste cambodgien Rithy Panh, «La grande crise» du journaliste Chavarche Missakian, sur le génocide arménien de 1915. Il faut lire aussi les magnifiques et glaçants textes et poèmes d’Elena Vladimirova sur les camps soviétiques de la Kolyma dans les années 50 ou encore les extraits de «La Ville des cadavres», de la Japonaise Ôta Yôko, un témoignage saisissant (et inédit en français) sur le bombardement d’Hiroshima.
Xu Zechen
Pékin pirate
Traduit du chinois par Hélène Arthus. Philippe Rey, 203 pp., 17 €.
Colombe Boncenne
Comme neige
Buchet-Chastel «Qui vive», 112 pp., 11 €.
Jean-Claude Pirotte
Le silence
Préface de Philippe Claudel. Stock, 88 pp., 13 €.
Stéphane Lambert
Avant Godot
Arléa «La rencontre», 176 pp., 18 €.
François Châtelet
L’apathie libérale et autres textes critiques Edition d’Ivan Chaumeille, Points, 276 pp., 8,80 €.
kotaro suzuki, jacques vauclair
de quelques mythes en psychologie. enfants-loups, singes parlants et jumeaux fantômes
Seuil, 234 pp., 20 €.
Desports N°8
Spécial cinéma Silence, on court Editions du Sous-sol, 234 pp., 19 €.
Europe
Témoigner en littérature Janvier-Février 2016, 348 pp., 20 €.