Retour sur un point de règlement, avec Mickael Milliat, croupier …

Lors du Main Event de l’European Poker Tour Deauville 2012, qui s’est tenu du mardi 31 janvier 2012 au lundi 6 février 2012, j’ai été le témoin curieux de deux scènes, dont une était un litige qui a conduit le croupier à faire appel à un floor. L’autre scène n’a été qu’un simple échange entre deux joueurs, a priori sans grande implication ni aucun désordre du point de vue réglementaire. Et pourtant, ces deux situations se rejoignent et nous permettent de nous pencher sur la question afin de mettre en lumière les conditions d’exercice d’un point de règlement mis à l’épreuve dans le feu d’une partie.

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1ère situation : J’arrive à hauteur d’une table lorsque se termine un coup entre deux joueurs. Je n’ai pas assisté ni au début du coup ni à son déroulement jusqu’à ce moment précis –ce qui n’a aucune espèce d’importance de toute façon. Deux joueurs sont au showdown ; le premier retourne sa main après avoir été payé et montre deux paires. Le second joueur, auteur de la mise river, voit la main de son adversaire et dans l’élan d’une grimace d’insatisfaction, jette ses propres cartes face cachée au-delà de la ligne de démarcation. Puis, dans la seconde qui suit, il se ressaisit et retourne finalement ses cartes face visible, en expliquant qu’il avait mal vu la main de son adversaire et avait cru voir que celui-ci possédait deux paires supérieures aux deux siennes. Finalement, les deux paires adverses sont bel et bien inférieures. Le premier joueur, qui se faisait une joie d’emporter le coup, proteste et fait remarquer que son adversaire avait jeté sa main face cachée au-delà de la ligne, et réclame que l’on considère, de fait, sa main gagnante. Chacun défend sa position et pour trancher, le croupier fait appel au floor qui décide d’accorder le pot au second joueur, celui qui avait jeté sa main face cachée. Pour expliquer sa décision, le floor explique que les cartes n’ayant pas été ajouté au muck, la main n’est pas encore considérée comme brûlée.

2ème situation : La deuxième situation est différente même si elle a bien failli s’achever de la même façon que la première. Nous sommes face à deux joueurs, dont un malicieux. Nous l’appellerons d’ailleurs le Malicieux. A la river, le joueur adverse lui impose une décision importante en plaçant une mise conséquente. Le Malicieux hésite longuement, s’interroge, se tourmente, cherche un tell ou deux chez son adversaire immobile et passif. La situation dure, s’éternise, si bien que quelques journalistes s’attroupent autour de la table. Le Malicieux était déjà, plus tôt dans la journée, l’acteur d’une autre situation qui a été litigieuse, nécessitant l’intervention et toute la diplomatie d’un floor pédagogue et patient. Cette fois, nul litige, mais beaucoup de malice ; en effet, conscient qu’il a la main perdante, il tente une manœuvre psychologique de diversion. Il prend une mine résignée, fait un peu la moue, et dit, l’air dépité : « Ok, tu gagnes… ». Mais il prend soin de garder ses cartes avec lui, son intention étant d’inciter son adversaire à croire que le coup est terminé par ce qui ressemble à un abandon, et de commettre l’erreur de jeter sa main face cachée, convaincu que le pot est à lui. D’ailleurs, l’imprudent avait commencé, effectivement, à se saisir de ses cartes et à les pousser au-delà de la ligne. Le Malicieux le regardait faire du coin de l’œil, non sans bouillir de joie et de satisfaction à l’intérieur ! Mais voilà que le croupier intervient et, comme stoppant le déroulement de l’action, demande au Malicieux d’agir, c’est-à-dire en jetant ses cartes dans le muck.

On imagine aisément que sans l’intervention du croupier, le coup de malice du futé aurait fonctionné car le joueur adverse avait commencé à serrer le nœud pour se pendre lui-même, non sans avoir été manipulé avec une certaine virtuosité par un adversaire visiblement aguerri aux subtilités psychologiques du jeu en live.

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La conjoncture de ces deux situations, qui ont mis en scène des joueurs différents, sur des tables différentes, avec des croupiers différents et à plusieurs heures d’écart, amène ainsi à revenir sur le point de règlement qui englobe le « muck volontaire » (expression que nous utilisons pour qualifier l’action d’un joueur qui, de lui-même, couche sa main face cachée en signe d’abandon) et celui qui englobe, s’il y a, les conditions d’encadrement réglementaire de la « malice psychologique » entre joueurs pouvant conduire à des situations litigieuses.

Pour en savoir plus, nous avons demandé à Mickael Milliat (déjà auteur d’une importante rubrique sur Formule Poker concernant les Règles et Litiges au poker) de bien vouloir nous éclaircir. A noter que c’est une double chance que de recevoir les avis érudits de Mickael, car il se trouve qu’il était lui-même floor lors de ce Main Event de l’EPT Deauville 2012 !

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Salut Mickael. Dans un premier temps, comment expliquer que dans la première situation, le joueur qui avait jeté sa main face cachée au-delà de la ligne, avant de se rendre compte qu’il avait finalement la main gagnante et de les reprendre pour les retourner face visible, ait vu le pot lui revenir tout de même ? Quelles sont les considérations qui entrent en ligne de compte pour trancher ce litige ?

Mickael Milliat : Tout d’abord, salut à tous!

Premièrement j’aimerais éclaircir deux ou trois petites choses. Cette ligne que vous voyez se nomme ligne de courtoisie, on s’en sert pour les mises des jetons de temps en temps (et encore) mais pas pour les fold. C’est le geste du joueur qui détermine son fold et non, pas si les cartes ont dépassé la ligne ou non. Certaines fois la ligne est tellement proche du joueur que ses cartes sont obligées de la dépasser, ce n’est pas pour autant qu’elles sont foldées. De plus en plus de tables n’ont d’ailleurs plus cette ligne et c’est vraiment l’intention du joueur qui va être prise en compte.

Ensuite, nous partons du principe qu’il y a au poker quatre tours d’enchères (préflop, flop, turn, river) pendant lesquels le joueur peut soit fold, check/call, bet/raise. A la fin de ces quatre tours d’enchères vient le Showdown. Toute action de bet, raise ou fold n’est plus valable, on part donc du principe que tant que les cartes sont identifiables, c’est à dire qu’elles n’ont pas touché le muck, alors elles sont vivantes. De plus ici, on dit qu’il jette ses cartes (qui n’est plus une action de fold) et que dans la seconde il les reprend. Ainsi il ne laisse le temps à personne de brûler sa main, ou de l’influencer. Le fait qu’il finisse par ouvrir ses cartes et qu’elles soient clairement gagnantes lui fait gagner le pot. On parle ici de « Cards speak », c’est à dire qu’on ne peut absolument pas donner le pot à une main moins forte, quand deux mains sont tablées et que l’une d’elles est clairement gagnante.

Mais aujourd’hui, cette règle fait beaucoup d’émules parmi les directeurs de tournois car il y a deux écoles différentes. Il y a tout d’abord « l’école T. Kremser », qui dit en gros que l’intention du joueur est d’abandonner le coup, alors il ne peut recevoir le pot. Et « l’école J. Effel » qui dit « Comment est-il possible de donner le pot à une main plus faible quand deux mains sont clairement tablées? », et donc que le pot reviendrait au meilleur des deux.

Pour ma part, je pense qu’il y a quelques éléments à prendre en compte pour prendre la décision. Tout d’abord y a-t-il influence par un sujet extérieur ou non? Ensuite, est-ce que le joueur commet un « missread »? Je m’explique. Ici le joueur jette ses cartes, puis dans la seconde les reprend et les ouvre. Aucune influence extérieure n’a été faite et le fait qu’il reprenne ses cartes dans la seconde permet de dire qu’il ne fait pas d’erreur et que personne n’a eu clairement le temps de brûler sa main. Je lui donne le pot.

Prenons une autre situation, en partant du principe qu’au Showdown c’est le dernier relanceur qui montre en premier. Joueur A bet, joueur B call. Showdown. Joueur A jette ses cartes face fermée. Le croupier ne les ramasse pas. Joueur B décide d’ouvrir ses cartes et montre hauteur As. Et là, A s’exclame : « Eh! J’ai mieux! » et retourne paire de 2. Le joueur A n’a fait aucune erreur, il n’a pas voulu montrer sa main, mais le croupier n’a pas pris ses cartes et joueur B a ouvert ses cartes alors qu’il n’en était pas obligé. Joueur A remporte le pot, car ses cartes sont clairement tablées et qu’il n’a fait aucune erreur de « missread ». Vous me direz donc qu’est ce que le missread?

Et bien prenons une dernière situation, qui s’est déroulée à l’EPT de Deauville. Joueur A et B sont au Showdown, et sur le board nous avons une quinte affichée, du 7 au Valet. Joueur A ouvre J-7 et joueur B n’ayant pas vu la quinte au board croit que A a deux paires. Il jette ses cartes face fermée. Il fait une erreur de lecture de jeu, appelée Missread. Et là des joueurs à la table lui signalent qu’il y a quinte au milieu, et c’est à ce moment qu’il y a influence extérieure. Il retourne ses cartes et demande le partage du pot. Ici même si les deux mains sont clairement tablées, il y a eu deux erreurs qui font que B ne peut recevoir le pot. Tout d’abord il fait une erreur de lecture et par la suite une influence extérieure vient rectifier sa pensée. La totalité du pot revient donc au joueur A.

La meilleure chose à faire pour éviter ce genre de situation et donc que le croupier brûle directement la main jetée face fermée, ou bien que la règle oblige le dernier agresseur à ouvrir sa main car il a été payé par un adversaire ayant l’intention de voir sa main.

Dans la seconde situation, le joueur avait presque réussi un coup psychologique de maitre : convaincre son adversaire qu’il avait gagné le coup et ainsi le pousser à commettre l’erreur qui en réalité le lui ferait perdre. C’est sans doute vicieux et sournois, mais cela entre dans l’exercice psychologique, dans la manipulation, qui sont autant de cordes à l’arc du joueur live. Comment expliquer, par le règlement, que le croupier soit intervenu et en intervenant, ait empêché un joueur distrait de commettre une erreur au profit d’un joueur beaucoup plus malin et fin praticien des arcanes du jeu psychologique ?

Mickael Milliat : Attention, il faut bien faire la différence entre psychologie et vice. Ici Le Malicieux, que j’appellerai beaucoup plus facilement Le Vicieux, fait un vrai coup de vice. Il annonce « Ok, tu gagnes! », sans jeter ses cartes. Effectivement « ok tu gagnes… » veut dire beaucoup de choses, mais pour moi signifie un abandon de la part du Vicieux. Le croupier est aussi un arbitre à son niveau, et demande ainsi d’éclaircir la situation au « Malicieux » en lui demandant quelle est sa réelle intention? Le croupier fait ici très bien son travail, en évitant toute erreur, ou tout vice, et le fait d’éclaircir les intentions du Malicieux empêche toute erreur ou fraude dans le coup. Rappelons encore que la ligne n’est pas considérée comme une ligne de fold et donc que les cartes ne sont brûlées qu’à partir du moment où l’intention de folder du joueur est claire. Le Malicieux se doit d’être clair dans sa réponse et le croupier ne fait que lui rappeler ce fait en lui demandant de prendre une vraie décision. Si je dois être appelé en tant que floor sur cette situation, pour moi « ok, tu gagnes… » est une claire intention d’abandon et je demanderais au Malicieux de jeter ses cartes et de ne pas renouveler son vice s’il ne veut pas en être pénalisé.

Dans la première situation, le floor explique que la main peut bien avoir été jetée face cachée au-delà de la ligne, ce n’est que si elle rejoint « le muck » qu’elle peut être considérée comme brûlée et privée de ses droits de confrontation au showdown. Mais alors, « le muck », exactement, qu’est-ce ? Et quelles sont les différentes façons de conduire une main au muck ?

Mickael Milliat : le Muck en anglais signifie « ordures » ou encore « déchets ». Le Muck représente donc toutes les cartes jetées et rassemblées en un tas devant le croupier, les cartes du talon (reste du paquet non utilisé après que la river ait été découverte), et les 3 cartes brûlées. Au showdown, l’action de fold n’étant plus valide, on va considérer une main brûlée au moment où elle sera intégrée au muck. Ainsi une des seules façons de conduire une main au muck est que le croupier récupère directement la main et l’intègre aux cartes déjà passées. Si le joueur jette ses cartes et qu’elles atteignent les cartes brulées ou autres cartes jetées, et même s’il considère pouvoir les reconnaitre, ses cartes sont considérées comme mortes, et il ne pourra plus prendre part au pot.

Dans la seconde situation, le croupier s’immisce dans une séquence où, a priori, personne n’a enfreint le règlement. En s’immisçant, il a empêché à un joueur de commettre une erreur de jeu. On peut facilement établir que si le croupier n’était pas intervenu, le joueur distrait aurait effectivement et complètement jeté ses cartes. Le croupier ne vient-il pas de « sauver le coup » d’un joueur ?

Mickael Milliat : Effectivement le Malicieux n’enfreint pas le règlement mais en gardant ses cartes, il n’est pas clair. On est à la river et il n’a ni call ni fold d’un point de vue visuel (c’est-à-dire sans prendre en compte sa parole). Le croupier agit ici en demandant quelle est la réelle intention du joueur et il a raison de le faire. Il empêche de commettre une erreur de jeu, ce qui est son travail.

Prenons la situation du croupier qui n’intervient pas, le joueur aurait jeté ses cartes mais le croupier ne les aurait pas brulées. Il aurait appelé un floor. Le floor aurait rendu ses cartes au joueur car elles sont identifiables et que c’est le coup de vice du joueur Malicieux qui crée une erreur. Pour moi la parole est clair « ok, tu gagnes » c’est la même chose que « ok, j’ai perdu/abandonné ». Je demanderai expressément à ce joueur de jeter ses cartes et en connaissance de l’historique sur lui, je l’aurais fortement averti si ce n’est pénalisé. Mais le vice étant flagrant et l’intention suffisamment claire, il n’aurait pu prendre part au pot et je lui aurais demandé par la suite de faire en sorte que ses intentions soient plus claires, car au final c’est lui qui se pénalise tout seul.

Je pense donc sincèrement qu’il faut se poser les bonnes questions, et se demander si le croupier sauve vraiment le coup d’un joueur, ou s’il empêche un vrai coup de vice d’un autre.

Merci Mickael pour toutes ces explications.

 

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Publié par Jonathan Brunolier
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