Rationalisation du discours chez un sportif dopé

Lorsque la psychologie et la sociologie se penchent sur la question du dopage, la spécificité des modalités d’approche utilisées autorise une vision élargie et enrichie de ce comportement déviant. En effet, ces travaux offrent un champ de réflexion plus apte à clarifier la situation de celui qui se dope et la façon dont il parvient à s’en expliquer. L’étude de Brissonneau et Bui-Xuan-Picchedda : « Analyse psychologique et sociologique du dopage. Rationalisation du discours, du mode de vie et de l’entraînement sportif » (Staps, 2005/4 n°70, p.59-73) témoigne de cette réalité. A travers l’entretien d’un ancien cycliste professionnel (Philippe) et de plusieurs sportifs s’étant tous dopés à un moment de leur carrière, les auteurs se penchent sur la question difficile du sens du dopage et de sa rationalité. Il ne s’agit pas ici de condamner mais de comprendre.

Au fil de la lecture de cet article, nous assistons à une « rationalisation généralisée » du processus de dopage de la part du cycliste interviewé. Méthodiquement, il met en avant son histoire, l’enchaînement des événements, les faits, tout en ignorant émotions et sensations. Il nous présente sa logique, car si cette dernière n’est pas la notre, il faut reconnaître que c’est bien de logique dont il s’agit : une logique dérangeante, certes, mais une logique quand même. Devons-nous y voir un des éléments explicatifs de notre difficulté à lutter contre la prise de substances ?

Sa première confrontation au dopage, Philippe la décrit comme « justifiée sur un plan thérapeutique » : ce comportement allait lui permettre d’accélérer sa guérison suite à une blessure au genou. Selon lui, « le coureur cycliste ayant encore moins le droit que les autres d’être malade » (p.63), lorsqu’il s’agit de choisir entre six mois de repos forcé et un seul, grâce à l’aide d’un produit, la décision s’impose à lui comme une évidence. Pour nous convaincre, Philippe nous dresse le contexte de ce qu’il nomme la réalité : « si pendant un mois et demi vous n’êtes pas du tout performant, ça va vous retomber dessus. On va vous dire : « On s’en fout que tu sois malade ! » Parce que c’est la compétition, c’est l’essence de la compétition, c’est le résultat qui prime. Si vous êtes malade, vous êtes une brebis galeuse. On ne veut pas de vous » (p.63).

En tant qu’intervenante en psychologie du sport, il m’est impossible de nier le rôle de l’ensemble des acteurs du système sportif dans l’émergence de pressions physiques et psychologiques. Le dopage est alors utilisé par certains comme un moyen destiné à les atténuer. Je ne peux m’empêcher de penser qu’une meilleure information sur l’intervention en psychologie du sport permettrait de sensibiliser les sportifs à l’existence de stratégies mentales efficaces pour gérer ces pressions, sans passer par la « case dopage ». Cependant, ces stratégies nécessitent un apprentissage et par conséquent de prendre le temps… L’effet d’un produit est bien évidemment plus rapide et n’oblige pas d’apprentissage particulier. Il faut faire un choix…

La perception du sportif malade et, par conséquent, défaillant, rappelle un thème que nous avons souvent abordé ensemble : celui du corps machine chez le sportif de haut niveau. Cette façon de voir ce corps comme un objet destiné à écouter, à se plier aux exigences de l’entraînement, tel un instrument sur lequel on exerce un contrôle, n’est pas sans risque. En effet, la vision d’un corps étalonné, appareillé, morcelé, mesuré, maîtrisé contribue sans aucun doute, chez certains, à rationaliser le comportement déviant du sportif dopé. Comme une panne de voiture nécessite un changement de pièce, un corps défaillant nécessite un traitement. Seulement voilà… quelques uns seront prêts à tout envisager, du moment que « ça » (leur corps) fonctionne.

A partir de ses explications, Philippe se protège de la culpabilité qui devrait être la sienne : « sa rationalisation l’empêche d’avoir des états d’âme. Ses arguments et la démonstration qu’il en fait s’agencent selon sa logique, une logique cependant bien singulière : se doper, ce n’est pas tricher, c’est réparer les inégalités faites par la nature » (p.65). En effet, l’analyse sociologique permet, entre autres, de dégager une conception atypique (pour ne pas dire irrationnelle) de la santé. Selon Philippe, à l’époque, compte tenu de son niveau, la pratique de son sport s’avère nocive et le conduit nécessairement vers un état pathologique : « ce coureur se considère comme un malade qu’il s’agit de traiter médicalement. (…) A l’inverse de ce qui est dit habituellement, le dopage – habituellement considéré comme une atteinte à la santé – constituerait une solution thérapeutique » (p.69). Incroyable, mais vrai. Et n’imaginez pas que Philippe cherche à mentir aux auteurs de l’étude ; il est absolument persuadé de faire ce qu’il faut, d’être dans le vrai. La question est alors : comment le système conduit-il progressivement un sportif à adopter une telle « vision inversée » ?

Chaque argument avancé par le coureur a pour objectif de démontrer que ses actes sont cohérents, réfléchis et en adéquation avec le sport qui est le sien et les règles qui le régissent. La technique pharmacologique apparaît alors comme normale voire comme une composante du « monde extra-ordinaire » que représente le haut niveau.

La lecture de cet article (www.cairn.info/revue-staps-2005-4-page-59.htm), outre son caractère hautement déstabilisant, fait nécessairement naître des remarques et des interrogations. Comment déconstruire une rationalité si bien huilée, entretenue par un système ? Face à cette rationalisation qui justifie les actes de dopage et les font apparaître comme réfléchis, quelles actions devons-nous envisager pour que ces comportements déviants cessent ? Comme Brissonneau et Bui-Xuan-Picchedda, nous sommes poussés à nous demander, ne nous en déplaise, si la logique actuelle du sport ne contient pas en elle-même, si nous n’en prenons pas garde, la logique du dopage. Extrêmement dérangeant comme réflexion, pour autant, ne serait-il pas plus honnête d’oser la mener ?

 

 



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