Qu’est devenue la qualité du travail ?

Une remarquable enquête du Centre d’étude de l’emploi sur la place et le sens du travail en Europe (1) montre que, sur cette question, la France se trouve dans une situation singulière et paradoxale. Les plus attachés à la valeur du travail, les Français sont aussi ceux qui expriment avec le plus de force le désir de réduire la place du travail dans leur vie. La conclusion de l’enquête est que le travail est devenu tel qu’il vaut mieux diminuer le temps qu’il occupe dans la vie : c’est parce qu’on y est attaché qu’on souhaite s’en éloigner.

J’ajoute une deuxième donnée factuelle et statistique. Une étude récente du cabinet Mercer (conseil en Ressources Humaines) a établi que le pourcentage des salariés souhaitant quitter leur employeur est passé en quatre ans de 17% (en 2007) à 30% (en 2011), chiffre étonnant dans la période de chômage qu’on connaît.

Nous sommes donc devant un problème politique majeur parce qu’on ne pourra pas réindustrialiser ce pays si le travail reste ce qu’il est. Or la réindustrialisation est une thématique « de surface » importante.

Dans le même temps on constate un problème majeur de santé au travail. Tous les indicateurs sont au rouge. Ce problème s’exprime par des accidents mais surtout par le retrait professionnel. Ceux qui travaillent, depuis les salariés d’exécution (si tant est qu’il y ait un travail d’exécution pure) jusqu’aux cadres dirigeants, ont de plus en plus de mal à se reconnaître dans ce qu’ils font.

Contrairement à la vulgate, il ne suffit pas d’être reconnu dans sa souffrance au travail, il faut encore se reconnaître dans ce qu’on fait. Si on ne peut pas, au moins de temps en temps, tirer quelque fierté de ce qu’on fait, la santé au travail – donc la santé tout court – est, à terme, en danger. Ce problème de la reconnaissance ne se pose pas simplement en termes de compassion. Il ne suffit pas de reconnaître chacun dans son malheur personnel. On a besoin de se reconnaître dans quelque chose, pas simplement d’être reconnu par quelqu’un. Si on ne peut pas se reconnaître dans un métier, une culture, une technique, un geste, un langage… il est très difficile de se reconnaître soi-même au travail.
En matière de santé au travail, les choses sont maintenant établies. Or, de plus en plus souvent, le travail n’est « ni fait ni à faire ».

Selon moi, la source principale des problèmes de santé au travail est l’impossibilité dans laquelle on se trouve de faire quelque chose qui soit défendable à ses propres yeux. Dans beaucoup de situations professionnelles, les salariés sont amenés à effectuer des tâches qui ne sont pas complètement défendables à leurs propres yeux et dont ils n’ont pas envie de parler le soir en famille, à leurs enfants, à leur conjoint… Ce problème de travail de qualité – ou de la qualité du travail – n’est pas celui de la qualité de la vie au travail. En situation professionnelle, on se « rétrécit » lorsqu’on ne peut pas tirer un peu de fierté de ce qu’on fait. Ce rétrécissement est préjudiciable à la santé.

Mon métier étant de faire de l’analyse du travail, je partirai d’un exemple pour vous montrer que la question de la qualité du travail est au centre du problème.

La sociologue Fabienne Hanique, a travaillé sur la transformation des bureaux de poste (2). Elle nous a laissé un petit dialogue de la vie ordinaire qui se passe dans une de ces formations où on « recycle « les guichetiers pour leur apprendre les scripts langagiers, les outils destinés à faire le nouveau travail que demande La Poste sur le marché concurrentiel où elle se trouve. Il s’agit de vendre des produits et pas simplement de répondre aux demandes de services des usagers. Aujourd’hui, à La Poste, chaque usager est un client, ce qui modifie beaucoup l’objet du travail.

Décryptage :
Dix guichetières sont en formation. Un formateur tente de leur apprendre à vendre les produits de La Poste, c’est-à-dire à traiter l’usager comme un client (ce qui ne signifie pas le maltraiter). Le cahier des charges de la formation indique que le client est bougon et conservateur. Ce client est interprété par le formateur. La guichetière doit lui vendre un produit prêt à poster.
Le formateur interrompt la guichetière : « Ne dites pas : Si j’étais vous… ou A votre place… Vous n’êtes pas eux ».
« Mais les clients aiment bien qu’on ait une relation de confiance avec eux » rétorque la guichetière.
« Etablir une relation de confiance n’implique pas que vous deviez vous mettre à leur place. Vous êtes La Poste. Dites plutôt : La Poste vous propose… ou La Poste s’engage… Vous devez rechercher ce que La Poste peut proposer de mieux ».
« De mieux pour eux ou de mieux pour La Poste ? », glisse ironiquement une autre guichetière.
(Rires)
« C’est pareil, La Poste propose ce qu’il y a de mieux pour son client. Votre travail, c’est de satisfaire le client, c’est-à-dire répondre à ses demandes et identifier ses besoins latents. Par exemple, si un client se présente avec un paquet qu’il a lui-même confectionné, indiquez-lui que La Poste lui propose une gamme de ‘prêt à expédier’ qui lui garantit un acheminement en toute sécurité ».
« Moi, quand je suis cliente quelque part, j’ai confiance en quelqu’un quand je sais qu’il me propose ce qu’il aurait choisi pour lui-même. Au guichet, quand je vois quelqu’un qui arrive avec un paquet bien fait, bien fermé, je ne vois pas pourquoi j’irais lui dire de défaire son paquet et de payer trois fois le prix de son acheminement pour acheter un colis-poste ».
« C’est une erreur ! Pour avoir confiance, le client a besoin d’avoir en face de lui un vrai professionnel. Et le vrai professionnel est un guichetier qui connaît ses produits. Le client ne vient pas voir Mme Michu qui à sa place ferait comme ci ou comme ça mais Sandra ou Jacky qui sont des guichetiers professionnels. Vous ne devez pas vous mettre à leur place ».
« C’est sûr : si on se mettait à leur place, on n’en vendrait pas beaucoup ! »
« Justement, vous ne vendez pas beaucoup ! C’est d’ailleurs pour ça que vous êtes là aujourd’hui ».

À partir de cet exemple, je veux faire un commentaire général.
Le rire des guichetières est ambigu : rire de raillerie à l’égard d’une hiérarchie qui, à travers le formateur, est regardée comme un peu déréalisée, c’est aussi ce que nous appelons le rire de la psychopathologie du travail, le rire nerveux de ceux qui savent qu’ils vont devoir reprendre leur travail habituel au guichet avec la complication supplémentaire de ce « script » qu’ils devront utiliser pour être évalués correctement. Drôle de rire !

Il est courant d’expliquer tout cela par la mondialisation, la financiarisation qui concasse, détruit les métiers traditionnels de La Poste, mettant en difficulté des personnes dont le métier n’est pas de vendre des produits mais de répondre à des usagers.
C’est une réponse trop facile.

Ce qui fait problème dans cette affaire, c’est le déni du conflit sur la qualité du travail. On fait comme si faire un travail de qualité consistait à « être un vrai professionnel », à bien connaître ses produits. Personne ne peut nier qu’un vrai professionnel doit connaître ses produits. Les guichetiers eux-mêmes ne le nient pas. Mais au guichet de La Poste, le travail ne consiste pas simplement à bien connaître les produits, voire à vendre le bon produit à la bonne personne, c’est aussi se mesurer à ces personnes âgées qui, tous les mois, systématiquement, viennent retirer leur pension la veille du jour de son versement (pour avoir une occasion de sortir de chez elles), enflammant les files d’attente… Certains guichetiers considèrent que les accueillir fait partie de leur travail. Dans les bureaux de poste, il y a plusieurs tactiques : il y a ceux qui les laissent venir et ceux qui se débrouillent pour les bloquer à l’entrée.
À la connaissance des produits s’ajoute donc un travail de relation-service.

Le travail des personnes qui se trouvent en première ligne, dans les services et ailleurs, consiste bien souvent à établir ce genre de diagnostic, à jouer avec les conflits de critères, à jongler avec les critères pour faire de la quantité. Les guichetiers savent que s’ils ne vendent pas La Poste est en danger. Ils sont conscients des enjeux et tentent de jongler avec la quantité, la qualité de la relation avec la personne, le souci de protéger leur santé (à court et long termes), l’intérêt de l’entreprise, leur propre intérêt, l’intérêt de leurs collègues. Les salariés en première ligne sont exposés de plus en plus souvent à des contradictions, des dilemmes, surtout dans les services. De plus en plus, ils deviennent des acrobates, voire des virtuoses du compromis.

À mesure qu’on monte dans les organisations, on a l’impression que les « acrobaties » sont de moins en moins autorisées. Plus on monte dans les organisations, plus on trouve des « paralytiques du critère ». Je n’ai aucune naïveté sociale, je sais très bien qu’au plus haut niveau des entreprises la question de l’unilatéralité des critères (le risque de s’enfermer dans un seul critère) est perçue par les professionnels comme un vrai problème par l’encadrement et même par des dirigeants. Il faut éviter de simplifier le mouvement de la ligne hiérarchique.
Ce conflit entre les acrobaties immédiates, de la base, et les paralysies du sommet est devenu une des sources majeures des problèmes de santé au travail.

Le principal risque psychosocial de la période est selon moi le déni de ce conflit : on feint de penser qu’un seul critère prévaut (connaître ses produits) et on s’aveugle sur le fait que les professionnels eux-mêmes sont attentifs au produit d’une autre manière. La guichetière qui dit : « J’ai confiance en quelqu’un qui me propose ce qu’il aurait choisi pour lui-même … et au guichet, quand je vois les gens arriver avec un paquet bien fermé… » exprime un souci du produit et pas seulement de la relation. L’expert qu’est le guichetier peut, selon le trajet que doit parcourir le paquet, le poids de son contenu etc., décider de l’accepter tel quel ou non. C’est de l’expertise professionnelle. Les guichetiers, dans ces situations, font des acrobaties pour rendre compatible ce qui est incompatible.

L’enjeu principal concerne la conception de ce qu’est le travail bien fait, le travail de qualité.
La conception de la performance pose elle-même un problème : La performance est-elle simplement la vente des produits ou bien la vente de tel produit dans telles conditions ? La performance est elle l’intelligence de la situation qui permet de prendre une décision (accepter ou non le paquet tel quel) avec justesse et justice ? La performance est-elle assimilable à la seule performance financière ? On ne peut pas sérieusement écarter l’aspect financier de la question de la performance. Mais si on pratique le déni du conflit sur la qualité du travail, si le travail bien fait ne se discute pas, s’il n’y a pas d’endroit pour le discuter, alors se pose un véritable problème à la fois d’efficacité des organisations et de santé au travail.

C’est pourquoi il y a un problème de conception de l’entreprise. Dans l’entreprise contemporaine, les conflits sur la qualité du travail n’ont pas d’institutions. Il y a des institutions pour la gestion de la performance financière (les conseils d’administration), il y a des institutions pour la santé au travail (les CHSCT (3)) mais l’entreprise n’a pas d’institutions pour affronter la question de la qualité du travail.
Or cette question (pouvoir se reconnaître dans ce qu’on fait), qui est un véritable frein au développement des organisations, commence à poser des problèmes qui vont au-delà de la qualité du travail, des problèmes de la qualité de la vie. Je ne ferai pas la liste de ce qui, malheureusement, envahit la chronique hebdomadaire de la presse, c’est-à-dire de toutes les situations dans lesquelles la qualité des produits fait de plus en plus problème.

Je me contenterai de deux exemples.
Le premier, loin de chez nous, est la plateforme BP qui a explosé dans le Golfe du Mexique en compromettant pour longtemps l’écosystème de la Louisiane. Le dossier technique est très intéressant car il permet de relier qualité du travail et qualité de la vie. Le co-président de la commission d’enquête livre une partie des éléments et notamment cette question : Comment comprendre qu’on puisse couler des puits avec du béton de cette qualité ? Sur cette plate forme il y a eu onze morts parmi lesquels les salariés qui, quinze jours auparavant, avaient signalé un problème sérieux sur le forage du puits, un problème de qualité du travail (relié à un problème de qualité de la vie).
Ce que j’indique comme un vrai problème de conception de la performance, un problème de santé au travail (qui va loin puisqu’il y a des morts), c’est, plus qu’un problème de qualité de la vie, plus qu’un problème de respect de la nature, un vrai problème anthropologique : Que veut-on faire en travaillant ?
L’exemple le plus récent est celui des prothèses mammaires qui est en train de devenir un scandale sanitaire de première ampleur. On apprend petit à petit qu’il y a déjà trois ou quatre ans, plusieurs chirurgiens avaient sollicité l’Agence sanitaire pour indiquer que dans leur travail ils pouvaient attester que ces prothèses n’étaient pas de qualité. Ce type de prothèse les empêchait de travailler correctement, les obligeant à réopérer.

Le travail n’est pas qu’un problème de gestion des risques psychosociaux. On a un vrai problème avec l’empreinte du travail sur nos vies et sur la nature. La question du travail est donc une question politique absolument centrale.

Le travail n’est pas qu’un problème.
Bien souvent, les psychologues du travail, les médecins, tous les spécialistes de santé au travail regardent cette question comme un problème à résoudre. J’en fais partie : c’est un problème à résoudre puisque la santé est menacée au travail.

Mais je voulais vous dire ce soir que le travail n’est pas qu’un problème. C’est aussi une solution si ceux qui travaillent sont considérés comme une vraie force de rappel, un recours en matière de santé publique, si on regarde le travail humain comme un moyen d’éviter les catastrophes.
Autre exemple : l’Assistance publique a été obligée de retirer de toutes les maternités le matériel stérilisé avec un gaz bourré d’éthylène, un gaz cancérigène. Xavier Bertrand s’est étonné : Comment les entreprises ont-elles pu continuer à fabriquer sciemment ces produits dangereux ? Comment les hôpitaux de l’Assistance publique ont-ils pu acheter ces matériels ?

Ceux qui travaillent et qui voient ça sont parfois contraints de réaliser ces opérations dangereuses. Actuellement, dans les entreprises, ils n’ont pas la possibilité de fonctionner comme une force de rappel ni même comme un recours à l’égard de ces procédés.
Je ne dis pas que les travailleurs ont toujours raison – ce n’est pas mon point de vue – mais leur place en matière de définition et de confrontation est beaucoup trop réduite. Il n’y a donc pas de moyen d’instituer le conflit sur la qualité du travail, ce qui est dangereux pour la santé, pour l’efficacité des organisations et pour la santé publique, et pas seulement pour la santé au travail.
Il y a donc un vrai problème politique (4).
Merci.

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(1) Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? Lucie Davoine (Centre d’études de l’emploi et École d’économie de Paris) et Dominique Meda (Centre d’études de l’emploi, TEPP (FR n° 3126, CNRS)) pour le CEE. 2008.
(2) « Le sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet. » (2004), Toulouse : éd. Eres.
«La modernisation des agents » in de la Burgade, E. Roblin, O. (2006), « Bougez avec La Poste », Paris : éd. La Dispute, ouvrages de Fabienne Hanique, maître de conférence à l'université de Paris 7 et chercheur au Laboratoire de Changement Social
(3) Comité d'Hygiène, de Sécurité, et des Conditions de Travail
(4) Pour aller plus loin, consultez l’ouvrage d'Yves Clot : « Le Travail à cœur, pour en finir avec les risques psycho-sociaux » (éditions la Découverte)

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