Prévenir l’embrigadement terroriste par l’éducation à la psychologie …

L’actualité explique suffisamment que politiciens et scientifiques recherchent des solutions au problème posé par la radicalisation djihadiste. Etonnamment, la prévention ne fait pas encore partie des voies explorées. Comprendre que la radicalisation vient de la fragilisation inhérente à l’adolescence permet d’envisager une forme de prévention basée sur l’éducation aux processus de construction du « soi » et de la « réalité ».


 

 « ce n'est pas un signe de bonne santé que d'être bien adapté à une société profondément malade. » Jiddhu Krishnamurti

 

Le phénomène de société que constitue par son ampleur et ses formes l’embrigadement djihadiste est-il lié à la nature ou à l’histoire de l’islam ? Opère-t-il une radicalisation inhérente à la notion de djihad ou doit-on plutôt y voir, comme le suggère Olivier Roy dans un remarquable article du Monde daté du 24 novembre, la conséquence d’un besoin individuel de radicalité qui s’alimente à un storytelling djihadiste de circonstance ?

Le texte d’Olivier Roy balaye les innombrables explications mettant en cause les religions en général, l’islam en particulier, en rappelant les faits suivants :

  1. De tous temps des jeunes en sont venus à se rallier à des causes pour lesquelles ils étaient prêts à tuer comme à sacrifier leurs vies :

Daesh s’inscrit donc dans un ensemble d’organisations idéologiques religieuses ou athées qui, tout au long de l’histoire, ont offert l’occasion à des individus de se radicaliser jusqu’à envisager des actions terroristes, éventuellement suicidaires. Quelque discutable qu’elle soit par ailleurs, la nature islamique proclamée de Daesh est donc ici d’emblée écartée du statut de cause explicative de l’embrigadement djihadiste actuel. Daesh est tout au plus une circonstance, une offre qui rencontre une demande. Reste à savoir laquelle.

  1. La même logique s’applique à la « souffrance postcoloniale ». S’il y avait là une cause structurelle de l’embrigadement djihadiste pourquoi seule une infime part des personnes concernées se trouveraient-elles affectées ? A l’exception de quelques provocateurs chacun peut constater l’existence d’un « consensus fort » des musulmans de France et/ou des anciens colonisés pour vivre en paix hors de tout ressentiment victimaire. De fait, comme le souligne Olivier Roy, les recrues du djihadisme se trouvent en marge des communautés musulmanes et n’ont « presque jamais un passé de piété et de pratique religieuse, au contraire. »
  2. Ceci est d’autant plus vrai qu’une bonne part d’entre eux sont des « convertis de souche », qui plus est, souvent originaires des campagnes françaises et donc passablement isolés des communautés musulmanes.

Les causes du phénomène d’embrigadement djihadiste ne pouvant, en toute logique, être attribuées à ces facteurs situationnels communs que sont l’islam ou la colonisation, il convient alors de les rechercher parmi les dispositions communes aux sujets concernés.

Selon Olivier Roy, le principal contingent des radicalisés vient des immigrants de deuxième génération et, le reste, grosso modo, des « convertis de souche » de sorte qu’un point commun s’en dégagerait sous la forme d’une « révolte générationnelle » définie par le fait que... :

« les deux [groupes] rompent avec leurs parents, ou plus exactement avec ce que leurs parents représentent en termes de culture et de religion. »

L’idée-force serait que, dans un cas comme dans l’autre, la « transmission » intergénérationnelle a échoué sous le rapport de la religion.

L’argument est séduisant, mais est-il solide et surtout, est-il suffisant ? On peut en douter car dans le contexte d’une société française fortement sécularisée, il apparaît improbable que, pour les convertis de souche, « la clé de la révolte [soit] d’abord l’absence de transmission d’une religion insérée culturellement.  »

Ce serait, en effet, postuler l’existence d’une norme de religiosité qui n’a plus d’actualité et qui ne peut donc sérieusement motiver une révolte.

Même s’il est des raisons de penser que cette hypothèse pourrait être plus légitimement défendue sous l’angle non pas de la religion mais de la spiritualité — eu égard au vide spirituel de nos sociétés dites de consommation — elle n’en délaisserait pas moins un invariant trop significatif pour être ignoré : la catégorie d’âge des candidats au djihad.

Ainsi que divers spécialistes [1] y insistent, il s’agit, en effet, de jeunes qui se situent pour la plupart entre 15 et 25 ans. Ce constat élémentaire pointe vers la problématique délicate du processus de (re)construction identitaire et subjective propre à l’adolescence qui est, justement, marqué par une forme de rupture avec le monde des parents. Le passage de l’enfance à l’âge adulte suppose en effet un changement de régime relationnel et/ou intersubjectif qui peut considérablement fragiliser un individu ; surtout si, étant issu d’un milieu familial peu nourricier, il peine à s’affirmer, c’est-à-dire, à être reconnu pour ses qualités et ses accomplissements par l’entourage social correspondant à ses aspirations.

L’adolescent en filiation échouée qui n’a pas une bonne image de ses parents et n’acquiert pas une bonne image de lui-même dans le « miroir social » de pairs parfois inexistants aura une plus grande appétence et sera donc moins regardant vis-à-vis de ce qui s’offre à lui, notamment sur internet, pour alimenter son besoin identitaire sous la forme — caractéristique de cet âge — a) d’une affiliation qui le valide dans son être et b) d’une « fable personnelle » lui permettant de se voir comme unique, omnipotent, invulnérable avec un destin particulier, voire une mission.

Ce dernier point, ce vif besoin d’un devenir héroïque, permet aussi de comprendre que même les adolescents qui semblent réussir, tant d’un point de vue social que scolaire, puissent prêter l’oreille aux sirènes du djihadisme. Un être idéaliste, sensible et intelligent qui observe le monde actuel sans a priori ne peut manquer de constater sa profonde corruption et, notamment, la distance considérable qui existe entre, d’une part, les valeurs prônées par les uns et les autres dans une quasi-unanimité et, d’autre part, les actes ou les agissements des « puissances de ce monde ». Comment ne pas alors prêter l’oreille à des discours de rupture sollicitant un engagement total pour contribuer à l’avènement d’un monde de vérité et de justice ? N’offrent-ils pas une occasion somme toute inespérée de s’affirmer et même de s’accomplir d’une manière encore perçue comme la plus noble qui soit : par le sacrifice de soi ? Ne peut-on envisager qu’un adolescent sain de corps et d’esprit entre en djihadisme comme auparavant on entrait dans les ordres, pour se mettre au service de la Vérité, au service de Dieu ?

Bref, dans le contexte actuel, le tableau de l’adolescence en déshérence donne immédiatement à penser que la fragilisation du soi pourrait constituer le terreau commun aux différentes formes de radicalisation. De fait, ne se trouve-t-elle pas déjà associée à ces troubles bien connus que sont les conduites à risques (sexe, alcool, violence et autres addictions), l’anorexie, la dépression, le suicide, la schizophrénie, etc. ?

La plupart des éléments dont nous disposons excluent a priori les djihadistes de la sphère des troubles psychiatriques — ne serait-ce qu’en raison, nous dit-on, de la sélection opérée par les recruteurs — mais cela n’interdit pas de postuler l’existence d’une zone de susceptibilité à la radicalisation qui soit proche de la pathologie, par exemple sous l’angle des troubles de la personnalité, dont l’intensité variable réalise un continuum du normal au pathologique.

Ce rapprochement avec la pathologie est d’autant plus intéressant que lorsqu’on en vient à s’interroger sur les voies de la déradicalisation, on ne peut pas ne pas tenir compte du fait que la psychoéducation constitue une forme d’intervention thérapeutique très efficace dans chacun des différents domaines où l’adolescence pose problème sous l’angle, justement, de sa radicalité (violence, toxicomanie, anorexie, automutilation, suicide, schizophrénie, etc.)

Celle-ci consiste à fournir à la personne concernée, comme à son entourage, les connaissances nécessaires pour acquérir une représentation plus juste et donc une meilleure maîtrise de leurs situations respectives.

On pourrait penser qu’une psychoéducation axée sur les mécanismes de la construction sociale du soi et de la « réalité », en particulier à l’adolescence, pourrait faire obstacle aux phénomènes de radicalisation, djihadiste ou autres, Mais comment toucher les rares individus concernés si ce n’est en ciblant la population adolescente dans son ensemble, c’est-à-dire, en mettant en œuvre une véritable prévention ?

Considérer qu’en dépit du risque présent, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle serait probablement faire un mauvais calcul. La fragilité mentale des adolescents ne constitue-t-elle pas, déjà, en soi, un problème de santé publique suffisamment sérieux pour mériter des interventions de cette nature ? Les phénomènes de radicalisation djihadiste peuvent être vus comme la pointe extrême d’un iceberg de souffrance adolescente à laquelle nous nous sommes habitués mais dont l’actualité nous oblige à prendre à nouveau la mesure.

Ne serait-il pas salutaire de mettre les savoirs sur la construction sociale de la personne à portée des adolescents — avec des supports attrayants (vidéos, BD,...) dans les différents (cyber)espaces qu’ils fréquentent et, en particulier, les établissements d’enseignements — plutôt que de les laisser cantonnés à des ouvrages spécialisés ?

Alors que d’aucuns revendiquent une éducation philosophique de la maternelle à l’université, il me semble que le mal-être adolescent et, de manière générale, le malaise dans l’éducation appellent une éducation à la psychologie sociale interpersonnelle (loin de la vulgate psychanalytique) qui donnerait à chacun les moyens de comprendre comment il se construit dans le « miroir social  », c’est-à-dire, comment la dynamique de ses émotions, de ses pensées, de ses désirs et de ses actes se trouve influencée par l’innombrable variété des formes sous lesquelles le jugement des autres vient à se refléter sur l’image de soi. L’intériorisation du « regard » des autres nourrit le soi mais le rend dépendant et surtout manipulable s’il n’en a pas conscience.

Eduquer à la psychologie du soi — et donc à la santé mentale —constituerait une forme de prévention de l’embrigadement d’autant plus intéressante qu’en contribuant à former des citoyens davantage en maîtrise d’eux-mêmes, plus conscients et donc plus libres, on peut en escompter non seulement une réduction des risques sanitaires liés à l’adolescence mais aussi une réduction sensible de la conflictualité sociale, étant donné que le narcissisme, c’est-à-dire la défense de l’image de soi, constitue une des principales sources de violence.

Permettre qu’au moins à titre expérimental, dans quelques académies, un tel enseignement soit prodigué ne serait-ce qu’à des élèves de terminale sous la forme d’une recherche-action menée dans un ou plusieurs lycées pilotes pourrait constituer une réponse gouvernementale au risque de radicalisation qui, éducative plutôt que répressive, apparaîtrait tout à la fois responsable, pertinente, simple et peu coûteuse donc bienvenue en ces temps de dramatique crise budgétaire.

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