Pourquoi incrimine-t-on souvent les victimes, notamment de viol?


PSYCHOLOGIE - Dans le récent compte-rendu d'une scène de cours d'assise, l'avocate Laure Heinich-Luijer racontait que le président avait interrogé des témoins pour savoir si la victime de 26 ans, tuée et violée, pouvait être considérée comme une "fille facile".

La tendance à rendre responsables les victimes de viol de leur sort est, selon les enquêtes criminologiques, très courante chez leurs agresseurs. Elle est plus rarement relevée de la part des magistrats. Ce type de raisonnement incriminant les victimes a été étudié à travers de nombreuses recherches de psychologie sociale, qui y voient un biais de pensée universel. Petit détour explicatif.

Chercher la responsabilité à tout prix

Lorsque des victimes inconnues semblent avoir contribué à leur infortune, la menace éprouvée par un observateur reste souvent dans le champ du supportable. Un abus de tabac, d'alcool, ou de vitesse au volant se solde parfois par un cancer, une cirrhose ou une tétraplégie. Mais la plupart des gens ne se sentent pas fondamentalement menacés, car ces maux n'écornent pas le sentiment de contrôle personnel et de sens. Il suffit d'éviter toute démesure et ne pas faire d'abus, se rassure le quidam, pour ne pas être, à l'instar de l'intempérant, victime de ce qui n'apparaît alors plus entièrement comme de la malchance. Nous croyons que "la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage", comme l'écrivait Rousseau dans une correspondance.

Les recherches consacrées à la perception des personnes atteintes de diverses maladies (Alzheimer, cancer, maladie cardio-vasculaire, paraplégie, sida...) indiquent que lorsqu'elles sont considérées responsables de leur sort, les réactions qu'elles suscitent sont plus négatives et l'on est moins susceptible de les aider ou de compatir. Le sentiment selon lequel l'origine de la maladie est incontrôlable induit la pitié plus que le ressentiment, tandis que la contrôlabilité perçue suscite l'effet inverse. En France, en Chine et au Canada, du sang contaminé par le virus du sida a été transmis par les autorités médicales à des malades, ce qui a fait émerger une catégorie de porteurs du virus dont l'origine de la maladie était supposée entièrement incontrôlable. Des recherches ont montré que les réactions affectives et les tendances à l'aide qui leur étaient réservées étaient moins empruntes de rejet que celles réservées aux malades "typiques".

Dans une étude, Jean Decety et ses collègues de l'Université de Chicago ont montré à des volontaires des films de personnes ayant contracté le sida dont le visage exprimait l'expérience d'une douleur produite par un traitement médical. Certains participants étaient informés que le virus avait été transmis par le partage de seringues, tandis qu'on disait à d'autres qu'il s'agissait d'une transmission sanguine. Les mesures d'imagerie cérébrale qui ont été enregistrées durant la présentation des vidéos ont indiqué que les régions liées au traitement des informations touchant à la douleur étaient davantage mobilisées lorsqu'il s'agissait de personnes contaminées par transmission sanguine. De plus, l'intensité de la réaction neuronale était modulée par la sévérité du blâme envers les toxicomanes en général, ce qui suggère donc que nos attitudes sociales filtrent notre capacité à éprouver de la détresse pour autrui.

Le blâme des innocents

Bien que de nombreux autres facteurs modulent le jugement porté sur les victimes, comme la proximité que l'on ressent avec elles ou l'idéologie politique des observateurs, la perception de la capacité à influer sur son sort doit être considérée comme un critère central dans le jugement des victimes. Cependant, on peut encore se demander pourquoi certaines victimes sont tout de même jugées négativement alors que leur condition ne leur est aucunement imputable, comme lorsque la violence ou la maladie frappent aveuglément?

Suite au tsunami qui a endeuillé la Thaïlande en 2004, un politologue du Centre d'études et de recherches internationales (CERI) témoignait du fait qu'en Asie, « beaucoup de gens ressentaient les raz de marée comme une revanche de la nature et un avertissement divin». Lorsque l'être humain est confronté au malheur, l'un de ses automatismes psychologiques consiste à recourir à des explications métaphysiques. L'invocation de justifications sur un plan spirituel (ce qu'on appelle des théodicées) est une tentative pour obtenir un regain de sens et préserver un indispensable sentiment de contrôle. Des traces de ce mode de pensée sont explicites dès la haute antiquité, et l'on peut naturellement supposer qu'il était très présent bien avant cette époque. Ces explications résultent de préférences générales de l'esprit humain, et sont renforcées dans certains systèmes culturels. Il serait cependant erroné de penser que la conception de la "maladie comme punition" appartienne intrinsèquement aux systèmes d'interprétation de type religieux et que celui moins stigmatisant de la "maladie comme accident dénué de signification morale" leur fasse défaut. Au sein d'une même tradition religieuse comme le judéo-christianisme, des modulations interprétatives s'observent selon les périodes historiques. Les mêmes sources bibliques mettent en scène d'une part les fléaux comme la peste, qui s'abattent sur les Égyptiens et les philistins pour leur refus de Dieu, et d'autre part le personnage de Job, homme pieux accablé de tous les maux, accusé par son entourage religieux, et pourtant innocent. Le christianisme a cependant poussé assez loin la logique de la rétribution mystique. Dans l'Europe médiévale décrite par l'historien Jean Delumeau, ce mode de pensée était omniprésent : les désordres biologiques et les désordres sociaux étaient couramment conçus comme les conséquences de la corruption de l'âme.

Dans sa Prière pour le bon usage des maladies (1666), Blaise Pascal s'adressait de la sorte à Dieu: "Vous m'envoyez maintenant la maladie pour me corriger: ne permettez pas que j'en use pour vous irriter par mon impatience. (...) J'ai mal usé de ma santé, et vous m'en avez justement puni". L'idée selon laquelle "les maux du corps ne sont autre chose que la punition et la figure tout ensemble des maux de l'âme" n'est pas l'apanage du penseur de Port Royal. Selon les études interculturelles menées par Murdoch sur les théories naïves de l'étiologie de la maladie à travers 139 sociétés, dans 80% des contextes examinés, celle-ci est considérée comme la conséquence d'une violation de principes moraux. À travers ses travaux anthropologiques menés en Asie du Sud, Richard Shweder, de l'Université de Chicago, a observé de nombreuses illustrations d'une "ontologie causale morale". Celle-ci renvoie aux transgressions normatives et apparaît associée à l'idée selon laquelle la souffrance d'un individu résulte de son action personnelle que les choses qui nous arrivent - bonnes ou mauvaises - sont proportionnées à nos actes.

La croyance en un monde "juste"

Bien que sur le plan du discours, la plupart des adultes ne croient pas davantage dans une quelconque justice automatique qu'en l'existence du Saint Nicolas ou du Père Fouettard, dans leurs réactions spontanées à l'injustice observée, ils se comportent parfois comme s'ils y croyaient. Ce constat a donné lieu à de fascinantes recherches en psychologie sociale démontrant le fréquent recours à un filtre interprétatif selon lequel les gens reçoivent ce qu'ils méritent et méritent ce qu'ils reçoivent.

Melvin Lerner, de l'Université de Waterloo, a recruté des participants qui devaient observer à travers un miroir sans tain deux personnes (en réalité des acteurs) en train de réaliser un travail coopératif. Il s'agissait pour elles de réaliser des anagrammes, et chacune des deux y contribuait manifestement de manière équivalente. On faisait savoir aux observateurs que pour des raisons budgétaires, et suite à un tirage au sort, seule l'une d'entre elles serait rémunérée, et on leur demandait par la suite d'évaluer la part de travail respectivement effectuée par les deux protagonistes. Les résultats ont montré que l'issue du tirage au sort produisait un ajustement de la perception de la contribution des étudiants : quel que soit celui qui n'était pas rémunéré, il était toujours jugé moins méritant. Dans une autre étude, des participants observaient à travers une glace sans tain une personne en train de souffrir durant une expérience où elle recevait de douloureux chocs électriques. Les participants pouvaient exprimer leur avis concernant l'arrêt des chocs électriques ou la rémunération de réponses exactes. On disait ensuite à certains participants que l'expérience allait encore se prolonger dix minutes, et à d'autres qu'elle allait s'arrêter incessamment. Les résultats ont montré que s'ils pouvaient décider eux-mêmes de mettre un terme à l'expérience et de récompenser la "victime", ils avaient systématiquement recours à cette option. Toutefois, lorsqu'elle ne leur était pas offerte, et que la victime était donc censée devoir continuer à souffrir, celle-ci était alors dépréciée. Se trouver face à une victime et croire qu'elle allait continuer à souffrir conduisait les individus à la dévaloriser plus qu'à éprouver de la sympathie pour elle. Selon Lerner, la dépréciation de la victime, tout comme l'assistance à la victime, constituent les deux conséquences d'une même motivation à la justice. Une manière ingénieuse de vérifier que la dépréciation de la victime résultait effectivement d'un besoin de manifester la justice a consisté à présenter à des participants une victime animée de sentiments nobles (subissant des chocs électriques afin que d'autres puissent bénéficier d'une rémunération promise), situation par définition plus menaçante pour un observateur animé d'un besoin de justice. Les résultats de l'étude ont montré que la dépréciation de la victime était maximale dans cette condition.

Une recherche plus récente démontre la même idée au moyen d'une méthode différente. Carolyn Hafer, de l'Université de Brock, a présenté à des participants le film du témoignage d'une victime d'agression grave. La moitié d'entre eux apprenait que les auteurs de l'agression avaient été arrêtés par la police et punis, tandis que l'autre moitié était laissée en situation d'inconfort psychologique : la justice n'avait pas été rendue car les agresseurs étaient toujours en fuite. Les volontaires ont ensuite réalisé un test fondé sur un principe simple: le temps de reconnaissance visuelle d'une couleur associée à un mot évoquant une menace est habituellement plus long que le temps requis pour reconnaître la couleur d'un mot non menaçant. Ce phénomène résulte de l'interférence produite par la signification du mot lors de l'identification de sa couleur. Carolyn Hafer a donc présenté aux participants des mots neutres et des mots relatifs à la justice dont la couleur de présentation était bleue, rouge, jaune ou verte. Les participants que l'on avait informés que la justice n'avait pas été rendue avaient un délai d'identification plus long de la couleur des mots relatifs à la justice par rapport aux autres. En outre, plus les participants exposés à l'injustice avaient été perturbés par celle-ci (plus leur temps de reconnaissance de la couleur des termes liés à la justice était long), plus ils dénigraient la victime. On appelle ce phénomène l'effet "monde juste". Il suggère qu'il arrive que les gens pensent et agissent comme si le monde était juste, ce qui les conduit à biaiser leurs jugements concernant les événements auxquels ils sont confrontés afin de les rendre cohérents avec l'idée selon laquelle "les gens obtiennent ce qu'ils méritent et méritent ce qui leur arrive".

La tendance à blâmer une victime et à rechercher des indices de sa culpabilité pourrait donc résulter paradoxalement d'un besoin psychologique de justice. Lorsqu'un juge incrimine une femme violée et tuée, il nous rappelle qu'il n'est, hélas, qu'un simple (et lamentable) humain exposé à des réflexes de pensée archaïques.

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Pour aller plus loin:
» Decety J., Echols S. Correll J., "The blame game: The effects of responsibility and social stigma on empathy for pain", Journal of Cognitive Neuroscience, 2009, 22, p. 985-997

» Hafer C.L., Bègue L., "Experimental research on just-world theory: problems, developments, and future challenges", Psychological Bulletin, 2005, 131, p.128-16 

Laurent Bègue est l'auteur de Psychologie du bien et du mal

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