Pour une nouvelle pédagogie

La connaissance de l’enfant est le premier des devoirs de l’éducation, car sans cette connaissance aucune adaptation de l’éducation n’est possible. Pour pouvoir instruire, cela suppose une culture psychologique, pédagogique et professionnelle. Ceux que l’on instruit, ce sont les enfants et les adolescents. Pour les connaître, il faut étudier leur psychologie et les observer. Qui les regarde de plus près verra luire dans leurs yeux le reflet d’une âme toute neuve, argile qu’il pétrira de ses mains et dont il fera des consciences. Qu’il sache s’en faire aimer, il découvrira leur cœur.

L’école est assidûment et joyeusement fréquentée quand le maître ou la maîtresse ont su la faire aimer, en donnant à  leur enseignement l’animation, la vivante gaieté qui conviennent à la nature des enfants. Ce qui fait la noblesse de l’éducateur, c’est qu’il se donne tout entier à ses élèves, qu’il se dépense pour eux sans compter. Il n’est pas le distributeur automatique de connaissances, mais un apôtre du travail, de la vérité, de l’altruisme, de la justice. Et il est certain que son enseignement sera persuasif, plus vivant s’il est familier, simple, cordial et s’il associe l’enfant à l’organisation du travail scolaire par la mise en œuvre des méthodes actives.

Il va en être l’éducateur, le moralisateur, le philosophe. Ces enfants, il lui appartient d’en faire des hommes avec le souci constant de promouvoir une culture humaine. C’est un apostolat, en ce sens qu’il tend à former des disciples d’un idéal moral.
Pourquoi faut-il connaître les enfants ?

Pour les comprendre. Et pourquoi faut-il les comprendre ? Pour les aider à «croître et fleurir», suivant l’expression de Pestalozzi.
Comment connaître les enfants ?
a)- Connaissance directe, empirique : observation du comportement en classe, dans la cour de récréation, à la cantine scolaire, lors des sorties et visites pédagogiques… Cette connaissance intuitive est insuffisante, car l’écolier n’est qu’un aspect dans une certaine mesure artificiel de l’enfant.

b)- Connaissance caractérologique : elle influence directement l’action éducative. Ainsi, le maître saura qu’une trop grande sévérité à l’égard de l’enfant ou de l’adolescent nerveux le conduit à la rébellion ; qu’humilier un sentimental, c’est le décourager ou le pousser à ruminer sa rancœur, que les ordres froids ont peu de prise sur le colérique, qu’il faut parler à la fois à l’esprit et au cœur d’un passionné, etc.
La  psychologie nous apprend que l’enfant n’est pas un adulte en raccourci, mais qu’au contraire, comme l’a dit Rousseau, c’est un être qui a ses propres manières de voir, de sentir, de penser. De plus, c’est un être en perpétuel devenir, qui passe par les différents stades d’une évolution qui commence dès la naissance et se poursuit jusqu’à l’âge adulte.

Il importe donc de suivre son évolution pas à pas en observateur et en expérimentateur, en se plaçant dans le courant du développement. C’est un être affectif que l’intellectualité et la volonté ne se développent en lui que progressivement, corrélativement à la régression de l’affectivité. Il faut savoir avec quel équipement intellectuel il aborde cette connaissance du non-moi qui va l’occuper durant toute sa scolarité et vers quelles réalités le portent ses intérêts natifs, etc.

L’enfant est un ange et trente-neuf anges font quarante démons. Le groupe d’enfants qui constitue une classe est une foule avec tous ses défauts : mobilité, inconscience, irresponsabilité, méchanceté. Contenir et diriger cette foule demande un effort de patience quotidien : enseigner, c’est peut-être avant tout savoir se dominer. Pourquoi donc faut-il connaître ceux que l’on instruit ? Mais tout simplement pour leur adapter l’enseignement et ne pas leur entonner des connaissances auxquelles ils ne peuvent prendre goût et qu’ils ne sont pas capables de digérer. Chaque maître connaît l’enfant qui pose un problème et qui n’est généralement pas dans une classe un cas unique. Tel enfant est lent, ne parvient jamais à terminer son travail ; tel autre ne s’intéresse à rien ; celui-ci n’accepte que certaines activités et méprise les autres. Chaque cas requiert une analyse psychologique individuelle et une pédagogie appropriée.

Ce qui ne nous permet pas de mettre tous les apprenants dans le même moule. «La forêt est un bel ensemble, mais chaque arbre a ses racines. Une classe est un bel ensemble, mais chaque élève a sa personnalité». Chaque classe a donc ses spécificités propres. Pour cela, ne pas imposer aux maîtres les fiches de préparation de l’Institut pédagogique national (IPN), ainsi que les emplois du temps réalisés par certains inspecteurs. A force de les utiliser, ils  deviendront en quelque sorte des «esclaves» du travail fait par d’autres. Il serait mieux de leur apprendre à les confectionner eux-mêmes en conformité avec le niveau de leurs élèves. L’enseignement collectif, qui est de règle dans nos écoles, se complète obligatoirement d’une individualisation partielle du travail, sous la pression des nécessités. «Ce sont les élèves les moins doués qui forcent les maîtres à mieux enseigner», dixit Malcolm Forbes.

Les ressorts psychologiques de l’éducation

L’éducation implique le respect du sujet, c’est-à-dire sa participation. Mais cette nécessité psychologique et morale ne peut être perçue par le jeune enfant. Il importe donc de trouver chez l’écolier des ressorts psychologiques susceptibles de l’orienter naturellement vers les objectifs prévus pour lui par l’adulte. Ces ressorts psychologiques vont être recherchés parmi les caractéristiques propres à chaque âge.
Ainsi, les buts successifs de l’éducation étant en grande partie déterminés en fonction des possibilités et des goûts, c’est encore à ces possibilités et ces goûts que l’on fera  appel pour dynamiser le processus éducatif et amener l’élève à s’y associer.

A chaque âge, en effet, se manifestent des intérêts, des désirs, des attraits spontanés qu’on éprouve pour un objet, un acte, une idée, sensiblement les mêmes pour tous les enfants, au point que de nombreux psychologues ont cru pouvoir tracer une esquisse de la psychologie enfantine en partant de cette notion d’approche. «L’effort est un principe de vie spirituelle, il est une flamme intérieure. L’intérêt n’est que la brindille qui faiblit. L’éducation doit tendre à alimenter la source de la flamme».

Pour instruire, il faut connaître ce que l’on enseigne

«J’apprends chaque jour pour enseigner le lendemain», dixit Anton Tchékhov. Connaître ce que l’on enseigne, c’est d’abord posséder les connaissances que l’on doit faire acquérir aux enfants. Si par boutade on a dit que «la pédagogie est l’art d’enseigner ce qu’on ne sait pas», il est évident que l’art pédagogique le plus consommé n’est rien sans la matière qui lui sert de support. Et le maître ne doit pas savoir seulement ce qu’il doit enseigner : il doit savoir bien plus afin de dominer son enseignement et avoir le goût de l’effort intellectuel. Effort pour enrichir son savoir, pour le mettre au point, pour le simplifier et le rendre clair.

«Il faut que le maître sache tout… Je veux qu’il n’ignore rien», dixit Erasme. Le maître doit savoir non seulement ce qu’il doit enseigner, mais davantage, car on ne domine son enseignement que lorsqu’on le dépasse. Le champ des connaissances est plus étendu de nos jours qu’au temps d’Erasme. Et pourtant, il est nécessaire que l’instituteur ait des clartés de tout. A cette quantité de savoir, s’ajoutera la qualité : connaissances de première main acquises par une méthode qui vise non seulement à meubler l’esprit, mais à le former. «Il y a un art de savoir et un art d’enseigner», dixit Cicéron.

L’instituteur ne saurait oublier, cependant, qu’il est un travailleur intellectuel et qu’il  doit le demeurer. S’intéresser à tout ce qui l’entoure est une règle de conduite, et doit compléter sans cesse sa culture intellectuelle. Sa vocation n’est pas seulement le goût d’enseigner, mais aussi le goût d’apprendre soi-même. Elle implique une constante recherche de l’âme enfantine à la lumière de sa propre recherche intellectuelle. Et cette habitude de travail intellectuel, cet amour de l’étude désintéressée qui fait l’intérêt de sa vie et la garantie de son indépendance.
Connaître ce que l’on enseigne, c’est aussi en posséder les principes et savoir pourquoi on l’enseigne.

A quoi servent les mathématiques ? Elles permettent de calculer, mesurer, raisonner, comprendre, penser, réfléchir. Connaître l’histoire, c’est en posséder les faits et la chronologie, mais c’est également savoir qu’on l’enseigne pour enraciner l’enfant dans son groupe national et lui permettre de se situer dans l’évolution humaine ; savoir la géographie, c’est connaître le visage de la terre et celui des hommes, mais aussi savoir qu’on l’enseigne pour conduire l’enfant du spectacle de la variété des hommes au respect des différences ethniques. «L’art d’enseigner n’est que l’art d’éveiller la curiosité des jeunes âmes pour la satisfaire ensuite», dixit Anatole France.

Préparer  sa  classe

Savoir ne suffit pas, il faut savoir enseigner, c’est-à-dire communiquer à autrui ce que l’on sait, mais d’une manière ordonnée, claire, prenante, en adaptant la forme, le ton, le geste à la compréhension de l’auditoire, en dosant la qualité et la quantité selon son niveau.
Travail automatique, dira-t-on ? Non pas. L’éducation aura besoin de toute sa conscience et de toute son énergie pour s’affranchir de la routine. Sa tâche est un perpétuel recommencement. Au fur et à mesure qu’il découvre la diversité des âmes enfantines, il arrive à diversifier ses méthodes et à renouveler ses procédés.

Quelle que soit l’expérience acquise au cours d’une longue carrière, il est une expérience qui ne s’acquiert qu’au jour le jour et par un travail d’adaptation sans cesse poursuivi : c’est l’expérience de la classe vivante. Cette adaptation, au niveau de son auditoire, exige de la part de l’instituteur une révision constante de ses méthodes. Il devra renoncer à un enseignement trop exclusivement verbal, et suivre davantage l’activité spontanée des enfants, afin de laisser se dégager et s’affermir leur personnalité, qui se disciplinera elle-même au contact de la vie collective de la classe en action.

Sans doute, la direction d’une classe dans cette ambiance de relative liberté exige-t-elle un effort soutenu du maître. Celui-ci ne parviendra à éviter le désordre des improvisations hâtives et à donner à son enseignement le maximum d’efficacité que s’il a  minutieusement «préparé sa classe». D’abord répartir les matières du programme sur chaque mois, puis sur chaque semaine, sur chaque journée. Enfin rédiger la page quotidienne de son cahier-journal, mettre en place d’avance ses fiches, sa documentation, ses matériaux. N’oublions pas que le moindre effort est toujours suivi du moindre résultat.

La  conscience  professionnelle

«L’homme honorable commence par appliquer ce qu’il veut enseigner, ensuite il enseigne», dixit Confucius. S’améliorer soi-même pour perfectionner et rajeunir son enseignement : se rendre supérieur à sa tâche, non point pour s’en évader, mais pour mieux l’accomplir. Considérer enfin le labeur quotidien comme une œuvre que l’on parachève avec joie parce qu’on l’aime.  L’instituteur n’enseigne-t-il pas, en morale, que le travail est un devoir et une joie, qu’il rehausse la dignité personnelle et que le bon ouvrier tire honneur du travail bien fait ?

Les partisans du moindre effort croient obéir à une loi de nature qui fait redouter «de se donner du mal». La pente est glissante pour qui s’abandonne aux petites capitulations de la conscience. C’est l’abus des congés que l’on sollicite à tout propos, des retards. C’est l’irrégularité ou la nonchalance dans le travail. C’est l’omission de la correction journalière des devoirs et de la préparation des cours (fiches, cahier-journal), des notations sommaires dont l’élève ne tirera aucun profit.

Une fois n’est pas coutume, dit-on, mais la coutume s’installe vite.
Moins que tous les autres, les éducateurs peuvent avoir la tentation de s’abandonner, car ils le savent bien, ce sont des générations d’enfants dont ils amoindriraient la valeur individuelle et sociale. Il suffit que cette pensée soit sans cesse présente à leur esprit pour qu’ils accomplissent allègrement leur devoir.

Conclusion.

La valeur du maître dépend en grande partie de sa «valeur humaine» : les connaissances techniques professionnelles, pour indispensables qu’elles soient, demeurent insuffisantes. Il faut en plus le rayonnement personnel qui est sans doute, dans la plupart des cas, un don, mais qui peut aussi s’acquérir, dans la mesure même où la personnalité se construit et s’oriente par la culture et l’action volontaire.  Si l’expérience des vieux maîtres est à l’origine de bien de réussites pédagogiques, «le goût de la recherche et le désir de perfectionnement» peuvent pallier chez les jeunes maîtres l’insuffisance provisoire de cette expérience.
 

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