Poker : psychologie, metagame, tells, dynamique, les maths ne font …

Pour les profanes, le poker est un jeu de chance où le hasard et les caprices de cartes sont la donne principale. Si c’était le cas, y aurait-il un intérêt à organiser des tournois dans la discipline ; et mieux, trouverait-on autant de personnes pour débourser parfois d’importants buy-in pour participer à un simple jeu de chance sur lequel, par définition, ils n’auraient pas de contrôle ? La réalité est que le hasard est l’un des facteurs qui conditionnent ce jeu, mais que bien d’autres paramètres interviennent qui permettent à ceux qui les maitrisent d’annuler, sur le long terme, les effets négatifs du facteur malchance. Pour schématiser, nous pourrions considérer le poker, en temps que jeu dans son ensemble, comme une immense étendue noire -cette opacité représentant l’incertain, c’est-à-dire le hasard. Mais qu’en fonction de ses connaissances techniques, de son intelligence tactique et de ses dispositions à leur donner un sens pratique, le joueur allume plus ou moins de lumières dont les halos éclairent l’étendue. Mécaniquement, plus les connaissances techniques sont importantes, plus les halos seront nombreux et moins le joueur avancera « dans le noir » ; par opposition, plus nos connaissances sont limitées, plus nous sommes condamnés à errer dans l’obscurité.

Dans le poker moderne, les mathématiques sont l’un des plus importants, sinon le plus important générateur de halos. Avec l’arrivée de la machine informatique, des experts ont ainsi pu quantifier l’ensemble des évidences mathématiques inhérentes au poker. Forts de cet outil puissant, d’autres experts ont conceptualisé ce travail et ont défini les contours du poker financièrement gagnant en se basant sur une pratique orientée mathématique. De nos jours, nous appelons ce bagage l’Expected value (EV). Une « décision EV+ » est une décision qui tient compte d’éléments mathématiques, lesquels définissent si l’action est ou non rentable sur le long terme. On calcule la force présente d’une main dans une situation donnée, la cote offerte par le pot et les chances de changer sa main en main gagnante en fonction du potentiel probabiliste. Ces considérations peuvent être intégrées par n’importe quel joueur, d’autant que la multiplication des livres techniques sur ce thème a largement permis la démocratisation de ce savoir. Il est loin le temps où les initiés reprochaient à Doyle Brunson d’avoir couché sur papier les grandes lignes de la technique gagnante au poker. Maintenant, la plupart des grands professionnels y va de son livre, et les articles dans les revues inondent l’esprit de qui veut bien les lire.

L’EV+ est devenue une religion dans le poker. Pour l’essentiel des joueurs réguliers et sérieux (en opposition aux « gamblers » qui poussent les jetons et les cartes au gré de l’humeur), chaque décision de suivre, de se coucher ou de relancer est inspirée par l’EV+. C’est mathématiquement la meilleure façon d’être gagnant sur le long terme. Pourtant, est-ce le seul prisme par lequel passer pour s’assurer d’être un joueur gagnant ?

L’EV+ n’est pas suffisant pour s’imposer

Il faut avoir conscience que si tous les joueurs prenaient chacune de leurs décisions en se rapportant à l’EV+ (c’est-à-dire, nous l’avons dit, en se fiant à un poker orienté mathématique), sur le long terme il n’y aurait ni perdants ni gagnants, mais uniquement des joueurs « à jeu » ! En réalité, le seul vrai gagnant, et gros gagnant même, serait le casino ou la room qui prélève le rake mais pour la démonstration, nous allons retirer ce facteur. Si les mathématiques donnent une décision gagnante pour un joueur, ils la donneront similairement gagnante pour tout autre joueur ; en réalité les joueurs en tant qu’êtres humains ne deviendraient plus que des prétextes, des robots actionnés pour avancer les jetons dans le pot et les récupérer après un coup gagné. Nous pourrions tout aussi bien programmer des ordinateurs et les faire jouer entre eux une immense quantité de mains.

  • L’exemple des ordinateurs-joueurs

Si un informaticien programme des ordinateurs en leur faisant intégrer, comme facteurs décisionnels, les règles qui régissent l’EV, et qu’il les fait jouer ensemble assez de mains pour que le phénomène de fluctuations hasardeuses soit régulé par l’effet du long terme, chaque ordinateur terminerait l’épreuve avec sensiblement le même nombre de jetons qu’au départ.

Il n’y a rien de surprenant à ce que les ordinateurs finissent avec le même nombre de jetons qu’au début de l’épreuve, car les considérations mathématiques, dans la mesure où elles s’appliquent identiquement à tous, mettent les mêmes chances entre les mains de chaque joueur. Et le hasard fluctue d’un coup à un autre mais se régule sur le long terme. C’est-à-dire que chaque jeton gagné par un joueur sera, à un moment donné, amené à retourner vers un autre joueur qui, comme le premier, va bénéficier de la cote qui justifie d’entrer ou de rester dans un coup et le gagner. Et ainsi de suite, sans fin.

D’ailleurs, les meilleurs pédagogues du poker ne se contentent pas de donner les éléments mathématiques de l’EV, ils précisent qu’un joueur n’est gagnant que parce que son adversaire commet des erreurs. L’argent que l’on gagne au poker est nécessairement perdu par un autre. Evidemment, dans une partie de poker, dans un tournoi, tous les joueurs ne sont pas capables de tenir compte de tous ces éléments sans frémir, avec constance et concentration. D’autant qu’un tournoi réunit souvent des joueurs de tous niveaux.

Les autres facteurs de réussite au poker

Beaucoup de joueurs, tout en ayant conscience de l’importance capitale des mathématiques au poker, intègrent d’autres paramètres quitte à prendre des décisions contraires à l’EV+ quand la situation l’impose. Une décision contraire, c’est par exemple un fold là où, pourtant, les mathématiques disent qu’il faut suivre. Mais le joueur, en s’en tenant à d’autres facteurs comme sa connaissance du joueur, un tell, une dimension d’expression psychologique, a la conviction que sa main est battue. Toucher un brelan sur un flop sans tirage est typiquement le genre de situation où l’EV+ ne vous conseillera jamais de vous coucher. Et pourtant, devant la conviction que l’adversaire détient le brelan supérieur, un excellent joueur est capable de se coucher, de faire un « hero fold ».

L’EV+ ne prend pas en compte certains facteurs comme les différents degrés d’agressivité des adversaires. Par exemple Dan Harrington dit, dans sa trilogie sur les tournois en No Limit Hold’em, qu’en Head’s Up au bouton (petite blind), le joueur a toujours la cote pour suivre et qu’il ne devrait, mathématiquement, jamais se coucher. En effet, sur des blinds 25-50, le pot fait 75 quand le bouton doit décider de mettre ses 25 de plus. Engager 25 dans un pot de 75, soit une cote de 1 pour 3, est correct mathématiquement puisqu’une chance sur trois, c’est environ les chances de victoire d’une main quelconque (autour de 30%). Ici, outre les mathématiques, il y a d’autres facteurs à prendre à compte : si l’adversaire en grosse blind est typiquement très agressif, il va souvent relancer préflop, remettant en cause notre cote de départ (même en créant une nouvelle cote qui, si elle continue à être attractive, équivaut néanmoins à nous faire engager un pourcentage supérieur de notre tapis avec une main faible qui avait à peine justifié un simple call pour la cote théorique).

Se coucher en petite blind en Head’s Up est typiquement un cas de décision contraire à l’EV+ et pourtant, 99% des joueurs sérieux couchent jettent régulièrement leurs cartes dans cette situation. C’est anti-mathématique ? Oui, sans aucun doute, mais pas anti-poker. Car ici, d’autres facteurs ont pris le relai.

  • Psychologie et dynamique rythmique de la partie

Un excellent joueur n’est pas seulement capable de compter vite et bien, il sait aussi « cerner » ses adversaires, déceler leurs faiblesses morales, humaines. Par exemple, après une séquence où son agressivité a été accrue, le joueur peut avoir senti son adversaire irrité au point de se révéler assez agacé pour lui-même entrer en phase agressive. Dans cette situation, il décide de ralentir le rythme, se coucher plus souvent préflop pour calmer son adversaire, le laisser souffler, lui donner l’impression qu’il va pouvoir se reposer ; en fait pour mieux le réagresser dans quelques mains. C’est la guerre psychologique. Dans son livre « Chaque main révélée », le pourtant très agressif et engageant Gus Hansen n’hésite pas à coucher quelques mains pourtant mathématiquement « jouables », dans le seul but de renvoyer à ses adversaires une image de lui le présentant comme sérieux, pas maniaque, et donc plus crédible lorsqu’il relance ensuite.

  • Metagame et connaissance des adversaires

L’EV+ préconise de jouer en considérant que vos adversaires joueront eux aussi en suivant ses prescriptions. Or, nous l’avons vu avec l’exemple des ordinateurs, si tout le monde ne s’en remettait qu’à cette façon de faire, les compteurs financiers fluctueraient sur le court terme mais se réguleraient sur le long. Alors, le joueur va parfois oublier l’EV+ au profit de sa connaissance de l’adversaire et donc de sa capacité à préciser la force ou la faiblesse de celui-ci en fonction de ses actions, et prendre sa décision sur cette base. En effet, qu’importe les cartes quand il est évident qu’un adversaire bluffe et qu’une relance le fera coucher ?

  • Les tells

Les tells sont l’information la plus incertaine qui soit au poker. Contrairement aux mathématiques qui ne trahissent jamais sur le long terme, le monde des tells est truffé de fausses pistes et de pièges. Pourtant, certaines personnes montrent des facultés étonnantes dans la lecture et l’interprétation de la moindre expression comportementale, ce qui se révèle être une force exceptionnelle dans une partie de poker où précisément le joueur est la vitrine ouverte de ses cartes cachées. Attention, si « tell » est un nom que l’on retrouve dans le monde du poker, ce qu’il revêt n’est pas propre à ce jeu. Des gens capables de lire et d’interpréter les éléments de communication non-verbale, il s’en trouve ailleurs qu’autour des tables. Certaines grandes entreprises de recrutement ont même recours à ces « détecteurs humains » dans le cadre des auditions qu’ils effectuent afin de savoir si le candidat dit des choses que son corps confirme ou non. Il n’est pas exclue que cette capacité relève davantage de l’inné que de l’acquis, et que ce don ne soit à la portée que d’une très petite minorité d’élus. Néanmoins au poker, la lecture d’un tell peut se substituer à l’approche purement mathématique d’un coup sans que cela n’ait d’incidence négative sur le long terme, au contraire.

Conclusion 

Tenir compte des considérations EV+, c’est l’assurance d’être gagnant sur le long terme. Seulement, le « long terme » c’est quand ? Les joueurs « otages » de l’EV+ doivent faire preuve de patience avant de réellement constater qu’ils gagnent de l’argent. Prendre une décision rentable sur le long terme n’a de sens que si le joueur a un volume de jeu important, assez important pour que l’effet de régulation se manifeste. Le poker est définitivement un jeu situationnel, où chaque décision est prise en fonction d’un environnement d’éléments dont il faut tenir compte dans leur intégralité. Tous ces éléments n’appellent pas forcément une réponse mathématique brute.

Démonstration ultime : les mathématiques, et l’EV+, tiennent compte de décisions qui ne sont prises qu’en fonction de la connaissance par le joueur des cartes qu’il détient. Or, un bon joueur est capable de mener toute une partie sans jamais voir ses cartes. Pourtant, sans savoir quelles cartes il possède, il ne peut pas calculer ses outs, la force de la main, son potentiel d’amélioration, etc. Il n’a pour armes que sa lecture de l’adversaire, sa psychologie, sa conscience de la dynamique rythmique, le metagame, son image et l’utilisation malicieuse de celle-ci, etc. Et avec « seulement » cela, il peut s’imposer dans une partie et ainsi démontrer par l’exemple que les considérations EV+ sont loin d’être la seule source de succès. D’ailleurs, si c’était le cas, depuis le temps que ce savoir est enseigné dans les livres, il n’y aurait que des joueurs gagnants au poker ; c’est-à-dire –mécaniquement- que des joueurs perdants.

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Publié par Laboratoire
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