Poker en ligne et psychologie : le blues du grinder

"Il y a un mois encore, j'avais le moral dans les chaussettes après trois mois de poker et 300 000 mains break even. Un mois de good run plus tard, l'ego est de nouveau au beau fixe, mais maintenant je sens une certaine lassitude pointer le bout de son nez. Je continue car c'est cool de gagner de l'argent et je dois préserver mes statuts, mais la motivation s'effrite".

En ouvrant sur le forum un sujet spécifiquement consacré au bonheur que procure — ou ne procure pas — le poker, bobilovic ne s'attendait sans doute pas à susciter une avalanche de réactions et de témoignages de la part de ses pairs. La suite lui a démontré qu'il avait touché un point sensible et soulevé une réflexion que beaucoup avaient déjà eu avant lui.

C'est kviNzZ qui a ouvert le bal en confiant se reconnaître dans le portrait dressé : "En début d'année, je n'ai jamais autant gagné de ma vie durant trois ou quatre mois de tournois. Et pourtant, ma vie et mon bonheur n'étaient pas du tout au beau fixe : un décalage total de mon sommeil qui me faisait dormir parfois plus de 10h ; pas de sport ni d'autres passions ; deux repas déséquilibrés par jour, qui plus est à des horaires décalés ; une dégradation de mes relations avec ma femme et ma famille... Depuis deux mois, j'ai décidé de faire une énorme pause alors que j'étais en plein good run. J'ai retrouvé une autre passion que le poker, le sport, un sommeil de 8h par nuit, trois repas, des relations équilibrées avec mon entourage. Depuis que je joue, je n'avais jamais réussi à garder aussi longtemps un rythme de vie correct. Et je peux le dire, je n'ai jamais été aussi heureux. Aujourd'hui, j'aimerais bien réintégrer le poker sans anéantir cet équilibre, mais je ne sais pas si j'en suis capable."

Même son de cloche chez AssurancetouriX : "Je suis à peu près sûr que j'étais bien plus heureux avant de jouer. Et malgré l'aspect financier, je pense que beaucoup de joueurs gagnants auraient préféré ne jamais tomber là-dedans. J'ai un grand respect pour tous ceux qui arrivent à arrêter alors qu'ils gagnent des tonnes. Ca fait un peu parole d'addict, mais comme beaucoup je reconnais que j'aurais énormément de mal à décrocher de ce jeu. Même si parfois je pense que j'aimerais bien".

Au fil des échanges, la discussion se déplace sur le terrain de l'équilibre à trouver et à respecter entre les séances de grind et la vie quotidienne. "Que je gagne ou perde, j'ai toujours pensé que si je ne faisais que du poker, cela ne m'épanouirait pas", confie Nem69. Avant d'évoquer sommairement la réponse qu'il a apportée à ce constat : "J'ai abandonné l'idée de vouloir faire beaucoup de volume pour me concentrer sur d'autres activités. Quitte à gagner moins d'argent, mais avec l'objectif de suivre un rythme de vie plus équilibré".

"La plupart des grinders à temps plein ne se posent pas la question", poursuit redundo. "Pour eux, jouer au poker à plein temps, c'est pratiquer sa passion, arriver à en vivre, voire parfois l'argent qui coule à flots et la vie de balla. Mais le raccourci "j'exerce ma passion alors je suis heureux" est trop simple à opérer. Il est même faux. Le poker atteint le moral cent fois plus que tout autre travail. Il faut prendre un certain recul pour se rendre compte que la plupart des grinders se rendent la vie un peu morose tout seuls." Et de souligner quelque règles élémentaires pour préserver un certain équilibre : une alimentation saine, le respect de l'horloge biologique, une activité sportive, des sorties régulières...

Difficile également de ne pas dresser un parallèle entre le poker intensif et une activité professionnelle plus traditionnelle. Pour Panda35, "il existe un levier dévastateur pour un grinder par rapport à un employé classique, qui est lié au fait que le volume de jeu va directement influer sur ses gains". Ce levier fait que "la pression psychologique est grande pour le joueur, qui doit affronter une variance sans équivalent pour un salarié classique". Sa conclusion est sans appel : "Il convient de donner au poker la même importance qu'un autre travail, c'est-à-dire un moyen plutôt qu'une fin en soi. Il est indispensable de bien fixer ses priorités et identifier ses plaisirs."

Le plaisir, c'est précisément le cœur de la réflexion de ZozoLeClown : "Je discutais récemment avec un collègue grinder qui vivait très mal son bad run. Je lui ai conseillé d'apprendre en priorité à être heureux dans son activité de joueur de poker. Ou à être heureux de manière générale. Être joueur de poker, ça a plein d'avantages, mais si c'est pour être mal dans sa peau une semaine sur trois voire pire, alors il faut vraiment changer d'activité. À titre personnel, je vivais très mal certains bad run. Ca fait maintenant six mois que je bosse mentalement pour être heureux en toutes circonstances et ça commence à porter ses fruits. Ce travail que je faisais sur moi-même ne concernait au départ que mon activité de joueur, mais il a fini par s'étendre à toute ma vie."

Comme pour mieux appuyer son propos, Zozo livre un précepte qui semble faire l'unanimité : "L'avantage du poker, c'est d'avoir de la liberté. Le désavantage, c'est de pouvoir en faire n'importe quoi si on s'y prend mal". Un constat totalement partagé par checkneed : "Le paradoxe dans la vie de joueur professionnel est que si on pose la question à cent pros, au moins 95 vont répondre qu'ils ont choisi le poker pour avoir plus de temps libre, plus de liberté et moins d'obligations. Or ces même personnes se plaignent au final de s'enfermer sur elles-mêmes, de ne pas faire de sport, de ne pas dormir ni de manger correctement. La seule chose qu'ils ne voient pas, c'est que tout cela résulte d'un choix de leur part, mais ne constitue pas une obligation. Personne ne vous oblige à grinder jusqu'a 5h du matin pour vous lever à 14h."

Pour autant, le débat ne semble pas mettre tout le monde d'accord. Certains, comme Lepacifiste s'étonnent même du blues ressenti par leurs collègues : "Avoir la chance de vivre sans horaires fixes, sans rendre de compte à qui que ce soit, sans patron, sans perte de temps dans les transports, avec la possibilité de gagner en un mois ce que gagnent des gens en six, cela me rend personnellement heureux et cela même s'il faut passer par quelques mois difficiles. C'est justement dans la difficulté des mois difficiles que le joueur pro prend conscience du bonheur qu'il a lorsqu'il réalise un mois excellent".

HITMANPOKER fait également partie des voix dissonantes : "Si vous êtes joueur de poker pro, vous êtes un privilégié. Que ce soit en termes de temps, d'horaires, de liberté au sens large qui vous permet de jouer d'à peu près partout dans le monde ou de faire des projets en parallèle tout en gagnant votre vie. Je ne sais pas si vous vous rendez compte à quel point c'est un luxe de pouvoir vivre sans appartenir au monde du salariat". Comme d'autres, il pointe avant tout du doigt le rythme de vie inadapté que s'imposent certains joueurs : "Mon ressenti, c'est que [...] vous avez un problème dans votre approche du poker et des névroses que vous devez corriger si vous voulez être heureux. Il est tout à fait possible d'avoir une vie saine et équilibrée, ainsi qu'une approche responsable de ce jeu. S'intéresser à un tas de choses, s'investir dans des projets, avoir un entourage varié... Tout ça permet de garder un certain recul sur ce cirque qu'est le monde du poker. Et accessoirement, ce recul vous permet de mieux gérer la variance, et du même coup de mieux jouer."

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