Publié le 24/09/2012
Les enseignants français se caractérisent par une mentalité pour le moins spécifique. En fait, il s'agît tout simplement d'un sentiment de persécution selon Patrice Ranjard.
Par Anton Wagner.
J'ai toujours trouvé que les enseignants, pris collectivement en tant que corps d'État, se signalaient souvent par une attitude, des propos, une mentalité pour le moins spécifiques. C'est une sorte de sentiment d'être injustement attaqués, critiqués, de manquer de reconnaissance, de n'être pas considérés à la hauteur de la dignité de leur fonction... Le tout se résumant dans une vive irritabilité assez peu ouverte à la remise en cause.
En fait, il s'agît tout simplement d'un sentiment de persécution[1].
Le mécanisme et les causes de ce sentiment sont fort bien exposés par Patrice Ranjard, dans Les Enseignants persécutés, un livre relativement ancien puisqu'il parut en 1984. Mais cette ancienneté lui donne un intérêt tout particulier : plus proche des grandes réformes qui ont modifié notre système scolaire, en particulier la loi Haby sur le collège unique (1976), il donne bien à voir la façon dont les enseignants s'y sont adaptés.
Ou, plutôt, comment ils refusèrent de s'y adapter.
Pour résumer, on peut dire qu'ils préférèrent collectivement conserver les avantages de leur profession, quite à subir l'inadaptation croissante de leur métier avec les besoins du nouveau public produit par la massification scolaire. Ces avantages sont très intelligemment expliqués et combinés par l'auteur.
Par exemple, les enseignants bénéficient d'un temps choisi à faire pâlir d'envie n'importe quel travailleur. Ils n'assurent que 18 heures de service devant élèves (15 heures pour les agrégés qui, pourtant, font exactement le même travail que les certifiés) ; n'évoquons pas les vacances ; ils peuvent moduler en partie leur emploi du temps et profitent de la régularité des horaires ; pour ce qui est du travail de préparation et de correction, il est impossible de quantifier avec exactitude le temps consacré, celui-ci variant grandement selon les matières, le type d'établissement, l'expérience et le tempérament de chaque enseignant. Virtuellement, un enseignant pourrait ne travailler que 20 à 25 heures par semaine... [2] De ce fait, les enseignants profitent d'un temps libre qu'ils organisent comme ils veulent. Patrice Ranjard présente cet avantage comme le plus précieux pour les enseignants, dont beaucoup sont des femmes.
Toutefois, cette préférence pour le temps choisi à de nombreuses répercussions sur le fonctionnement du système scolaire : elle rend impossible d'organiser différemment le travail des élèves, notamment au collège. On ne peut ainsi demander aux enseignants de rester plus longtemps dans leur établissement que le temps strictement nécessaire à leur enseignement. Or, écrit Patrice Ranjard, ce temps supplémentaire leur permettrait de guider l'apprentissage des élèves qui, pour beaucoup, en auraient grand besoin et de réfléchir à mieux adapter leurs méthodes de travail aux élèves. L'auteur met donc là le doigt sur un verrou bloquant toute amélioration significative du système scolaire, blocage dont souffrent bien évidemment les élèves mais également les enseignants qui se trouvent confrontés à des classes de plus en plus ingérables[3]...
Cet exemple, parmi d'autres, illustre alors cette apparente contradiction : les enseignants se plaignent sans arrêt, tout en refusant les transformations salutaires qui pourraient contribuer à les sortir de l'ornière où ils sont bloqués ! En réalité, ils veulent le beurre et l'argent du beurre, ce que Patrice Ranjard analyse comme un véritable infantilisme déconnecté de toute réalité.
Sur ce point, il est intéressant de voir l'évolution de l'auteur lui-même, en comparant avec un autre livre, écrit vingt ans plus tard : Les Profs suicident la France. Sociopathologie du corps enseignant, Robert Jauze, 2003. Dans ce livre, qui reprend les mêmes thèmes, Patrice Ranjard ne montre plus la même neutralité explicative et bienveillante, c'est une véritable charge pamphlétaire contre le conservatisme des professeurs, que l'auteur traite en véritable pathologie mentale collective !
Cette plongée dans la psychologie collective des professeurs est passionnante. Comme je suis enseignant moi-même, je ne peux manquer de m'interroger : suis-je aussi ainsi ? Malheureusement, dois-je avouer, je partage des traits communs avec mes collègues et j'ai l'impression que c'est plus vrai aujourd'hui qu'au début de ma carrière... Cela ne m'empêche pas de soutenir en pleine salle des professeurs qu'il faudrait supprimer le statut de la fonction publique ou que les syndicats sont hypocrites et très responsables du merdier actuel. Pour l'heure, je n'ai jamais subi de mesures de rétorsion... À quand la défense de la privatisation ?
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Notes :
- Je me souviens d'un collège classé ZEP où les professeurs débrayèrent sur la simple information que le gouvernement escomptait déclasser certains établissements, et sans même que la moindre rumeur n'identifiât le collège comme sur la liste des établissements concernés... ↩
- Je confirme par ma propre pratique. Je reprends rarement mes cours d'une année sur l'autre, mais je vais à l'économie ; pour les corrections, que je trouvent franchement ennuyeuses, je ne cesse de chercher des solutions pour les rendre les plus rapides possibles - sans trop de succès néanmoins. Je connais cependant des collègues qui consacrent beaucoup plus de temps à la préparation de leurs cours. Cependant, comme le note Patrice Ranjard, l'important n'est pas le temps de préparation de la leçon, mais l'efficacité de celle-ci auprès des élèves. Il vaut mieux faire un bon cours en vingt minutes qu'un exécrable en deux heures. Cette remarque n'est pas pure cuistrerie, mais la mise en exergue d'un dysfonctionnement du système scolaire : les professeurs sont payés pour enseigner et non pour que les élèves apprennent. Que ceux-ci le fassent ou pas, la paie et la considération sociale de l'enseignant n'en sont pratiquement pas affectés ! (On connait tous cette réplique de professeur : « Franchement, cela m'est égal. Que vous travailliez ou pas, je suis payé pareil ! ».) Patrice Ranjard en tire la conclusion qu'en dépit de l'objectif proclamé de démocratisation, la raison d'être du système scolaire n'est pas la réussite des élèves, y compris ceux des classes populaires, mais la sélection au profit de ceux issus des bonnes classes sociales. ↩
- Depuis les années 1980, il y eut quelques évolutions. Néanmoins, le modèle écrasant reste celui du « Je viens pour assurer mes cours puis je rentre vite chez moi ». Les professeurs ne sont pas disponibles aux élèves en dehors du temps de classe. Certains, aujourd'hui, l'admettent et disent qu'ils ne seraient pas contre rester plus longtemps dans l'établissement, mais à la condition de bénéficier de locaux spécifiques, comme un bureau ou une salle de travail. Or, de tels locaux sont très généralement inexistants ou très insuffisants. C'est donc probablement un vœu hypocrite (d'autant qu'il ne s'accompagne d'aucune réflexion sur la façon de procéder avec les moyens existants : après tout, il n'est pas rare qu'un enseignant ait sa propre salle de classe...) ↩
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Post par Anton Wagner
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