Petite psychologie des jeunes en quête d’autonomie financière

Le départ du foyer familial symbolise pour les jeunes une indépendance... de façade, pour ceux qui réalisent que l'autonomie financière est encore loin. Payer soi-même ses factures et son loyer devient alors un enjeu psychologique de premier ordre.

Les dépenses contraintes, ou préengagées comme les désigne également l’Insee, chacun en connaît la dure et récurrente réalité sans toujours en savoir le nom. Elles désignent ces sorties d’argent mensualisées, ou à tout le moins régulières, qu’on ne peut interrompre sans un certain délai. Elles comprennent le loyer, bien sûr, les charges, sans lesquelles votre appartement ne serait pas tout à fait votre appartement, ou encore les nombreux abonnements qui jalonnent la vie d’un adulte: téléphone, internet, etc.

L'arrivée de cette question dans le débat public est plutôt récente alors que, statistiquement, son émergence remonte à plusieurs décennies. «La question de la hausse des dépenses contraintes émerge dans les années 2000, souligne Ronan Mahieu, chef du département des comptes nationaux et administrateur à l’Insee. Pourtant, justement, on assiste à une augmentation mesurée des dépenses contraintes depuis le début des années 2000.»

C’est entre 1960 et 1985 que les dépenses préengagées on fait un bond impressionnant, suivant la montée des prix du logement en France: leur part dans le revenu brut moyen des foyers passe alors de 12,6% à 25,8%, pour atteindre 29% en 2014. Pourtant, ces dépenses semblaient être ressenties moins douloureusement à l’époque: «Les ressources et les revenus étaient alors très dynamiques. La vulnérabilité économique actuelle explique cette perception plus négative.»

Le schéma de la Saint-Rémi

Il est une portion de la population qui joint la vulnérabilité économique à la précarité professionnelle et pour laquelle les dépenses contraintes atteignent en peu de temps des sommets jusqu’ici inconnus: les étudiants et les jeunes actifs.

L’apparition des dépenses contraintes dans la vie d’un homme ou d’une femme coïncide généralement avec le départ du foyer familial. C’est l’histoire d’une indépendance apparente, de l’ivresse de l’éloignement, souvent des ivresses tout court, dans des chambres solitaires ou des colocations bondées...mais aussi l’épopée un peu folle des abonnements numériques et énergétiques en tous genres, l’angoisse des premiers loyers amenant parfois à la découverte des découverts et des agios.

Je recevais mon virement le 2 et après avoir payé les abonnements, les factures et les courses, je n’avais plus rien le 5

«Avec mes 30 euros d’argent de poche, j’étais habitué à ne pas avoir d’argent, alors évidemment, avec 150 euros!» 150 euros, c’est la somme que ses parents viraient à Jules, aujourd’hui comédien, en plus du paiement du loyer. De plus, ils lui couvrent alors, et ce pour encore quelques mois, ses frais de mutuelle ou de téléphone. Après quoi, Jules, qui pendant un certain temps évitait de figurer sur les papiers officiels comme le bail, s’aperçoit bien vite que 150 euros, finalement, ne lui permettent pas tellement plus que son argent de poche d'adolescent: «Je ne sortais pas et je vivais sur le schéma de la Saint-Rémi [expression inspirée du sigle RMI, qui désigne une petite arrivée d’argent à date fixe]. Je recevais mon virement le 2 et après avoir payé les abonnements, les factures et les courses, je n’avais plus rien le 5. Je vivais à découvert.»

Il fait alors simplement le nécessaire pour que son découvert puisse être épongé par le virement suivant, malgré les sorties d’argent contractuelles qui s’égrènent. Finalement, celui qui se décrit comme étant à l’époque «un gamin économiquement, socialement indépendant», se prend en main car sa dépendance à l’égard de sa famille lui pèse: 

«J’ai compris que la norme, c’était de travailler pour faire face à ce genre de dépenses. La vraie indépendance, la vie d’adulte, c’était aussi faire un boulot ingrat. Mais même avant de travailler, je n’ai jamais eu de mois de retard dans mon loyer.»

Cette distorsion entre l'autonomie physique et l'autonomie financière réelle se retrouve bien sûr dans les chiffres. Selon une étude de l'Insee, les enfants quittent le domicile familial aux environs de 21 ans: rien de neuf depuis les années quatre-vingt dix. Mais selon les travaux, parus en 2000, de Catherine Villeneuve-Gokalb (à l'époque à l'Ined, l'Institut national d'études démographiques), les jeunes n'ont jamais été indépendants, c'est-à-dire été en mesure de faire face à l'ensemble de leurs dépenses par leurs seuls revenus, aussi tard: «Moins de la moitié des hommes partis avec une aide [de leurs parents] avaient accédé à l’indépendance avant 25 ans», au moment de l'enquête.

Jules correspond en partie à ce portrait mais s'est engagé dans une relation stable avec ses dépenses contraintes: il a gardé la même mutuelle depuis qu’il a seize ans (il en a aujourd’hui vingt-sept) et s’en est longtemps tenu à une formule téléphonique onéreuse faute d'avoir voulu se plonger dans les offres disponibles.

Pédagogie, angoisse et émancipation progressive

Julie, 23 ans, ne paie elle non plus jamais en retard ses factures. Et elle fait tout pour ne pas être prise en défaut: 

«La priorité pour moi, c’est d’abord de régler tous mes frais fixes. Ce serait une catastrophe de me retrouver dans le rouge à cause de ça, l'angoisse. Je regarde mon compte tous les jours. D’ailleurs, je refuse de mettre en place des virements ou prélèvements automatiques pour mon loyer ou mes abonnements. Je veux appuyer moi-même sur le bouton. Je ne veux surtout pas faire l’autruche pour ne pas tomber dans la Thomas-Thévenoudisation

«La priorité pour moi, c’est d’abord de régler tous mes frais fixes

Toutes les familles mettent en place des stratégies différentes pour préparer leurs enfants à remplir eux-mêmes leurs obligations financières et leur éviter une désagréable sensation de noyade budgétaire. Celle de Julie a construit une véritable pédagogie de la dépense contrainte: «Petit à petit, j’ai dû en assumer de plus en plus. D’abord, j’ai eu à payer mon abonnement téléphonique et chaque année j’avais de nouvelles dépenses.»

Aujourd’hui, les dépenses contraintes représentent, selon elle, 60 à 70% de son budget (situation qu’elle estime plus viable car elle vit en couple). Une aliénation? «Pour le coup, j’ai toujours pris ça comme quelque chose de chouette. J’ai vécu ces dépenses successives comme une émancipation progressive.»

L’indépendance, c’est pour demain

Un document de l'Insee fondé sur des données de 2011 livre un aperçu moins apaisé de l'apprentissage des charges préengagées par les jeunes. Parmi les ménages endettés à la consommation, 15,6% d'entre eux étaient des ménages jeunes (moins de trente ans). Un endettement qui amène bien sûr à des privations. 13% du total des ménages endettés à la consommation avaient tendance à avoir du retard au moment de régler les factures d'électricité ou de gaz, 12% étaient dans la même situation au moment de payer le loyer.

D’émancipation progressive, il en est aussi question pour Camille, bientôt 23 ans, coordinatrice dans une radio associative. Durant ses années d’études à Marseille puis à Paris, elle a toujours fait face de la même façon aux dépenses contraintes: «Mes parents me donnent une somme convenue ensemble qui couvre mon loyer, mes charges, mon alimentation, mes trains éventuellement.» Des dépenses qui recouvrent 80% des ressources dont elle dispose.

L’apprentissage des dépenses contraintes, c’est aussi pour les jeunes l’occasion d’une redéfinition du dialogue parental: «Je ne mens pas à mes parents sur l’étendue de mes besoins. En retour, ils me font confiance. En soi, comme je n’ai jamais été à découvert, je n’ai jamais ressenti la contrainte des banques mais je suis ma propre discipline par rapport à mes parents», explique Camille.

Cette sérénité dans ses rapports familiaux ne lui est pas venue aussi naturellement en ce qui concerne les dépenses contraintes elles-mêmes. Gérer ses mensualités nécessite souvent de faire un crochet par une prise de conscience plus ou moins difficile. Pour Camille, ce sont les dépenses qui lui sont tombées dessus lors de sa première année parisienne qui ont parfait son initiation économique: 

«Quand tu décides d’emménager dans tel appartement à 19 ans, et que tu es accompagnée d’une colocataire du même âge, tu oublies plein de choses, le type de chauffage et les dépenses induites, par exemple... Maintenant, je regarde tout, systématiquement: l’accès à l’énergie, si le chauffage est électrique, si l’eau est comprise dans les charges ou non.»

La vigilance porte ses fruits: elle compte être totalement indépendante financièrement, du loyer à l’alimentation, d’ici à 2016. Elle aura donc la joie de payer scrupuleusement toutes ses factures avec ses propres fonds. En toute sérénité. 

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