Père haine percée s’en perd

Ecrire sur la psychologie aux Antilles, sur la psychologie en Martinique plus précisément, ou depuis cet endroit, est le pari qui est pris à travers cet espace.

S’il s’agit de tenter d’avancer et voilà que nous rencontrons un enfant accompagnée de sa mère. Un enfant, mais qu’est-ce qu’un enfant ?

Pourquoi questionner des évidences tout le monde sait ce qu’est un enfant, non ?

Pas si sûr. Déjà, la question se pose : est-il ?

Par exemple, est-il déjà, est-il encore ? Est-il déjà un enfant quand il est dit œuf ou embryon dans le ventre de sa mère ? Est-il encore enfant. Quand on entend certains aînés, avancés en âge, dire affectueusement de certains adultes dont ils ne sont pourtant pas les parents : ce sont mes enfants.

L’enfant pour autant qu’il existe constitue un enjeu dont il importe que nous cherchions à en dessiner les contours. La psychologie de l’enfant par exemple est devenue très tôt une spécialité florissante de la psychologie en générale.

En psychologie donc, mais pas seulement, l’enfant est une énigme qui va donner lieu à de nombreuses investigations et favoriser l’émergence de savoirs.

Mais précisément l’enfant est prétendument celui qui ne sait pas, qui ne parle pas. Comment édifier un savoir à propos de quelque « chose », si on ne peut parler d’être, qui ne sait pas ? Qui ne sait pas puisqu’il ne sait pas dire.

Quoi de plus simple ! Il suffit de le nier, il n’est pas, il n’est pas encore, il adviendra.

« Il ne comprend pas ou ne comprendra pas parce que c’est un enfant » entend-t-on parfois. ” Sé an ti anmay toujou. I pé pa konprann, i péké konprann”[1].

C’est un « il », un « i », une troisième personne et exclue de l’interlocution. On parle de lui, mais on ne lui adresse pas la parole.

Cette méprise, voire cette mise à l’écart existe au sein de la psychologie elle-même.

En tant qu’objet de science l’enfant est chosifié, disséqué, suivant l’angle d’un être d’intelligence, d’un être d’émotion, d’un être en croissance, d’un être d’affects, d’un être du désir. Mais en somme, qui est-il, l’enfant? Qui est-ce ?

En considérant l’enfant comme objet d’étude, c’est un artifice qui consiste à faire de l’enfant un objet isolable voire à s’y intéresser « morceau » par « morceau », élément par élément.

C’est par exemple privilégier, l’aspect cognitif, les capacités motrices ou décrire plus largement, les conduites, leur évolution dans le temps.

Parler de l’enfant aujourd’hui implique de considérer les parents, d’évoquer une génération, un lien, voire une relation.

Dans la langue créole, ti anmay désigne de manière impersonnelle cet autre comme destinataire d’une parole. Ainsi même un familier voire un parent peut interpeller l’enfant de la façon suivante : « ti manmay, sòti anba soley la ! » ou « sòti anba soley la, tjanmay ![2]». Bien entendu, l’enfant est aussi nommé. Il est appelé par son prénom.

Il y a une trentaine d’année, il était courant qu’il le soit par l’intermédiaire de son « nom de savanne ». Seulement, une fois arrivée à l’école, c’était son patronyme qui était utilisé prioritairement.

Habituellement, l’enfant est renommé, on lui attribue un surnom, construit à partir d’un redoublement de syllabes comme bibi, bèbè, bèbèn’, bébé, chichi, toto, mimi, yaya, momo, sisi, …etc. Ce surnom souvent formé à partir des débris phonétiques du véritable prénom de l’enfant appartient à l’intime, il a ou il est censé avoir, une valeur affective et est parfois utilisé bien au-delà de l’enfance. Mais il peut être renommé encore par le voisinage, il reçoit le sobriquet de ti-coq, fayo, caca-sec, boyo, wap, sonson, kèkèt, etc. On en trouvera bien d’autres dans les romans, nouvelles, et les contes de la littérature antillaise.

Dans nombre de circonstances l’enfant peut être interpelé selon une forme impersonnelle. Parmi les représentations qui le concernent, on finit par trouver un manque, un défaut, un tchak.

Il n’est pas toujours appelé comme une personne. De même quand un adulte n’est pas appelé comme une personne, il perçoit chez l’interlocuteur une intention de l’infantiliser. « [3]Ki manniè ou ka palé ba mwen la, man pa ti an may ou ! »

Le dit-enfant est autorisé, aujourd’hui, à regarder l’adulte droit dans les yeux, il prend la parole au milieu d’adultes qui lui répondent. Certains espaces se sont décloisonnés, il y a moins d’étanchéité entre cercles d’adultes et cercles d’enfants, ce qui ne va pas sans induire quelques conséquences dont la mesure est à considérer.

Dans la langue française le mot enfant se réfère étymologiquement au terme d’infans d’origine latine qui signifie : qui ne parle pas, petit enfant…

L’absence de parole, voire de droit à la parole a été pendant longtemps et est encore dans une certaine mesure, associée à l’enfance.

L’enfant est juridiquement mineur.

L’enfant est, pour ainsi dire, le nom d’une quasi béance. Ne vient-il pas parfois combler fantasmatiquement une espèce de trou dans l’existence ?

Ces diverses remarques nous conduisent à repérer que l’enfant occupe une place à part. Enfin une place qui n’est pas fixe si on considère les espaces décloisonnés. Il est attendu à une place.

Mais comment les places sont-elles déterminées ? Il arrive que l’on rappelle à l’enfant la place que l’on souhaite qu’il occupe : [4]Aprann rété an plas ou ! C’est une marque d’éducation. Pour lui intimer la nécessité de revenir à sa place, il peut recevoir de la part des adultes, an kout zyé, une injonction du regard quand ce n’est pas une menace ou une réelle taloche.

Cela arrive quand l’enfant a pris la parole – de nos jours, il est encouragé à s’exprimer par ses parents – et que ce faisant, il vient occuper une nouvelle place d’où il s’autorise à dire quelque chose qui relève du toupet.

« [5]Non mais regarde- moi l’enfant ! I ka kwè koy ! »

Traditionnellement, dirons-nous, - mais de quelle tradition parlons-nous ? - l’enfant à l’instar de la femme, mais aussi de… l’esclave, est sommé d’occuper une place au sein d’une organisation sociale donnée.

Chez les Congo dans l’Afrique d’avant la traite, l’esclave est mwana gata « enfant du village », chez les Romains, il est dit puer, terme dont dérivent les mots comme puéril ou puéricultrice.

Les esclaves selon ces acceptions antiques sont des enfants, mais surtout des enfants à vie. Cependant, ils ne sont pas ne sont pas fils de leur père. Fils ou fille de qui alors ?

 

Plus radicalement on peut dire que l’enfant arrivant sur la scène du monde est d’abord un étranger.

L’enfant est un étranger que l’on naturalise, c’est un inconnu que l’on reconnaît, c’est une énigme que l’on est conduit à résoudre, car si la mère accouche de l’enfant, l’enfant amène la question : de qui ? La question du père.

En 1981, Dany DUCOSSON, psychiatre guadeloupéenne évoque le rapport de l’enfant et de la loi dans la revue CARE à travers son article « La Mère et la Loi ». A partir de préalables socio-historiques, l’auteur souligne certaines conditions ayant pu déterminer un type singulier de rapport du sujet à la loi par l’intermédiaire maternel. Partant de son expérience clinique auprès de familles en Guadeloupe, elle souligne que « s’il y a eu évacuation du père réel, il n’y a pas de relation mère-enfant excluant totalement le père au nom d’une loi édictée par la mère, fixant les interdits en fonction de ses désirs à elle. Le père est toujours présent dans le discours de la mère, le cherchant là où il n’est pas, là où elle et l’enfant ne peuvent rencontrer que le maître. »

Là où il n’est pas, un non-lieu, un pas lieu d’être, le père…Mais alors l’enfant dans tout cela comment peut-il se retrouver ?

Puisqu’à chercher le père c’est le maître qui serait autorisé à répondre.

Dès l’introduction de l’ouvrage intitulé Le père oblitéré, l’auteur, Livia LESEL afin de mieux inviter le lecteur à la réflexion, souligne l’affirmation : « L’enfant c’est l’affaire de la femme antillaise ».

Parler de l’enfant aux Antilles équivaudrait à s’interroger sur cette parole de la mère au sujet de l’absence du père, de son irresponsabilité, de sa fuite, mais signifierait aussi de tenter d’aller au-delà de cette affirmation.

De même, parler du père, en ce lieu, dans un pays dont l’histoire somme toute récente est marquée par un passé colonial et esclavagiste, conduit à rappeler que sous le régime de l’esclavage dans les colonies sucrières, le seul père légal selon l’article 12 du Code Noir, est le colon propriétaire d’esclave : l’enfant appartient au maître de la mère et à lui seul.

Des enfants qui ne sont pas fils ou fille de leur père, mais fixés pour demeurer enfants de leurs maîtres telle pourrait être la question implicite face à laquelle l’esclave de la période coloniale post-colombienne aurait à tenter de trouver une réponse.

Comment être l’enfant de… sans être fils ou fille d’un père. [6]Ou sé ich ki moun, Sa ki papaw ?

Secret de polichinelle, chacun a son idée sur la question, on s’en doute. Certains ont vu mademoiselle untel avec monsieur untel. Mais voilà les choses souvent en restent là. L’enfant qui naîtra dans ces cas sera dit né de père inconnu (mais pas insoupçonné).

L’enfant, décidément, apparaît comme un présent qui ne s’apprivoise que partiellement et à la condition que lumière soit faite sur le passé.

Mais de quel passé s’agit-il ?

Il y a-t-il un mouvement d’arrimage d’une histoire collective à un passé singulier et vice et versa ?

Nous nous permettons cette fois encore d’avancer cette formule : l’enfant est en filigrane l’objet du désir d’une communauté et la marque de son manque.

Objet de désir et marque d’un manque, l’enfant est le terme qui actualise la dette que nous nous transmettons de génération en génération.

En Juillet 2010, Jeanne WILTORD, Psychiatre et Psychanalyste martiniquaise présente, au grand public, à Fort de France, un exposé intitulé : Les békés : maître et père ?

Un mal à l’histoire…Elle y souligne une passion de l’ignorance, une application aveugle consacrée à l’évitement d’un point qui tout bonnement « entretient la nostalgie d’un père imaginaire et d’un maître colonial. »… «  La recherche d’un père dont la trace serait visible ne cesse de hanter la société martiniquaise… »

« Père y es-tu ? » tel est le titre du séminaire organisé par le GAREFP (Groupe Antillais de Recherche et de Formation Psychanalytique) en 2006. L’abord de cette question n’est pas neutre dans ce contexte.

S’agit-il de trouver ou de confirmer un père derrière un écran opaque voire sous les décombres d’un bataclan au milieu desquels s’entortillent les restes d’une bannière de noms interdits?

A poser la question l’enfant qui est-il ? Nous en sommes arrivés à celle du père é tiy, é ti i yé ?

Pè pa pè[7] !!!

 


[1]  « C’est encore un enfant, il ne comprendra pas. »

[2] « Ne reste pas au soleil, petit. »

[3] « Quelles sont ces façons de s’adresser à moi, je ne suis pas votre enfant. »

[4] « Que tu restes à ta place ! »

[5] « …il se croit quelqu’un ! »

[6] « Tu es l’enfant de qui ? Qui est ton père ? »

[7] Où est-il, le père, où se trouve-t-il ? Un père n’a pas peur, père n’aie pas peur.

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