Onirique (7) : rêves, terreur politique et prémonitions

A quand les philosophes, les logiciens dormants ?
André Breton
Chaque fois que je puis trouver trace de rêve, dans quelque œuvre que ce soit, je suis prêt à toutes les concessions. Le merveilleux, qu'il soit d'origine scientifique, littéraire, religieuse, m'a toujours captivé. Car, à chaque victoire de l'imagination sur le réel, un des liens qui retiennent notre esprit se détache et tombe. La libération commence et déjà on en aperçoit les conséquences formidables.
Raymond Queneau

  
Franz Fanon, dans « Peau noire, masque blanc » reprend des récits de rêves que le psychanalyste Octave Mannoni, juge, dans son livre « Psychologie de la colonisation » (1950), très caractéristiques de l’ « inconscient » des colonisés. Parmi ceux-ci, le rêve de Rahevi, garçon de 13 ans : « En me promenant dans le bois, je rencontre deux hommes noirs. Ah ! dis-je, je suis perdu ! Je vais (veux) m’enfuir, mais c’est impossible. Ils m’encerclent et bredouillent à leur façon. Je crois qu’ils disent : « Tu vas voir ce que c’est que la mort. » [..] Ils me font marcher devant eux et me font voir leurs fusils. Ma peur [se] redouble, mais avant d’arriver à leur camp, on doit traverser un cours d’eau. Je (me) plonge au fond de l’eau. Grâce à mon sang froid, je gagne une grotte de pierre et me cache dedans. Lorsque les deux hommes s’en vont, je m’enfuis et retrouve la maison de mes parents. » On peut y lire aussi le rêve de Razafi, garçon de 13-14 ans : « Il est poursuivi par des tirailleurs (sénégalais) qui en courant « font un bruit de cheval au galop », « ils montrent leurs fusils devant eux. » Le sujet échappe en devenant invisible. Il monte un escalier et trouve la porte de la maison. »

   
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André Masson, Dans le tour du sommeil, 1938

   
Franz Fanon ironise sur l’interprétation psychanalytique qu’Octave Mannoni donne de ces rêves qui se sont produits au cours de la « pacification » de Madagascar en 1947 (au cours de laquelle 89.000 malgaches furent massacrés) et des années de terreur qui lui succédèrent, et où les tirailleurs sénégalais, au service de la France, jouèrent un rôle de premier plan. On peut penser, avec F. Fanon, que ces rêves sont suscités par le régime de terreur imposé par la France et que dans le rêve, « le fusil du tirailleur sénégalais n’est pas un pénis, mais véritablement un fusil Lebel 1916 » (1).
   
Il est des circonstances où la psychologie individuelle s’efface devant le vécu collectif, celui qui exige de chacun une adaptation à une situation terrible et anormale qui s’impose à tous, comme, par exemple, une guerre ou une répression sanglante.

En 1933-1934, une adolescente allemande fait ce rêve : « Je dois fuir avec maman. Nous courrons comme des folles. Elle n’en peut plus. Je la prends sur mon dos et je continue à courir. Je souffre horriblement sous la charge. Après un long moment je découvre que je souffre du poids d’une morte. Un sentiment effrayant de soulagement s’empare de moi. » Charlotte Beradt qui a recueillis, en 1933 et 1934, des récits de rêve doute que ce rêve soit seulement « Œdipien ». Il s’agit du rêve d’une jeune fille dont le père est « aryen » et la mère juive. Elle a découvert sa « judéité » avec les menaces, les intimidations et les mesures de discriminations instaurées par les nazis contre les juifs - et accessoirement les « métis » juifs et « aryens » - et, inconsciemment, elle en veut à sa mère de l’avoir faite « juive ». Pour C. Beradt, ce rêve montre plutôt « à quelles extrémités peut conduire l’immixtion du public dans le domaine le plus privé, comment l’être humain peut réagir dans les zones sombres de son intimité quand il lui devient trop difficile, du fait des atrocités supérieures, d’aimer son prochain, et même son tout prochain, voire de vivre avec lui »  (2).

    
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Guiard des Moulins, Bible historiale, Châtiment des nations, 15e

  
Voici le rêve de 1933 d’un professeur de mathématiques : « Il est interdit sous peine de mort d’écrire quoi que ce soit qui ait  à voir avec les mathématiques. Je me réfugie dans un bar. (De ma vie je n’ai pénétré dans un tel lieu.) Des ivrognes chancellent, les serveuses sont à demi nues, l’orchestre gronde. Je tire de ma serviette du papier très fin pour y écrire à l’encre invisible un couple d’équations, dans une angoisse mortelle » (3). Je ne suis pas sûr que le couple d’équation symbolise un acte sexuel inavouable et que le rêve ne témoigne pas de la violence avec laquelle le psychisme reçoit le renversement de valeur opéré par le IIIe Reich, qui fera de ce qui est le plus estimable – la culture – un objet traité comme une immondice et de ce qui est le plus répugnant – la cruauté – une vertu.
    
La terreur politique fait immixtion dans la psyché individuelle et disloque la frontière qui semble séparer le public de l’intime. Dans un monde de terreur, on doit craindre les rêves du tyran et ses propres rêves. Denys le tyran, rapporte Plutarque, « tua Marsyas, un de ses officiers, qu'il avait promu lui-même à un commandement dans ses armées, parce qu'il avait vu en songe cet officier qui l'égorgeait : il prétendit qu'il n'avait eu ce songe dans la nuit que parce que Marsyas en avait fait le complot pendant le jour, et l'avait communiqué à d'autres » (4). Et Ismail Kadaré imagine une bureaucratie chargée d’éplucher les rêves des citoyens de l’Empire, notamment en vue de prévenir tout complot. De cette institution, l’un des personnage dit : « A mon avis, de tous les mécanismes de l’Etat, le Palais des rêves est le plus étranger à la volonté des hommes. Vous comprenez ce que je veux dire ? C’est le plus impersonnel de tous, le plus aveugle, le plus fatal, donc, par la même le plus étatique qui soit » (5).

  
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Speculum humanae salvationis, Songe de Nabuchodonosor, 14e

   
Face à cette immixtion, la psyché semble se défendre, comme si elle tentait de rejeter un « poison ». Le rêveur semble mettre en œuvre ce que la psychanalyse appelle des « mécanisme de défense. »
   
Les premiers rêves cités sont ceux de jeunes gens et le mécanisme de défense mobilisé face à l’horreur est relativement primaire : pour les deux garçons, la défense consiste à régresser, en telle sorte qu’il suffit de redevenir enfant pour échapper à la situation de violence (retourner dans la grotte ou devenir invisible pour rentrer à la maison). La jeune fille utilise un mode de défense de type « annulation rétroactive » sous la forme d’un « raisonnement » : je suis juive à cause de ma mère, or ma mère n’est plus, donc je ne suis plus juive et plus en danger.
   
Un autre mécanisme de défense est la « dénégation », mécanisme qui nous amène « à raison garder » et à « relativiser » les situations en les réinterprétant dans un sens qui permet d’évacuer ce qui peut nous gêner. Une étudiante rêve de son ex petit ami juif : « Mon ami est attaqué, je ne l’aide pas, on le transporte sur une civière, il a [un] visage émouvant d’une pâleur mortelle [...]. Mais son corps est un squelette. [...] Je me dis : Mais c’est de la propagande, c’est une affiche contre Hitler. (Il y avait eu une telle affiche anti-hitlérienne, montrant un squelette, en 1932) » (6). L’image onirique de l’ami mort est traitée comme une fiction. Un médecin antifasciste allemand fait un rêve qui montre la fragilité de ce mécanisme pour qui au fait de la réalité du fascisme : « Je suis dans un camp de concentration mais tous les prisonniers se portent très bien, des dîners sont organisés, il y a des représentations théâtrales. Je me dis que c’est donc très exagéré ce qu’on rapporte à propos des camps et c’est alors que je me vois dans un miroir ; je porte l’uniforme d’un médecin du camp, des bottes à tige spéciales qui brillent comme des diamants. Je m’appuie sur le fil barbelé et je commence à pleurer » (7)

   
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Marcantonio Raimondi, Le Songe de Raphaël, 1510

   
D’autres mécanismes de défense sont beaucoup plus complexes, notamment ceux qui consistent, par un « déplacement », à transformer le sens d’une chose. Par exemple dans ce rêve : « Tranquille excursion familiale. [...] Soudain un cri ils arrivent. Chacun des clients du café au bord de la Havel sait qui « ils » sont et quel est notre crime. Fuite, fuite, fuite. Je cherche une cachette en hauteur [...]. Soudain je me trouve enfouie sous un tas de cadavres dont j’ignore comment il est arrivé là – j’ai enfin une bonne cachette. Un pur délice d’être sous un tas de cadavre. » Le sens de la mort se trouve, ici, « déplacé » pour signifier la vie, puisque la mort devient la meilleure des cachettes.

   
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Marc Chagall, Le Rêve, 1924

  
Un autre mécanisme de défense est l’omnipotence, par laquelle on se convainc que l’on surmontera la situation périlleuse. Ainsi une femme « métis » (juive et « aryenne ») s’imagine douée de pouvoir de séduction exceptionnel et d’une force de conviction qui dépasse le commun : « Je suis sur un bateau avec Hitler. La première chose que je lui dit, c’est : « En réalité je n’ai pas le droit d’être ici. J’ai en effet un peu de sang juif. » Il a l’air tout à fait charmant [...]. Je lui souffle à l’oreille : « Tu aurais pu devenir un grand homme si tu avais agi comme Mussolini, sans cette stupide affaire de Juifs. Il est bien vrai qu’il y a de très mauvais Juifs mais ce ne sont pas tous des criminels, on ne peut vraiment pas le prétendre. » Hitler m’écoute calmement, il prend tout en bonne part. Puis soudain je me retrouve dans une autre partie du bateau où il y avait des SS en uniforme noir. Ils se poussent en me désignant et se disent l’un à l’autre avec le plus grand respect : « Voyez, c’est la dame qui a dit au chef ce qu’elle pensait. » Un rêve d’un médecin montre, à l’inverse, l’effondrement d’un sentiment d’omnipotence qu’il avait éprouver au cours de la veille : « Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m’apprête à m’allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre de Matthias Grünewald, la pièce, mon appartement, perdent brusquement leurs murs. Effrayé je regarde autour de moi : aussi loin que je porte mon regard, plus de murs aux appartements. J’entends un haut-parleurs hurler : « conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois. » Le médecin associe ce rêve à une scène de la veille où le surveillant d’immeuble était venu le voir pour lui demander pourquoi il n’avait pas pavoisé sa fenêtre. Il l’avait calmé en lui servant du schnaps, tout en pensant « entre mes quatre murs [je fais bien ce que je veux] » (8).

  
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Giorgio Vasari, Judith et Holopherne, 1495

   
Un autre mécanisme de défense, relativement difficile à mettre en oeuvre par le rêveur, est l’humour. Ainsi une rêveuse, voit-elle apparaître Hitler dans son rêve avec « des bottes hautes et vernies comme un dompteur et, comme un clown, un pantalon de satin lilas froissé mais scintillant. » (p. 122) Mais, s’agissant de personnages aussi sinistres, l’humour semble n’apparaître qu’après des années, comme en témoigne ce rêve de janvier 1954 d’Adorno : « J’entendis la voix inimitable de Hitler résonner dans les haut-parleurs, avec cette introduction : « Comme ma fille unique a été victime hier d’un accident tragique, j’ordonne que tous les trains déraillent aujourd’hui. » Réveillé en riant bruyamment. » (9).
  
Un des mécanismes de défense parmi le plus subtil qui puisse être mis en œuvre face à la mort est la « sublimation ». 
  
Sublimation pour répondre à la violence de la mort des proches. Ainsi, Rada, une enfant dont la mère a été déportée au goulag et exécutée pour « trotskisme » - et qui ignore tout de son sort -, fait-elle ce rêve où elle imagine que sa mère lui a laissé un « signe » : « Pour commencer, je me trouvais sur le pont d’un navire en pleine mer. J’avais dans les mains deux livres de classes recouverts d’un papier marron collé. J’ai ouvert l’un d’eux et reconnu l’écriture de ma mère. La première phrase était très étrange : « Quand tu liras ces lignes, je serai déjà au fond de la mer. » J’ai lu encore quelques lignes, dont je ne me souviens pas. Puis la peur m’a étreinte. Il y avait d’énormes canalisations qui crachaient l’eau. Ma peur a crû, s’emparant de moi, jusqu’à mon réveil » (10). Ce rêve joua un rôle apaisant pour l’enfant, ce signe, cet adieux, colmatant le vide de ne rien savoir du sort de la mère. Dans une lettre adressée à sa mère morte, massacrée lors de l’extermination du ghetto de Berditchev, l’écrivain et correspondant de guerre Vassili Grossman raconte un rêve qu’il fit 1941 : « Une nuit, au front, j’avais fais un rêve. J’entrais dans une chambre qui ne pouvait être que la tienne et je voyais ton fauteuil vide tout en sachant que tu y avais dormi. Le châle avec lequel tu te couvrais les jambes retombait jusqu’au sol. Longtemps, je restai les yeux rivés sur ce fauteuil et, m’éveillant, je sus que tu n’étais plus » (11). 

   
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Paul Gauguin, Manao tupapai – songes

   
Ce mécanisme de sublimation apparaît aussi lorsque le rêveur est confronté à la perspective de sa propre mort. Ainsi, Régis Debray raconte-t-il un rêve qu’il fit en Colombie, alors qu’il s’attendait à être exécuté le lendemain : « Il y a trois ans, le bonheur sensuel, absolument nouveau par son intensité, procuré par la nuit de sommeil (rêves précis et lumineux) sur le matelas grillagé, avec menottes dans le dos, après une première séance de tortures-maison et avant une exécution tenue pour acquise, le lendemain matin. Jamais atteint depuis cette lucidité --, sérénité et détachement : vu l'enfance et l'imminence de la fin, le passé et l'avenir en simple spectateur, une pincée d'amertume (tout ça c'est fini) ravivant les qualités plastiques du spectacle que je me suis offert à Choreti, cette longue nuit-là, pour la première fois. Réveil heureux, avec un peu de tristesse mais le cordon ombilical de l'instinct de conservation, de l'intérêt biologique à survivre, avait été coupé en une nuit. Après ces rêves-là, où j'avais touché du doigt ce que j'avais d'imprenable, mon noyau de réalité, je me foutais bien de la suite. Quelques images (mer, forêt, Paris, femme, automne) m'avaient rendu indifférent à ce qui pouvait désormais réellement se passer. Rêve, médecine antipanique. Rétablit les hiérarchies profondes. Pourquoi oublie-t-on toujours que les condamnés à mort aussi rêvent, à force de s'apitoyer sur eux? Et qu'ils peuvent marcher au peloton d'exécution ou à la guillotine, à l'aube, encore tout ruisselants de bonheur, retrempés dans quelques images primitives, rendus invulnérables par cette plongée dans leur vraie vie antérieure et dès lors indifférents à la lumière bête et froide du jour qui point ? » (12)
   
Un mécanisme de défense plus étrange est celui que Sandor Ferenczi (13) appelle « l’identification à l’agresseur. » L’enfant victime d’agression peut « s’identifier » au parent agresseur et d’une certaine manière « approuver » la violence dont il est victime. Ce comportement est paradoxalement un mécanisme de défense, car l’enfant en retire deux « bénéfices. » Tout d’abord celui de pouvoir continuer à aimer le parent, ce qui psychiquement peut-être vécu comme plus apaisant, que de haïr le parent et de se construire avec une identité « d’enfant d’un mauvais parent. » Ensuite, observe S. Ferenczi, l’enfant en maintenant un lien d’empathie avec le parent, parvient à mieux l’appréhender et à prévoir ses déchaînements de violence pour mieux s’en protéger. Un des effets de ce mécanisme de défense, c’est que l’enfant éprouve de la culpabilité à la place du parent agresseur, et par projection imagine que le parent en éprouve lui-même.

   
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Gustave Doré, Le petit Poucet, 1867

  
Un rêve d’Adorno me semble relever de ce mécanisme de défense : « Je participais aux adieux de Laval avant son exécution, dans un groupe assez nombreux. On aurait dit une scène de famille, avec baisers et larmes. Je parlais moi aussi tranquillement avec le condamné [...] Juste avant que le cortège du bourreau se mette en marche, je fus pourtant terrassé par le sentiment de son complet abandon. Je me dirigeai vers lui [...]. Je lui pris la main, je dis Au revoir Pierre, il me remercia. Le cortège marcha ensuite. [...] Ma mère, qui se trouvait comme moi parmi les parents venus faire leurs adieux, entonna d’une voix claire, jeune et très forte les Kindertotenlieder de Malher, et plus précisément « When dein Mütterlein. » Je suivis toute la mélodie. Soudain, encore en rêve, le sens de la plainte funèbre m’apparut : Laval, c’était moi, un homme qui avait trahi l’esprit français pour l’esprit allemand. Je m’éveillai dans une terreur indescriptible, le pouls battant furieusement » (14). Tout se passe comme si l’antifasciste allemand voulait sauver l’ « esprit français » en ressentant lui-même – en « introjectant - la culpabilité que la « Patrie des droits de l’homme » n’a jamais voulu éprouver malgré sa participation active au financement de la machine de guerre nazi, à l’extermination des juifs et à la répression de la Résistance et des antifascistes qui s’étaient réfugiés chez elle.
  
Le peintre Georg Grosz raconte qu’il vit en rêve un ami qui le pressa de se sauver en Amérique, ce qui le décida à fuir l’Allemagne nazi (15). Ceci pose la question du « rêve avertissement » et du « prémonitoire. »
  
 « J'ai retiré l'impression, écrit Freud, que le diseur de bonne aventure n'avait fait qu'exprimer les pensées des personnes qui l'interrogeaient et tout particulièrement leurs désirs secrets »  (16). On appréciera le « n'avait fait que », car on peut tout de même s'étonner de cette capacité à exprimer les « désirs secrets » d'une personne que l'on connaît pas. Il y a tout de même chez ces personnes qui se disent « voyants » une aptitude à entrer dans un rapport d’empathie profonde et d’identification projective avec leurs « consultants ». Et c’est peut-être dans l’expérience de la terreur générée par les maltraitance que se forge ces aptitudes exceptionnelles à entrer en empathie. S. Ferenczi écrit : « Cette peur quand elle atteint son point culminant, les [les enfants] obligent à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs en s’oubliant complètement, et à s’identifier complètement à l’agresseur. » S. Ferenczi opère le lien entre médiumnité et maltraitance et affirme que « l'hypersensibilité des organes des sens, comme je l'ai constaté chez beaucoup de médiums, devrait être ramenée à l'écoute anxieuse des motions de désir d'une personne cruelle » (17).

   
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Daniel Nikolaus Chodowieckis, Danse macabre (Totentanz), 1791

   
La psychanalyste Elisabeth Laborde-Nottale, dans une étude clinique sur des patients qui revendiquaient des dons de voyance, constate elle aussi que cette faculté d'identification projective du « voyant » avec son « consultant » se trouve associée à des détresses de l’enfance. L'histoire de ses patients témoigne, notamment, de séparations précoces entre la mère et son bébé qui peuvent favoriser cette aptitude à l’identification projective dans la mesure où « les séparations précoces peuvent provoquer une tendance à vivre des relations fusionnelles. »  Les actes de violence subit durant l’enfance conduisent au développement de « capacités météorologiques », c'est-à-dire au développement d'une « faculté de prévoir les changements d'humeurs » des brutes familières. L'abandon et la maltraitance apparaissent comme les terreaux qui favorisent l'émergence de personnalités qui vont se percevoir comme « voyant », capable d’entrer avec les autres dans une forme de « communication non verbale symbiotique » (18).

  
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Gustave Doré, Le Petit Poucet, 1867

    
Survivre dépend d’une capacité d’intuition, d’une aptitude à « comprendre » le bourreau, par le développement d’un sens de la communication non verbale, qui permet de « deviner » ce qui peut advenir, en se fiant à des « signes », des intonations, des postures, des états. La communication « non verbale » prédomine sur la verbalisation.
   
Je me demande si ce rêve que Primo Lévi nous dit « collectif » - commun à nombre de détenus des camps de concentration -, ne témoigne pas de cet écart entre le monde de terreur où la communication est essentiellement « non verbale » et le monde « normal » où la communication est principalement verbale : « Voici ma sœur, quelques amis et beaucoup d’autres personnes. Ils sont tous là à écouter le récit que je leur fais : le sifflement sur trois notes, le lit dur, mon voisin que j’aimerais bien pousser mais que j’ai peur de réveiller parce qu’il est plus fort que moi. J’évoque en détail notre faim, le contrôle des poux, le kapo qui m’a frappé sur le nez et m’a ensuite envoyé me laver parce que je saignais. C’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré de personnes amies, et d’avoir tant de chose à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne suivent pas. Ils sont mêmes complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot » (19). Comme si la verbalisation, dans le monde d’horreur, était condamnée à demeurer... un rêve. 
  
Notes :
  
(1) Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, Point Essais, 1971, pp. 81-86
(2) Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2002, pp.88-89
(3) Charlotte Beradt, ibidem. p. 59
(4) Plutarque, Les vies des hommes illustres, IV, Dion, X. 363
(5) Ismail Kadaré, Le Palais des rêves, Paris, Le livre de poche, 2000, p. 66
(6) Charlotte Beradt, op. cit., p. 92
(7) Charlotte Beradt, op. cit., p. 83
(8) Charlotte Beradt, op. cit., p. 98 ; p. 135 ; p. 51
(9) Théodor W. Adorno, Mes rêves, Paris, Stock, l’autre pensée, 2007, p. 70
(10) Orlando Figes, Les chuchoteurs, vivre et survivre sous Staline, Paris, Denoël, 2009, p. 275
(11) Vassili Grossman, Lettres à la mère, in Oeuvres, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 1013
(12) Régis Debray, Journal d’un petit bourgeois entre deux feux et quatre murs, Paris, Seuil, 1976, p. 108-109
(13) Sandor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, Paris, Payot PBP, 2004, pp. 43-44
(14) Théodor W. Adorno, op. cit., rêve du 4 février 1946, pp. 61-62
(15) Charlotte Beradt, op. cit., p. 79
(16) Sigmund Freud, Le rêve et l'occultisme, in Nouvelle conférences d'introduction à la psychanalyse, Folio/essais, 1984, p.61
(17) Sandor Ferenszi, Journal clinique, Paris, Payot, 1985, p. 200
(18) Elisabeth Laborde-Nottale, La voyance et l'inconscient, Paris, Seuil, La couleur des idées, 1990, pp. 35, 37-38, 78.
(19) Primo Levi, Si c'est un homme, Paris, Presse-Pocket, 1988, p. 64

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