Nadine Morano, Claude Guéant : psychologie de la petite phrase qui tue

Alors que la campagne présidentielle monte en puissance, les apparitions publiques des candidats apportent leur lot de petites phrases parfois assassines envers leurs concurrents dont la presse fait des gorges chaudes. Toutes les petites phrases ne sont pas des dérapages, loin s’en faut, mais il arrive aussi que l’homo politicus s’égare et que le brocard lui échappe.

 

Lionel Jospin et Jacques Chirac au sommet franco-allemand de Rambouillet le 17 avril 2003 (WITT/SIPA)

Lionel Jospin et Jacques Chirac au sommet franco-allemand de Rambouillet le 17 avril 2003 (WITT/SIPA).

 

"Ce n’est pas moi, cela ne me ressemble pas", affirmait il y a exactement dix ans Lionel Jospin après avoir dépeint son adversaire aux élections présidentielles d’alors comme un vieillard "vieilli, usé, fatigué", dans l'avion qui le ramenait de la Réunion. Pour tout candidat, la tentation est forte de faire feu de tout bois pour ternir l’image de l’adversaire, en dépit de la mauvaise impression que cela peut finalement produire, car une capacité à la retenue est attendue de la part des hauts responsables politiques.

 

Le bien : une évidence théorique...

 

Dans ce contexte, Lionel Jospin, Premier ministre d’alors, avait tenté sans élégance de dépeindre son adversaire en vieillard cachochyme et anachronique. Pour de nombreux Français, la maladresse du Premier ministre écornait son image de relative intégrité. À travers ses mots, son estampille morale devenait suspecte. Mais comment et pourquoi avait-il cédé à la tentation de faire de son adversaire un Géronte ?

 

Je vois le bien, je l’approuve, et je fais le mal. Ovide, auteur de la citation, ou Paul de Tarse, qui exprime la même faillite de la volonté dans son épître aux Romains (les Grecs appelaient cette faiblesse morale l’akrasie), nous rappellent que le bien est une évidence théorique dont la mise en pratique est parsemée d’embûches. Chaque fois que nous essayons de modifier une impulsion à accomplir une action que nous voulons éviter, nous mobilisons une fonction psychologique appelée le contrôle cognitif exécutif.

 

Difficile d'inhiber une conduite

 

Ce terme désigne la capacité à inhiber une pensée ou une conduite, ou à corriger une inclination émergente (ne pas consommer une autre portion de gâteau au chocolat ou un autre verre de vin, nous abstenir de crier lorsque quelqu’un nous irrite, ne montrer sur notre visage aucun signe d’une émotion que nous ressentons, etc.). Corriger une inclination comportementale, même quand les enjeux sont élevés peut s’avérer difficile, notamment lorsque des habitudes sont ancrées : par exemple, en France, près du tiers des femmes qui fument n’arrêtent pas la cigarette lorsqu’elles sont enceintes en dépit des risques avérés pour le fœtus.

 

Le contrôle exécutif est sollicité lorsque l’on doit appliquer une attention très soutenue durant la réalisation d’une tâche. Cette capacité, qui implique le cortex préfrontal, n’est ni constante, ni illimitée. Dans une étude [1], on demandait à certains participants de s’efforcer d’exclure du champ de leur conscience une image donnée (par exemple, celle d’un ours blanc) opération mentale qui requiert précisément de l’auto-contrôle, ou de résoudre un problème d’arithmétique, ce qui n’en requiert pas. Puis ils visionnaient un film irrésistiblement drôle, et on leur demandait de ne pas rire ou même sourire en le regardant. Les personnes qui avaient dû exercer un auto-contrôle se sont avérées moins aptes que les autres à inhiber leur hilarité devant le film.

 

Dans une autre recherche [2], on demandait à des volontaires de retenir un nombre à sept chiffres et à d’autres un nombre qui n’en avait que deux. Puis, ils avaient l’opportunité de prendre une part de gâteau au chocolat très appétissant ou une coupe de salade de fruits alors qu’ils changeaient de pièce. Retenir sept chiffres, tout comme s’abstenir de choisir le gâteau (car moins recommandable pour la ligne et pour la santé), requièrent l’intervention de la fonction exécutive.

 

Les chercheurs ont donc fait l’hypothèse que le choix de la salade de fruits serait moins fréquent par les participants ayant eu pour consigne préalable de retenir 7 chiffres. Effectivement, 41 % des individus ont jeté leur dévolu sur la salade de fruits lorsqu’ils avaient à mémoriser sept chiffres, contre 63 % lorsqu’ils n’en avaient que deux à retenir.

 

N. Morano le 04/01/12 à Paris (BERTRAND GUAY/AFP)

Nadine Morano le 04 janvier 2012 à Paris (BERTRAND GUAY/AFP).

 

L'auto-contrôle : des conséquences parfois dangereuses

 

L’effet de l’épuisement des ressources d’auto-contrôle (qui n’est pas réductible à une modification de l’humeur liée à l’effort) peut avoir des conséquences plus importantes : des personnes en couple qui viennent de réaliser un exercice mobilisant des ressources d’auto-contrôle consacrent plus de temps à regarder des photographies attractives de personnes appartenant au sexe opposé (un indice qui ne concourt pas à la paix des ménages), ou consomment davantage d’alcool dans une situation inappropriée.

 

Dans une étude [3], des participants devaient goûter diverses boissons alcoolisées avant de réaliser un test de simulation de conduite routière. En dépit de l’effet connu de l’alcool sur la conduite (et malgré le fait qu’on les informe qu’ils recevraient une rémunération plus élevée s’ils commettaient peu d’erreurs), ceux qui venaient de réaliser une tâche induisant une fatigue psychique consommaient plus d’alcool, et commettaient ensuite plus d’erreurs au volant d’une voiture virtuelle.

 

L'altruisme victime de la maîtrise

 

L’épuisement de nos ressources auto-régulatrices nous rend également moins altruistes. Ainsi, des personnes qui viennent d’exercer de l’auto-contrôle se déclarent moins disposées à donner de la nourriture ou de l’argent à des individus dans le besoin, s’engagent moins à consacrer leur temps à une tâche bénévole (sceller des enveloppes et réaliser des petits travaux de bureau pour quelqu’un), et trichent davantage si l’opportunité se présente.

 

On a établi [4], par ailleurs, que des personnes fatiguées étaient plus enclines à manifester leurs préjugés envers d’autres groupes, et que dans de vastes domaines allant du régime aux disputes en passant par la prise de risque, la perte de contrôle est plus fréquente en fin de journée que le matin, c’est-à-dire lorsque les ressources d’auto-régulation de l’individu ont déjà été bien entamée.

 

Finalement, pour revenir au cas Jospin, n’est-il pas permis de faire l’hypothèse que le Premier ministre avait dit de Jacques Chirac qu’il était "fatigué" parce que lui-même l’était en réalité ?

 

 

[1] Muraven M., Tice D.M.,Baumeister R.F.,"Self-control as limited resource: Regulatory depletion patterns",/Journal of Personality and Social Psychology, 1998, 74, p. /774-789.

[2] Baumeister R. F., Vohs K. D. “Self-Regulation, Ego Depletion, and Motivation”.,/Social and Personality Psychology Compass/, 2007, 1, p. 1-14.

[3] Muraven M., Collins R. L.,Nienhaus K.,“Self-control and alcohol restraint: A test of the self-control strength model”,/Psychology of Addictive Behaviors,2002, 16/, p. 113-120.

[4] Crandall C. S.,Eshleman A., “A justification-suppression model of the expression and experience of prejudice”, /Psychological Bulletin, 2003,/129, p. 414-446.

 

 

Pour en savoir plus : Psychologie du bien et du mal http://www.facebook.com/#!/pages/Psychologie-du-bien-et-du-mal/187125121348087

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