Morale laïque: dix phénomènes psychologiques pour réfléchir

MORALE - Pour aider l'enfant à "distinguer le bien du mal", la morale laïque devrait retrouver sa place à l'école pour Vincent Peillon, afin d'"arracher l'élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel". Mais au fait, quels sont les déterminismes qui influencent la pensée et l'action morale? Petit florilège de dix expériences simples tirées de Psychologie du bien et du mal (Odile Jacob, 2011), pour défricher.

1- Jugement au faciès dès le berceau

On peut trouver cela navrant, mais lorsqu'il s'agit d'apporter de l'aide, la beauté physique du bénéficiaire influence significativement les conduites altruistes.

Déjà très tôt, les bébés mignons attirent davantage le regard que les autres, et leur caractère et aptitudes sont jugés supérieurs (réciproquement, les bébés de seulement quelques heures regardent plus longuement les visages féminins jugés beaux par des adultes). Plus tard, les enfants ayant un beau visage sont préférés à l'école par les autres élèves et par les enseignants (qui leur consacrent plus de temps en classe), et leur travail est jugé plus favorablement.

Cela continue après la scolarité: les demandeurs d'emploi physiquement attractifs obtiennent plus facilement un poste, et les salariés ayant un beau visage sont mieux payés. Cette tendance se généralise aux qualités morales: les personnes physiquement attirantes sont en moyenne aussi jugées plus honnêtes, gentilles, sincères, tandis que les laids sont présumés déviants...

Dans une étude, Kenneth Dion, de l'Université de Toronto, a présenté des photographies d'enfants de 7 ans, attirants ou non, accompagnées de la description d'un acte agressif plus ou moins grave attribué à l'enfant. Lorsque l'acte décrit était grave, les participants considéraient qu'il était plus habituel et que le risque de récidive était plus élevé chez l'enfant non attirant. En outre, l'acte était jugé plus grave, et l'enfant plus antipathique et malhonnête.

2- Petits vols anonymes entre amis

Être anonyme favorise-t-il le vol?

Un chercheur de l'Université de l'Illinois a fait en sorte que 1350 enfants déguisés durant une fête d'Halloween sonnent à diverses maisons dispersées dans la ville de Seattle pour quémander des friandises. Ceux-ci étaient envoyés seuls ou par petits groupes.

Dans la vingtaine de maisons que comptait l'étude attendaient des assistants de recherche qui demandaient leur prénom à la moitié des enfants et non aux autres. Les enfants étaient ensuite autorisés à prendre une friandise, puis laissés sans surveillance un court instant.

On observait alors (à leur insu) s'ils chapardaient des friandises supplémentaires et s'ils volaient de l'argent qui se trouvait dans une coupe disposée à proximité sur une table. Les résultats ont montré que 57% des enfants en groupe et dont le prénom n'avait pas été identifié (anonymes) étaient auteurs de vol, tandis que tel était seulement le cas de 7,5% de ceux qui étaient seuls et dont le nom était connu.Dans les deux autres conditions (en groupe et non anonyme ou seuls et anonyme), 20 % des enfants se transformaient en voleurs.

3- Grégaires: quel confort, le conformisme!

Nous sommes capables de suivre la loi du nombre, même contre l'évidence visuelle.

Dans une étude, on présentait à des groupes de personnes n'ayant aucun lien préalable un ensemble de trois lignes A, B, C de longueur différente en leur demandant d'indiquer laquelle des trois correspondait à la longueur d'une ligne-étalon.

Avant que la parole ne leur soit donnée, les participants naïfs entendaient les estimations d'autres volontaires de leur groupe (en réalité, des assistants de recherche). Les résultats ont montré que les participants fournissaient des réponses erronées dans de nombreux cas alors qu'aucune ambiguïté perceptive n'était possible, simplement pour éviter de s'inscrire en faux contre le groupe: 74% des participants donnaient au moins une réponse erronée.

Le nombre de complices avait une influence: la quantité de réponses erronées était de 3,6% lorsqu'une seule personne précédait le participant naïf et donnait une réponse fausse, elle s'élevait à 13,6 % lorsqu'il y en avait deux, 31,8 % lorsqu'il était précédé de trois personnes, et culminait à 37% lorsque sept personnes répondaient.

Cette étude a été reproduite des dizaines de fois dans de nombreux pays du monde.

4- Trop sensibles pour être justes

Nos réactions d'aide face à une victime dépendent tragiquement de la personnalisation de son sort.La mort d'un homme est une tragédie, mais un million de morts est une statistique, aurait déclaré Staline.

Dans une étude, Deborah Small, de l'Université de Pennsylvanie, remettait 5 dollars à des participants. Puis, elle leur donnait des informations concernant une pénurie d'eau en Zambie et on leur proposait de reverser une partie de cette somme.

Dans une première condition, on disait aux volontaires:

"La pénurie d'eau au Malawi affecte plus de 3 millions d'enfants. En Zambie, des déficits sévères de pluie ont occasionné une chute de 42% de la production de maïs depuis 2000. Il en résulte qu'environ 3 millions de Zambiens sont confrontés à la faim. Quatre millions d'Angolais -un tiers de la population- ont été contraints de quitter leurs maisons. Plus de 11 millions de personnes en Éthiopie ont un besoin immédiat d'aide alimentaire".

Dans une autre condition, on décrivait la situation de Rokia, une petite fille malienne de 7 ans confrontée à la famine et on indiquait ce qu'une aide pourrait lui apporter.

Les résultats ont montré que lorsque la victime était personnalisée, les participants cédaient près de 50% de leur rémunération, tandis qu'ils n'en donnaient qu'un quart lorsqu'on leur fournissait de froides informations statistiques.

5- Jeux de l'égo: nous sommes vraiment mieux que les autres

Des étudiants devaient s'évaluer, puis évaluer un étudiant du même sexe "dans la moyenne" sur 20 traits positifs comme "amical", "intelligent", "mûr" et 20 traits négatifs ("désagréable", "dénué de sens de l'humour").

Selon les résultats, les étudiants se jugeaient plus favorablement sur 38 des 40 traits! Dans un questionnaire auprès de 829.000 étudiants, 60% des répondants se situaient eux-mêmes dans les 10% ayant le plus de capacités à s'entendre avec les autres, et 25% dans le premier pour cent les plus talentueux en matière de relations sociales!

Dans une autre enquête un peu extravagante, il avait été demandé à un échantillon de 1000 personnes si elles pensaient que diverses personnes célèbres iraient au ciel après leur mort. 79% pensaient que Mère Teresa irait au ciel, 65% pensaient que cela serait le cas de Michael Jordan et 60% pour la princesse Diana. Mais le plus intéressant, c'est que la personne pour laquelle le consensus était le plus élevé était finalement... les répondants eux-mêmes! Pas moins de 87% pensaient qu'ils avaient leur ticket d'entrée pour le paradis.

6- Primitifs: influencés par des perceptions primaires

On demandait à des participants de se rappeler une situation passée où ils avaient eu une conduite exemplaire ou au contraire qu'ils jugeaient immorale. Puis ils quittaient le laboratoire avec une récompense de leur choix (une lingette antiseptique ou un stylo).

Tandis que 75% des candidats partaient avec une lingette quand l'acte rappelé était immoral, seulement près de 37% la prenaient quand l'acte rappelé était moral.

Dans une autre étude, les participants pensaient à un acte honteux qu'ils avaient commis dans le passé, puis certains pouvaient ensuite se laver les mains avec une lingette tandis que d'autres n'avaient pas cette option. On leur offrait la possibilité de participer bénévolement à une étude pour aider un doctorant.

Ceux qui s'étaient lavé les mains ont moins aidé l'étudiant, et leurs réponses à un questionnaire montraient qu'ils se sentaient moins préoccupés par les questions morale.

7- Nous et eux: la pensée tribale

Donnez arbitrairement des étiquettes à deux groupes initialement indistincts, cela devrait suffire à initier des différences de traitement entre ceux qui appartiennent à leur groupe et les autres.

Henri Tajfel, de l'université de Bristol, a présenté à des écoliers une série de diapositives comportant de simples points, on leur demandait d'en estimer la quantité. Il a ensuite aléatoirement laissé entendre à certains d'entre eux qu'ils surestimaient le nombre de points et à d'autres qu'ils les sous-estimaient. Puis, dans une séquence qui suivait, les enfants avaient la possibilité d'attribuer des gratifications à d'autres garçons identifiés comme "sous-estimateurs" ou "sur-estimateurs".

Bien que chaque garçon se trouvât seul dans un box expérimental, il attribuait systématiquement plus de points à "son" groupe.

L'affectation catégorielle sur la base d'autres indices comme de pseudo-préférences artistiques (on fait croire à une partie des participants qu'ils préfèrent les œuvres de Klee, et à l'autre les œuvres de Kandinsky), ou même après un simple tirage au sort, suffit à produire cet effet de favoritisme.

Par extension, lorsqu'il s'agit ensuite d'accorder notre aide, nous sommes plus enclins à en faire bénéficier les nôtres. Ainsi, après avoir vu un reportage sur les dégâts causés par l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005, des Américains blancs sont disposés à donner une aide plus élevée à un fonds d'aide aux sinistrés s'ils viennent d'entendre le témoignage d'une victime blanche que celui d'une victime noire, et se montrent également plus critiques quant à l'inaction coupable du gouvernement durant cette crise.

De la même manière, après une provocation, dans plusieurs études de laboratoire employant une mesure d'agression physique (chocs électriques), il a été montré que des sujets blancs agressaient davantage des noirs, des Canadiens anglophones davantage des Canadiens francophones, des hétérosexuels davantage des homosexuels, des non-juifs davantage des juifs.

8- L'art de la servilité morale

Nous sommes plus disposés à aider ou être honnêtes avec des personnes de statut supérieur.

Une recherche réalisée par Leonard Bickman dans la gare centrale de New York et l'aéroport Kennedy montrait que lorsqu'une personne supposée avoir un haut statut (vêtue élégamment) oubliait une pièce de monnaie dans une cabine téléphonique et qu'elle frappait à la porte de la cabine en demandant:

"Excusez-moi monsieur, il me semble que j'ai oublié ma monnaie dans cette cabine il y a quelques instants, n'auriez-vous rien trouvé par hasard?"

Le taux de restitution de la part des usagers s'élevait à 77%, tandis qu'il n'était que de 38% lorsqu'il s'agissait d'une personne dont les vêtements indiquaient un statut inférieur. Une personne dont l'apparence signale un statut élevé aura plus de succès lorsqu'elle sollicite des dons pour une cause caritative. Elle pourra aussi commettre plus souvent des transgressions en toute impunité.

Par exemple, une personne vêtue de manière élégante (haut statut) recueille moins de manifestations agressives qu'une personne vêtue de manière négligée si elle prend place devant nous dans une file d'attente. En outre, elle sera moins fréquemment réprimandée ou dénoncée au vigile en cas de vol dans un magasin qu'une personne de statut neutre ou de bas statut.

Enfin, les personnes de statut élevé qui transgressent une règle de sécurité routière sont plus imitées: quelqu'un qui traverse la route alors que la signalisation le lui interdit est imité plus d'une fois sur deux s'il est de haut statut, une fois sur six environ lorsque son statut est neutre, et une fois sur dix lorsque son statut est bas.

9- Très, très mimétiques en matière d'incivilité

Plusieurs recherches publiées en 2008 dans la revue Science ont testé l'hypothèse selon laquelle de simples signes de désordre et de transgression sont susceptibles d'induire des conduites inciviles.

Dans une étude, des tracts publicitaires étaient disposés sur des vélos garés dans une rue qui comportait un panneau prohibant explicitement les graffitis, et dont les murs en avaient ou non été recouverts. Les résultats ont montré que lorsque le mur comportait des graffitis, 69% des participants jetaient le tract par terre, contre seulement 33% en l'absence de graffitis.

Dans une autre étude, un panneau interdisait de franchir une barrière en travers de la voie, ce qui obligeait les passants à faire un détour de 200 mètres. Un autre signal prohibait d'attacher des vélos à la barrière. Si l'on y cadenassait quatre vélos, les passants étaient trois fois plus enclins à enfreindre l'interdiction qu'en l'absence de vélos (82% contre 27%).

D'autres études ont montré que des passants volaient davantage de pièces de monnaie posées sur une boîte à lettres si la boîte était recouverte de graffitis (27% contre 13%) ou si elle était entourée d'ordures (25% contre 13%).

10- Et pourtant tellement soumis à l'autorité...

Dans une étude classique, Stanley Milgram avait recruté 40 volontaires âgés de 20 à 50 ans dans la population générale. Ceux-ci recevaient quelques dollars pour prendre part à une étude qui s'affichait comme une recherche scientifique sur la mémoire et l'apprentissage.

À leur arrivée au laboratoire, les participants rencontraient deux personnes: un expérimentateur de la petite trentaine, revêtu d'une blouse grise et un homme âgé de 47 ans (en réalité, un acteur de mèche avec les expérimentateurs) avec lequel ils participaient à un tirage au sort (truqué). Il s'agissait de déterminer qui endosserait le rôle de l'enseignant, et qui celui de l'élève.

Les expérimentateurs s'arrangeaient pour que les participants jouent toujours le rôle d'un enseignant qui devait apprendre des associations de mots à son élève. À chaque erreur, l'élève essuyait une décharge électrique déterminée au moyen d'un générateur de chocs allant jusqu'à 450 volts, par sauts de 15 volts. L'"enseignant" avait des informations concernant l'intensité du choc électrique qu'il délivrait: "choc léger", "choc moyen", "choc fort", "choc très fort", "choc intense", "choc extrêmement intense", "danger", "danger, choc sévère", pour terminer par plusieurs boutons marqués "xxx".

On expliquait aux participants comment fonctionnait le générateur de chocs, puis ils recevaient eux-mêmes une décharge de 45 volts afin de se faire une idée de l'effet produit par un électrochoc de cette intensité.

L'élève était attaché sur une chaise, et une électrode était fixée à son poignet droit, une pommade y était appliquée, soi-disant pour éviter les brûlures. Bien sûr, l'acteur-élève ne recevait aucun choc, mais faisait croire qu'il avait mal, très mal, que la douleur devenait insupportable, etc.

Durant l'expérience, lorsque le sujet-enseignant se tournait vers l'expérimentateur pour savoir ce qu'il devait faire ou pour manifester sa réticence à poursuivre, il n'obtenait qu'une réponse préétablie l'incitant à poursuivre l'expérience, même si la victime martelait le sol avec ses pieds pour réclamer que l'on mette un terme à l'expérience, voire qu'elle ne répondait plus.

Les résultats ont indiqué que tous les participants, souvent dans un état de stress intense, sont allés jusqu'à faire subir l'équivalent de 285 volts, et au total, 65% ont fait subir l'intensité maximale à la victime, soit 450 volts! Lorsque l'expérimentateur n'incitait pas les participants à poursuivre, plus des trois quarts restaient sous 120 volts.

Et donc?

Ce florilège d'études nous informe des influences qui colorent nos jugements et conduites morales. Les déterminismes qui pèsent sur la morale ne doivent pas nous démoraliser! Au contraire, la connaissance de tels phénomènes peut constituer une première étape utile dans la minimisation de leur emprise et favoriser le développement de notre capacité à raisonner et à agir de manière plus éclairée.

N'est-ce pas l'un des buts les plus désirables de la morale laïque?

Psychologie du bien et du mal par Laurent Bègue
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