Moncef Marzouki, de la rupture à la compromission?

Moncef Marzouki, le nouveau président de la Tunisie, est un «cas». Une énigme politique et psychologique. Ce médecin de 66 ans, militant des droits de l’homme, résistant inflexible à la dictature de Ben Ali, devenu «contestataire par la force des choses», est en effet un des personnages les plus controversés de la scène politique tunisienne. Séduits par son intransigeance et ses airs de Don Quichotte, ses partisans, jeunes et souvent exaltés, mettent en avant son parcours d’opposant irréductible. Et sa volonté farouche d’en finir avec les symboles et l’héritage du passé. Ils le voient comme l’homme de la rupture définitive avec l’ancien régime.

Don Quichotte ou démagogue teigneux?

Ses détracteurs, tout aussi nombreux, le dépeignent comme un démagogue teigneux et lui reprochent d’avoir sacrifié ses convictions démocrates et humanistes sur l’autel d’une alliance contre-nature avec les islamistes d’Ennahda. Ils le considèrent, avec un mélange de condescendance et d’affliction, comme un «idiot utile» et lui prédisent un destin à la Bani Sadr (le premier président de la République islamique d'Iran, allié de l'ayatollah Khomeini qui le destituera ensuite). Les observateurs, de leur côté, ne cachent pas leurs doutes et leur perplexité. Marzouki, «l’arabiste de gauche», qui aura été un des grands animateurs de la campagne, a tiré à boulets rouges sur tous ses adversaires non-islamistes. Le tribun vindicatif saura-t-il s’élever au-dessus de la mêlée pour se glisser dans l’habit présidentiel? Sera-t-il capable «d’habiter la fonction»? Accessoirement, pourra-t-il, avec les maigres pouvoirs qui lui ont été concédés, être autre chose qu’un président fantoche?

Il avait manqué d’être molesté

En attendant, une chose est sûre: à défaut d’avoir convaincu, Moncef Marzouki a réussi un incroyable retournement de situation. Il était rentré en Tunisie dès le 18 janvier, après neuf années d’un exil volontaire à Bobigny, en banlieue parisienne. Son arrivée s’était déroulée dans un relatif anonymat, seuls quelques dizaines de ses partisans étant venus l’accueillir à l’aéroport. Rien de comparable avec la marée humaine provoquée, quelques jours plus tard, par le retour de l’autre grand paria de la politique, Rached Ghannouchi, le leader historique des islamistes d’Ennahda, exilé à Londres, en Angleterre. Son incursion sur la place de la Kasbah, occupée par des milliers de manifestants hostiles au gouvernement de transition mis en place au lendemain de la chute de Ben Ali, avait viré au fiasco: accueilli aux cris de «Dégage, dégage!», il avait manqué d’être molesté et avait du être promptement exfiltré. Dans les semaines qui avaient suivi, il avait encaissé sans broncher les rebuffades du microcosme tunisois et les commentaires désobligeants sur sa mise négligée ou ses lunettes qui lui mangeaient le visage. Pour tous, la cause était entendue: Marzouki était un has been et son parti, le CPR, une coquille vide. Personne, alors, ne se serait aventuré à parier ne serait-ce qu’un dourou (cinq millimes) sur le destin présidentiel de cet homme, tant il paraissait esseulé.

Il en fallait plus, cependant, pour décourager cet écorché vif endurci par les harcèlements et l’exil, et qui fut l’un des premiers à s’élever publiquement contre les abus policiers du régime Ben Ali. Originaire de Douz, une bourgade du Sud, aux portes du désert, mais né à Grombalia, non loin de Tunis, Moncef Marzouki est envoyé dans la meilleure école du pays, au collège Sadiki. C’est dans cet établissement bilingue unique en son genre, fondé en 1875 par le grand réformateur Kheireddine Pacha, qu’il apprend à s’exprimer et à écrire avec autant d’aisance en arabe qu’en français. Il découvre les classiques et dévore les œuvres de Dostoïevski. A l’indépendance, les vicissitudes de la politique contraignent sa famille à l’exil, et c’est à Tanger, où son père, partisan de Salah Ben Youssef, l’ennemi juré de Bourguiba, s’est réfugié, qu’il achève sa scolarité. Au lycée français. Boursier, il s’inscrit à la faculté de lettres de Strasbourg. En psychologie. Un an plus tard, il entreprend des études de médecine. Il fait sa spécialité, en neurologie, puis bifurque sur la médecine communautaire et sociale. Pour se mettre au service des autres. Des pauvres.

Marié à une Française —dont il a divorcé il y a une quinzaine d’années— et père de deux filles, Myriam et Nadia, il décide, en 1979, de rentrer au pays et s’installe à Sousse. Insensiblement, le médecin social se transforme en militant associatif. Il publie des chroniques, écrit des essais. Très vite il rejoint la TDH, la Ligue tunisienne des droits de l’homme. En 1989, sur un malentendu, il accède à sa présidence en 1989, en remplacement de Mohamed Charfi, un brillant juriste qui venait d’être nommé ministre de l’Education. «Il fallait une personnalité indépendante et consensuelle, qui ne rue pas dans les brancards, pour ne pas compromettre l’ouverture du régime en direction de la société civile, se souvient un protagoniste de l’affaire. Il faut se souvenir du contexte: c’était alors le Printemps de Tunis. Ben Ali n’avait pas encore montré son vrai visage de dictateur.»

Candidature à la présidentielle d’octobre 1994

Mais Marzouki est un homme au caractère entier et bien trempé. En août 1990, en pleine guerre du Golfe, il refuse de joindre sa voix au concert de louanges à Saddam Hussein et dénonce comme également inacceptables, sur le plan de la morale et du droit, l’agression programmée de la coalition contre l’Irak et l’invasion du Koweït. Cette prise de position lui vaut d’être traité de «suppôt du sionisme». La ligne rouge est franchie quelques mois plus tard, quand il s’indigne du traitement réservé aux suspects islamistes dans les postes de police et les sinistres sous-sols de la Dakhiliya, le ministère de l’intérieur. Marzouki, devenu l’empêcheur de torturer en rond, est poussé sans ménagement vers la sortie au Congrès de la Ligue de février 1994. On lui reproche son intransigeance suicidaire.

Tout juste déboulonné de son poste, par bravade, il annonce sa candidature à la présidentielle d’octobre 1994. Transgression suprême. Et début de la traversée du désert. Il est arrêté quelques semaines, puis remis en liberté mais harcelé et privé de passeport. Son téléphone est en perpétuel dérangement. Les rangs de ses proches s’éclaircissent. Ses connaissances changent de trottoir quand elles le croisent. Mais pas question de transiger. En juillet 2000, la politique prend définitivement le pas sur sa vie, quand il est révoqué de la fonction publique. Devenu «un médecin sans patient, un écrivain sans lecteur et un chef de famille sans famille» (la formule est du journaliste tunisien Taoufik Ben Brik), il est condamné à un an de prison ferme pour «diffusion de fausses nouvelles», mais laissé en liberté, car le ministère, qui ne voulait pas l’embastiller et en faire un symbole, a interjeté appel. Sa peine sera ramenée à un an avec sursis en septembre 2001. Entre-temps, en juillet, Moncef Marzouki, avec une poignée de militants de gauche, a fondé son propre mouvement, le CPR, le Congrès Pour la République. Il veut dénoncer la mascarade du régime et mise sur la «résistance civile et pacifique» pour faire abattre le système. Il en faut plus cependant pour secouer la torpeur politique et citoyenne qui semble s’être emparée du peuple tunisien dans son ensemble. De guerre lasse, en décembre 2001, Marzouki, qui a récupéré son passeport, s’exile volontairement en France, à Bobigny, où des amis de son comité de soutien lui ont obtenu un poste de professeur associé à la faculté de médecine.

Personne ne donne cher de ses chances

Quant il rentre en Tunisie, au lendemain de la chute du régime honni, personne ne donne cher de ses chances. L’homme, qu’on dit aigri, détone: il est trop exalté, trop intransigeant, trop austère et trop cassant. Il donne l’impression d’un intellectuel égaré dans un monde qui n’est pas le sien et dont il ne maîtrise pas les codes: la politique, qui est l’art du compromis réaliste. Mais surtout, il est seul. Son mouvement est resté à l’état de projet. Car même s’il possède quelques réseaux au sein de la diaspora française, il ne dispose d’aucune implantation territoriale en Tunisie. Et l’intelligentsia et les milieux d’affaires se méfient de ce personnage qui a ouvert les portes de son parti à des islamistes repentis, transfuges d’Ennahda, et qui professe la radicalité et la rupture. Marzouki, qui a fait vœu de pauvreté, n’en a cure. Déterminé à faire campagne seul, il rêve d’enrôler les jeunes, les chômeurs, les exclus, les familles des martyrs et des blessés de la Révolution, toutes les catégories qui ne se reconnaissent pas dans les orientations trop pragmatiques et les manières trop policées des partis issus de l’opposition légale au régime, qu’il s’agisse du PDP d’Ahmed Néjib Chebbi, du FDTL de Mustapha Ben Jaafar ou d’Ettajdid, d’Ahmed Brahim.

«Vieille gauche laïcarde francophone»

Au début, la mayonnaise ne prend pas. Marzouki est inaudible. Les sondages le créditent d’un ou deux points de pourcentage. Plus les semaines passent, et plus son discours se radicalise. Il plaide pour l’annulation de la dette extérieure de la Tunisie, qu’il qualifie «d’odieuse». Le médecin prend des accents de Fouquier-Tinville et se transforme en procureur implacable de «l’argent politique», qui corrompt la campagne. Il réserve ses flèches les plus dures aux partis de l’ancienne opposition à Ben Ali, qu’il accuse d’être devenus les otages des forces réactionnaires et contre-révolutionnaires. Il fustige la «vieille gauche laïcarde francophone, totalement déconnectée des vrais problèmes de la société tunisienne». Mais pas question de diaboliser les islamistes, «d’authentiques patriotes» avec lesquels il est possible de s’entendre et de faire un bout de chemin ensemble. Même s’il se défend d’être devenu leur valet, et même s’il réfute l’idée selon laquelle le CPR, noyauté, serait devenu une succursale d’Ennahda, force est de constater que, sur les réseaux sociaux comme au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, mise en place début mars, les deux formations font cause commune et tirent dans le même sens. Très vite, une stratégie d’alliance se dessine, car Ennahda pressent qu’elle ne pourra pas gouverner seule.

Le décollage du CPR intervient courant avril. Il se manifeste d’abord sur les réseaux sociaux. «Même si le discours de Marzouki trouve naturellement de l’écho auprès des Facebookers, qui apprécient les positions tranchées, l’adhésion initiale a été trop massive pour être complètement spontanée, note un spécialiste de l’Internet tunisien. La dynamique en faveur du CPR a été amplifiée par les internautes pro-Nahdaoui. Ils ont en quelque sorte amorcé la pompe.» Dans les coulisses, de généreux bienfaiteurs commencent aussi à s’activer. Un homme va jouer un rôle discret mais fondamental aux côtés de Marzouki: Nasr Ali Chakroun, le patron et fondateur de GlobalNet, un des principaux fournisseurs d’accès Internet du pays.

«Déchets de la francophonie »

Arc-bouté sur la défense de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie, Marzouki prône l’abandon de la langue française dans l’enseignement et l’arabisation totale des programmes. Dans une tribune parue sur le site d’Al-Jazeera, fin octobre, le chef du CPR s’insurge contre le «cancer linguistique» que représente «le créole franco-arabe» en usage sur la toile et dans certains médias privés, et qu’il souhaite «criminaliser», sans autre forme de procès. A l’en croire, ce sabir constitue l’une des dimensions d’un projet ourdi «par les forces aliénées et antirévolutionnaires qui vivent avec la hantise de la victoire des islamistes et des arabistes.» Ses lieutenants, décomplexés, à l’instar de l’inénarrable Tahar Hmila, en rajoutent. Ainsi, pour le doyen des représentants du CPR à la Constituante, les manifestants rassemblés début décembre aux portes de l’Assemblée pour dénoncer les velléités de dictature légale de la troïka victorieuse des élections ne seraient rien d’autre que des «déchets de la francophonie». Les déchets apprécieront.

Le score réalisé par le CPR le 23 octobre ouvre à Marzouki les portes de la présidence. Avec 29 sièges, son parti est devenu la deuxième formation du pays, après Ennahda (89 sièges). Il dame le pion au FDTL et au PDP. Personne ne l’avait imaginé si haut. Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste, lui a peut-être involontairement donné un coup de main en avertissant, quelques jours avant le vote, que son parti n’accepterait pas un trucage des élections. «Ces déclarations menaçantes ont inquiété l’électorat, explique un sondeur. On pensait qu’elles profiteraient aux formations centristes. Mais en réalité, les électeurs effrayés par Ennahda se sont rabattus sur le parti qui affichait la plus grande proximité politique avec le mouvement islamiste: le CPR. »

Pendant les négociations, Marzouki, fidèle à sa réputation, se révèle un partenaire coriace. Il met son veto à la reconduction dans ses fonctions d’Habib Essid, le ministre de l’Intérieur, qu’Ennahda souhaitait maintenir pour rassurer l’appareil sécuritaire. Il exige et obtient la présidence de la République, au grand dam de Mustapha Ben Jaâfar, le leader du FDTL, l’autre partenaire de la coalition, qui se serait bien vu au palais de Carthage. Mais il doit céder sur ses prérogatives. Le véritable chef de l’exécutif sera le Premier ministre, Hamadi Jebali, dont la formation, Ennahda, trustera tous les postes de souveraineté. Désorientés par la tournure des tractations, certains militants du CPR commencent à s’interroger: et si le pacte avec les islamistes se révélait, à l’usage, n’être qu’un marché de dupes?

Samy Ghorbal

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