Margarita Sanchez-Mazas, La construction de l’invisibilité …

1L’auteure, psychologue sociale, est professeure à l’Université de Genève dans le domaine des relations interculturelles en éducation et la formation des enseignants. Son propos est de mettre en lumière la politique helvétique en matière de droit d’asile et de pointer une mesure prise en 2004 : la suppression de l’aide sociale dans la clause de « non-entrée en matière » (NEM) qui vise à limiter la recevabilité des demandes et à multiplier les formes et les refus de l’asile.

2Dans un contexte européen tendu où les restrictions des voies légales d’immigration sont de plus en plus nombreuses (l’auteure pointe la « rhétorique de la mise en péril » et les abus qui caractériseraient les demandeurs d’asile comme justification donnée à ces mesures), Margarita Sanchez-Mazas lance un pavé dans la marre et dénonce les paradoxes et les effets pervers de ces mesures qui fabriquent de la clandestinité et qui aboutissent à l’échec. Mesures qui ne font pas l’unanimité et qui apparaissent à la fois incohérentes et pour beaucoup révoltantes.

  • 1  Les cantons pris en compte dans l’enquête sont les cantons de Vaud, Zurich, Genève et Berne.

3La construction de l’invisibilité est véritablement l’objet de la recherche : l’auteure analyse les effets de la suppression de l’aide sociale (justifiée par des arguments budgétaires) tant au niveau des trajectoires et des conditions de vie des requérants d’asile frappés d’une décision de NEM qu’au niveau des politiques et représentations des responsables institutionnels et non gouvernementaux. Il s’agit ici de rattacher les parcours individuels des exilés aux mécanismes politiques, juridiques et sociaux qui les déterminent (notamment la politique d’asile). La problématique de l’étude s’inscrit dans le cadre d’un système de traitement de la question de l’asile qui repose sur deux piliers (53) : d’abord, l’admission restrictive, soit la clause du NEM qui vise à accélérer la procédure et renforcer l’exécution du renvoi. Celle-ci repose sur la formulation de motifs autorisant le renvoi immédiat (dont l’absence de papiers d’identité) et définit une liste de pays « sûrs », elle frappe directement les personnes pour qui le renvoi immédiat n’est pas toujours réalisable ; l’accueil dissuasif, l’aide d’urgence prise en charge dans les cantons1 selon des modalités différentes, destinée à des situations normalement transitoires et, dans le domaine de l’asile, elle s’inscrit dans un objectif de dissuasion de l’aide sociale et  vise donc à susciter des départs volontaires (par des contraintes et des conditions de vie imposées difficiles).

4L’enquête de terrain s’appuie sur 35 entretiens menés auprès de professionnels (notamment en Suisse romande) et 32 entretiens réalisés avec des migrants, majoritairement de jeunes hommes célibataires (entre 21 et 47 ans) entrés en Suisse entre 1999 et 2006 et frappés d’une mesure de NEM entre 2002-2007. L’ouvrage se compose de huit chapitres qui rendent compte du contexte historique et politique en fournissant des données statistiques (9 786 personnes « NEMS » entre 2004 et 2007) et des indications sur les profils des migrants (chap.1), pose le cadre juridique ayant mise en place l’aide d’urgence et sa mise en place (chap.2), présente les réactions des représentants des autorités et des travailleurs sociaux, partagés entre l’application de la loi et leurs missions d’aide et de soutien (chap.3) puis celles des migrants concernés par la décision de NEM (chap.4), les stratégies de survie en dehors de l’aide d’urgence (chap.5), les soutiens existants (chap.6) puis aborde la problématique du retour en montrant l’importance et la diversité des obstacles qui se présentent aux exilés (chap.7) puis termine par la conceptualisation de la construction de l’invisibilité engendrée par le traitement actuel de la question d’asile et de la migration (chap.8).

5Les mesures de l’aide d’urgence et les contraintes qu’elles opèrent sur le requérant (impossibilité de travailler, absence de mobilité, problème de l’accès aux soins, pressions à collaborer au départ, stigmatisation, etc.) tendent à « démolir » littéralement ce dernier et rendent souvent un retour au pays impossible ou très problématique. Les « NEMS », néologisme qui qualifie les personnes ayant été visées par une mesure de NEM, ont comme dernier choix de dire non à l’aide d’urgence et de vivre dans la clandestinité et l’invisibilité. Leurs motivations de « rester à tout prix » se partagent entre conditions matérielles et psychosociales (réactance psychologie, impuissance, sentiment d’échec, de « perdre la face ») des contextes de départ et celles qui proviennent du contexte même de migration. Dans l’échantillon présenté, l’auteure souligne les ressources et les réseaux de certains exilés mais aussi les réseaux associatifs et les organismes d’entraide qui ont un rôle à jouer dans le soutien à la personne mais aussi dans le combat militant. Parmi le panel des interviewés, la majorité est passée dans le registre de l’invisibilité alors qu’un tout petit nombre est rentré au pays. La fabrique institutionnelle de ces clandestins touchée par la vulnérabilité est dénoncée et leur rapprochement avec la catégorie « sans-papiers » discutée (266).

6L’étude rend compte de la politique de durcissement de la politique d’asile helvétique à travers une étude dont les données et les résultats sont clairement restitués. L’auteure ne parle pas dans sa recherche du contexte des pays d’origine et elle souligne dans sa conclusion que ses résultats doivent être discutés. Le parti pris était d’isoler la question de l’asile mais il serait souhaitable, comme elle le mentionne elle-même (277) d’y inclure les perspectives des migrants et des acteurs autochtones en pointant les effets pernicieux de cette politique pour les uns et les autres en prenant en compte la diversité des pays d’accueil et des contextes d’origine.

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