Les techniques entrepreneuriales de recrutement dans le secteur …

Pour en finir avec l’ « assessment center » dans le champ de l'humain.

Les tests d’intelligence, de personnalité ainsi que les mises en situation professionnelle, très largement utilisés pour le recrutement de travailleurs au sein du monde du commerce, de la finance et de l’entreprise, constituent une combinaison communément désignée, dans le monde du recrutement, par l’expression anglo-saxonne d’ « assessment center ». Il s’agit non seulement d’une méthode concrète de sélection mais aussi d’un « concept » défendu par de nombreux psychologues du travail et consultants en ressources humaines. L’esprit de l’«assessment center » se définit de la manière suivante : c’est une démarche purement pragmatique qui s’efforce de passer outre les diplômes d’un candidat, son expérience, sa position dans la parole et l’intersubjectivité qu’il est capable de déployer et de soutenir. L’ « assessment center » consiste à se focaliser sur un profil construit hic et nunc par des tests d’intelligence et de personnalité, profil évalué, vérifié et complété par le pseudo-répondant du candidat soumis à des entretiens stéréotypés (« quel(le) est votre principale qualité/ votre principal défaut ? » ) et des situations tests (sorte de jeux de rôle professionnels qui confinent parfois au ridicule le plus confondant). Les notions types à évaluer sont issues tout droit d’un découpage imaginaire, voire magique, du psychisme humain : leadership, aptitude à motiver, capacités d’organisation, de délégation, d’autocritique, domination/soumission, etc. Selon un schéma simpliste de relation de cause à effet, un bon diagnostic permettra – à 95 %, dit-on – de faire un bon pronostic. Il va de soi que ce pragmatisme aux notions et aux objectifs pré-construits évacue toute dimension d’histoire, de singularité, et d’invention dont est capable un sujet humain, ainsi que toute la richesse de la rencontre intersubjective, au profit de ce qui apparaît comme les maîtres mots de ce type de démarche issue des modèles éthologiques les plus sommaires et les plus caricaturaux : l’adaptation, le comportement réflexe et, bien sûr, la sélection (rappelons que l’ « assessement center » est inventé par des militaires durant la seconde guerre mondiale, époque où l’Autre est avant tout un ennemi). Cette démarche évacue également ce qui fait la spécificité des rapports humains dès lors que des relations de langage et de parole s’établissent entre les hommes, en tout domaine : le transfert et ses effets, comme scène de rencontre entre des subjectivités, des inconscients. Pourquoi ? Parce que le transfert est, par définition, ce qui échappe au contrôle et au calcul et, par suite, à toute méthode d’évaluation et de mesure. Car dans quel but évaluer les capacités d’adaptation de quelqu’un ou l’adéquation de son comportement sinon pour mieux le soumettre à une domination et une normativité inavouées, en se targuant de la science dont une certaine psychologie se fait activement l’étendard et qui n’est pas sans rappeler celle qui, selon Canguilhem, descendait vers la préfecture de police au lieu de monter vers le Panthéon.

Ce mode de rapport à l’autre, fondé sur la psychométrie et l’évaluation est, d’une manière générale,  philosophiquement et psychologiquement hautement contestable – pour ne pas dire qu’il s’agit, épistémologiquement, d’une vaste mystification, voire d’une fumisterie, quand bien même il est le fait de « vrais professionnels de la psychologie du travail». On est alors d’autant plus surpris que l’ « assessment center » se répande dans une sphère où l’ « objet de travail » n’est précisément ni un objet à vendre, ni un produit financier mais le sujet humain, appréhendé, le plus souvent, du point de vue de sa souffrance, de ses symptômes ou de sa dépendance, à savoir un « usager » du secteur à but non lucratif que constituent les institutions du champ médico-social (par exemple, et entre autres, les Instituts Thérapeutiques Educatifs et Pédagogiques, les Instituts Médico-Educatifs, les Maisons d’Enfance à Caractère Social, etc.). On peut alors s’étonner que pour recruter des éducateurs, des médecins ou des psychologues qui auront à s’occuper de sujets en souffrance, on fasse appel à des cabinets de recrutement utilisant des techniques de « sélection » qui renvoient à la sphère « des lois du marché » dont l’objet se résume à deux aspects fondamentaux : l’optimisation du gain (plus-value) et le procès sans sujet (mécanisme autonome proliférant qui fonctionne sans les individus qui travaillent pour lui et qui finit par les broyer). On s’attendrait au contraire à ce que les entretiens de recrutement, plus encore que dans d’autres domaines, se fondent sur ce qui devrait être ici la mesure de toute chose : la subjectivité des futurs protagonistes, qui ne sera rien d’autre que l’outil de travail qui permettra de déployer – ou pas  - la dimension essentielle du rapport à l’Autre (le transfert) dès lors que l’on s’intéresse à celui que Jacques Lacan nommait le « parlêtre ». En bref, assumons de soutenir une thèse forte : pour s’occuper de sujets humains, le seul critère philosophiquement, psychologiquement et épistémologiquement recevable est la position subjective singulière qu’un « candidat » a le courage et l’éthique de tenir dans une relation d’intersubjectivité et de langage. Il faut alors miser – c’est un pari au sens pascalien – sur sa position psychique, sa formation personnelle, son intelligence singulière, bref, sur tout ce que des tests ou des mises en situation artificielles ne pourront jamais mesurer ni évaluer. Mais pour faire ce pari, qui implique une prise de risque et donc un risque de perte ou de ratage, il faut renoncer aux présupposés philosophiques sur lesquels repose la vision de l’Autre portée par l’ « assessment center ». Ces présupposés sont les suivants : 1 ) il existe une psychologie des « arrières mondes » : des techniques appropriées vont révéler des aspects cachés, voire sciemment dissimulés de votre « personnalité », au point que des tests peuvent montrer des contradictions entre votre apparence et ce que vous êtes « en vérité » ; 2 ) cette psychologie repose elle-même sur un essentialisme naïf : le psychisme d’un individu est une essence close sur elle-même, (pré)-définie et constituée de qualités immuables qui se donnent sous forme de traits apparaissants ; la mesure et le calcul de ces traits isolables permettent de reconstruire cette essence, appelée « profil » ou « sosie », nom d’un test couramment utilisé ; 3 ) enfin, ces deux premiers présupposés reposent sur un dernier : il y a une complétude et une consistance de l’Autre. Ce dernier doit toujours répondre – ou avoir du « répondant » pour la version entrepreneuriale de l’affaire : il n’y a chez lui ni manque à dire ni manque à être, bref, pas de manque possible, sinon sous forme de « manquement » sanctionnable. Notons au passage que les situations de rats de laboratoire et l’œil désubjectivé que la téléréalité met en scène sont des ressorts qui reposent exactement sur ces mêmes présupposés : grâce à des situations tests ponctuées de confessions débiles, « le Dispositif » révélera le profil caché des participants pour sélectionner le « survivor » manifestant la personnalité la plus compacte et la plus invincible. Notons aussi que, comme un retour du refoulé, le destin du « survivor » en question est souvent tragique, après cette expérience de révélation et d’objectivation.

Mais revenons aux trois présupposés précédents : ils ne sont possibles que si le mode d’être du psychisme de l’Autre – du sujet – est l’objectivabilité. En effet, l’essence potentiellement cachée, complète et totale que l’évaluation et la mesure permettent de saisir est tout simplement celle de l’objet. Ce qui ne va pas sans poser problème lorsque l’ « objet de travail »… d’un sujet à recruter est précisément… un autre sujet.

Enfin, cette méthode qui se permet donc de sélectionner des « sujets-objets » pour les faire travailler auprès d’autres sujets considérés comme des produits, n’est pas sans conséquences, à terme et si l’on ne lui fait pas barrage, sur l’existence même des psychanalystes, des psychologues cliniciens ou des médecins orientés par la psychanalyse, en institutions médico-sociales. En effet, le risque est de voir une caricature de psychologie du travail écarter, de plus en plus, dans ces institutions, et, bien entendu, « au nom de la science » (autre nom de l’esclavage moderne), ceux qui fondent leur rapport à l’Autre et leur travail sur la parole et le transfert. Face à cette imposture et ses dangers, il n’y a rien d’autre à faire que résister, activement.

Caroline Barbaras

Psychologue clinicienne en institution médico-sociale

Psychanalyste (Nantes)

 

 

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