Les déterminants du comportements alimentaires et les …


La psychologie s’interroge depuis
longtemps sur les moyens de
modifier les comportements alimentaires
; il apparaît que travailler
seulement sur les représentations
en appliquant le modèle du déficit
(les gens mangent mal parce qu’ils
sont mal informés) est insuffisant
pour provoquer des changements
durables, comme l’ont montré les
travaux séminaux de Lewin (1943).

La prise alimentaire n’est qu’une
des étapes d’un processus de
consommation (approvisionnement,
stockage, préparation,
consommation) (Lahlou, 1998).
Les déterminants sont nombreux
et à différents niveaux (Booth et
al., 2001). Au niveau individuel, les
comportements sont imbriqués
dans un mode de vie qui impose
contraintes et habitudes. L’alimentation
est de plus fortement investie
psychologiquement en raison de
son rapport intime au corps et de
son importance dans la sociabilité
et la culture. Au niveau sociétal, le
mangeur est pris dans un système
de production-consommation sur
lequel il a peu de prise et qui pourtant
détermine l’enveloppe des
choix possibles. Pour changer les
comportements il faut donc intervenir
sur le mangeur mais aussi sur
son environnement.

La théorie de l’Installation, qui sera
présentée, propose un cadre général
pour prendre en compte les
déterminants à différents niveaux
et mettre en place des processus
de changement de manière
réaliste.

En société, les déterminants du
comportement humain résident
dans le sujet mais aussi dans le
contexte : motifs, croyances, buts,
préférences, habitudes, mais aussi
règles, autres personnes, objets
matériels etc. D’un point de vue
opérationnel, pour les praticiens
qui veulent comprendre, prévoir
ou influencer le comportement
humain, le monde ne peut être
considéré comme une Installation.
« Installation » doit être compris
ici au sens artistique d’un dispositif
spatial qui influence la manière
dont nous vivons cette situation.
L’installation est porteuse d’une
dynamique propre, elle contraint,
suscite et guide les comportements.

L’installation du monde
guide les sujets dans leur activité,
à trois niveaux : physique, psychologique,
social (Lahlou, 2008).
Le niveau physique fournit des
affordances (Gibson, 1967) pour
l’activité (c’est-à-dire : quelles activités
peuvent être soutenues par
les objets). Dans notre cas, les produits
alimentaires, les équipements
culinaires, et en amont le système
de production et de distribution. Ce
premier niveau de détermination
physique offre une arborescence
de comportements possibles,
mais tout ce qui est possible ne
sera pas nécessairement réalisé.

Pour agir, les sujets doivent interpréter
la situation. Au second
niveau, psychologique, les représentations
et les pratiques fournissent
au sujet des interprétations
possibles de la situation. C’est ce
qui permet au sujet de relier les
affordances à ses motivations, et
de faire le choix entre divers objets
qui offrent une même affordance
pour l’activité désirée ; par exemple,
entre différentes marques pour
un même type de produit. Cette
couche d’installation est distribuée
dans les esprits des individus, par
le biais de l’expérience, de l’éducation,
par l’exposition à des discours
divers (médias, publicité, etc.) Elle
comprend les habitudes et les pratiques
qui sont « incorporées dans
les individus ». Les mécanismes
physiologiques internes au sujet
relèvent d’abord du premier niveau,
mais en partie du second en raison
de leur modification par l’apprentissage
et la conscience.

Encore une fois, ce qui est possible
et souhaité ne sera pas forcément
réalisé : un troisième niveau
de détermination, social, intervient
pour couper les branches
de l’arbre des possibles dans le
comportement. Pour diverses
raisons, notamment pour contrôler
d’éventuels abus ou détournements,
et pour minimiser les
coûts sociaux (Coase, 1960) ou « externalités négatives », les comportements
sont régulés par des
institutions sociales. Celles-ci fixent
des conventions communes (par
exemple on ne mange en France ni
les enfants ni les chats, la composition
des produits doit être étiquetée
etc.) La plupart des règles sont déjà
contenues dans les aspects normatifs
des représentations, mais les
institutions sont spécifiques par leur
capacité coercitive à faire appliquer
le comportement, par la pression
sociale ou des moyens plus directs.
Donc, à un moment donné, le comportement
individuel est déterminé
par cette installation distribuée :
des objets installés dans l’environnement
physique, des systèmes
d’interprétation installés dans les
esprits humains, et des institutions
installées dans la société.

La théorie de l’Installation décrit
plus précisément les relations entre
les différents niveaux de détermination
au cours de l’évolution du
système, et notamment le mécanisme
de sélection duale par lequel
les représentations sociales et les
objets co-évoluent sous le contrôle
des institutions. La compréhension
de la dynamique du système permet
de minimiser les coûts de l’intervention
et les effets inattendus.

Ce qui est important à retenir est
que :

  1. parce que certains facteurs déterminants
    résident dans le contexte,
    les théories psychologiques ne
    peuvent à elles seules expliquer
    ou prédire le comportement. Mais
    parce que certains déterminants
    sont psychologiques et sociaux,
    une approche socio-psychologique
    est indispensable.
  2. pour diriger le changement, il faut
    intervenir sur les trois niveaux pour
    obtenir un changement durable.
    Dans la mesure où les niveaux interagissent
    entre eux, il est difficile de
    prévoir les évolutions et le changement
    doit être appliqué de manière
    graduelle et en impliquant les utilisateurs
    dans le processus, ce qui
    est lourd. Par contre, le fait de pouvoir
    intervenir à plusieurs niveaux
    et à des moments différents donne
    des degrés de liberté aux acteurs
    du changement.

La complexité des déterminants
et l’importance du contexte rend
nécessaire l’expérimentation en
situation réelle pour faire avancer
la recherche et les politiques. Les
interventions systémiques réussies,
par exemple ICAPS (Simon et
al., 2004, 2011), montrent la voie à
suivre. C’est précisément cette voie
de l’expérimentation en conditions
réelles qu’entend encourager le
Fonds Français pour l’Alimentation
et la Santé.

(Saadi Lahlou, Professeur de Psychologie Sociale à la London School of Economics and Political Science (UK), directeur de l’Institute of Social Psychology, chercheur associé à l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (Paris, UMR 8177, EHESS-CNRS). - Colloque FFAS « Comportement alimentaire : les leviers du changement » du 18 décembre 2012)

Source : Fonds Français pour l’alimentation et la santé (FFAS)

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