Les citoyens sur le divan. Une analyse psychosociale des opinions …

Quelle perception avons-nous de l’ordre social ? Qu’est-ce qui détermine les prises de position sur l’immigration, le mariage homosexuel ou la sécurité ? Une équipe de chercheurs suisses s’est donnée pour objectif d’analyser la construction des opinions politiques.

Christian Staerklé, docteur et enseignant en psychologie sociale à l’université de Genève, a mené, en collaboration avec des sociologues et des psychologues sociaux, un projet ambitieux : celui de décortiquer les opinions et les attitudes politiques qui contribuent au maintien et à la légitimation de l’ordre social. Publié aux presses universitaires de Grenoble, l’ouvrage* pose la question des influences de l’économique et du social sur la vision que les individus se font du rôle de l’État et de son degré d’intervention dans la gestion de la cité. L’enquête menée par les chercheurs s’est déroulée dans quatre villes, deux en Suisse alémanique et deux en Suisse romande, afi n de prendre en compte les spécifi cités linguistique, économique, culturelle du pays, environ 800 personnes ont été interrogées.

L’OPINION POLITIQUE : PRIVÉE OU GRAND PUBLIC ?
Née de la rencontre entre la psychologie et la sociologie, la psychologie sociale s’intéresse à « l’articulation entre l’individuel et le collectif » ou comment l’insertion des individus dans la société infl uence leur manière de penser et de se comporter. Groupes et individus sont alors définis comme occupant une place dominante ou dominée, au sein de la société. Se pose alors la question de l’opinion politique : est-elle induite par le statut social ? L’individualité ? L’héritage familial ? « Elle est un moyen de vouloir façonner l’ordre social. Elle peut être également un moyen de défense des intérêts du groupe auquel on appartient. L’étude empirique montre qu’il y a concordance entre le collectif et l’individuel chez les groupes dominants. A contrario, l’intérêt des dominés ne concorde pas avec celui de la société et un dilemme se pose : ces derniers votent-ils en fonction de leurs intérêts ou en fonction des valeurs plus larges prônées par la société ? » Fortement infl uencé par la sociologie française incarnée par Bourdieu et inspiré de ses travaux sur la relation entre dominants et dominés, l’ouvrage insiste sur le fait de savoir s’il est légitime que l’organisation sociale favorise tel groupe ou individu. Les citoyens issus des catégories dominées (les précaires, les pauvres, classe sociale inférieure) choisissent-ils leur statut au sein de la hiérarchie sociale ? « Evidemment, non » répond Christian Staerklé, avant d’ajouter : « La psychologie sociale le démontre clairement. » Au regard des réponses données par les personnes interrogées, l’étude tire des conclusions pour le moins inattendues. En eff et, l’enquête a révélé que la majorité des personnes dominées souhaitaient un État plus interventionniste, aussi bien dans le domaine disciplinaire que social, a contrario les dominants demandaient soit plus de discipline (position politique de droite), soit plus de social (position politique de gauche). « Cette observation qui montre que les «dominés» se déclarent en faveur d’un État disciplinaire se confirme à l’échelle européenne, la France comprise. » Mais là où les « logiques dominantes » n’ont qu’à faire appel aux valeurs générales de la société pour préserver leurs avantages, les groupes dominés quant à eux luttent pour la redistribution des richesses, ce qui leur permet de gagner en respect et en reconnaissance, tout en soutenant les politiques disciplinaires (surveillance et sanction) que les auteurs expliquent par leur souci de faire respecter les normes individualistes et méritocratiques « car elles font miroiter à leur horizon la possibilité de changer (individuellement) de statut social. » Un phénomène psychosocial que les universitaires qualifient de « sociorépressif. » Ainsi peut-on lire page 284 : [...] « pour donner sens à leur oppression et la supporter, les groupes dominés se réapproprient parfois des mythes et des croyances qui leur permettent de trouver une raison à l’injustice et à la souff rance, et en même temps un espoir d’améliorer leur situation. La force des mythes légitimateurs de l’ordre social se situe là : si une personne estime ne pas avoir obtenu ce qu’elle voulait parce qu’elle n’a pas fait les efforts nécessaires pour le mériter, elle peut espérer l’obtenir en agissant autrement. En d’autres termes, adhérer à l’idéologie du mérite est une façon de ne pas se laisser destituer de son destin, de se positionner en tant que sujet de sa vie. Mais si cette stratégie identitaire conforte l’estime de soi, il faut bien reconnaître qu’elle laisse intact les rapports de domination. Tous les résultats de notre recherche l’ont montré : la référence au mérite et à la responsabilité individuelle, la dénonciation des abus, la défense d’un ordre moral conformiste et d’une identité nationale à protéger des flux migratoires sont des manières de penser l’ordre social qui assoient la domination et desservent les intérêts des groupes dominés, puisqu’elles débouchent sur une restriction des droits sociaux et du soutien de l’État.»

LES PORTES DE LA PERCEPTION
Les conceptions de l’ordre social montrent les différents registres par lesquels les citoyens perçoivent et comprennent les relations sociales dans lesquelles ils sont insérés dans leur vie quotidienne. Les auteurs ont délibérément choisi des modèles relationnels, donc quelque peu partiaux et incomplets, qui ne rendent pas compte de l’ensemble des mouvements sociaux et des revendications minoritaires, mais qui montrent les principaux points de repère sur lesquels les citoyens s’appuient pour former leurs opinions politiques. Ces conceptions de l’ordre
social se croisent, se chevauchent, elles ne prétendent donc pas réduire l’opinion politique d’un individu ou d’un groupe social, à l’une d’entre elles, elles forment un cadre formel, une grille d’analyse conceptuelle divisée en quatre modèles définis de la manière suivante : l’ordre moral (respect des règles, soumission à l’autorité) le libre marché (éthique du travail, principe d’autosuffisance, libertés individuelles), la diversité sociale (revendications communautaires) et les inégalités structurelles (stratification sociale). Des conceptions qui définissent les perceptions qui organisent et interprètent les rapports sociaux, légitiment les lois, et en fin de compte pensent l’ordre social. Les dimensions symbolique, identitaire, matérielle, entre et à l’intérieur des groupes sociaux, constituent autant de paramètres que les chercheurs observent, analysent et restituent dans le but de définir comment ces conceptions motivent la façon de définir « qui a droit à quoi ». Les psychologues sociaux et les sociologues ont donc analysé la perception de l’ordre social dans un cadre d’analyse bien précis, avec le postulat que la société est régie par les principes marchands, « la conception du libre marché est dominante en ce sens qu’elle imprègne les échanges entre individus » explique Christian Staerklé.

RÉALITÉ SOCIALE ET PSYCHOLOGIE
« Aujourd’hui, les sociétés modernes sont confrontées à des revendications identitaires. À la problématique de la redistribution des richesses se joint donc celle de la reconnaissance des identités. » interpelle le psychologue social, soulignant le besoin de reconnaissance des citoyens, une reconnaissance qui passe par l’instauration de l’égalité devant le droit. La psychologie sociale renseigne sur la perception que les électeurs se font des discriminations. Certains psychologues sociaux soutiennent la théorie que le besoin de différenciation identitaire est l’un des facteurs qui établit la hiérarchie sociale. « Pour qu’un groupe puisse construire une identité positive, il doit se différencier par rapport à un autre groupe. Cette différenciation peut prendre des formes extrêmement variées, de la neutralité à la stigmatisation, à la discrimination la plus intolérante, à l’ostracisme. » Par ailleurs, le raisonnement politique se nourrirait aussi de la représentation que l’on se fait des groupes sociaux. L’enquête tend à démontrer que les prises de position politique sont motivées en partie par l’image que les électeurs se font de telle catégorie sociale. Qu’ils s’agissent des femmes, des chômeurs, des étrangers, les images, ou représentations mentales, qui leur sont attachées dans l’esprit des électeurs, détermineront la prise de position politique. Cette réalité subjective mais néanmoins vécue par chacun, conduit les enquêteurs à tenir compte des stéréotypes dans leurs analyses. « Un chercheur américain a réuni toutes les photos de presse accompagnant les articles sur la pauvreté aux États-Unis. Il a constaté que ces images représentent d’une façon disproportionnée des noirs. Le lecteur de ces articles peut alors facilement déduire que la pauvreté est essentiellement un problème noir, ce qui est dangereux car à l’heure de faire voter des lois en faveur des pauvres, les électeurs considéreront que les avantages sociaux sont réservés qu’à un seul groupe de la population. De la même manière, en France ou en Suisse, bien souvent criminalité égale étrangers ; cette stigmatisation me paraît dangereuse lorsque l’on associe une caractéristique négative à un groupe déterminé. Et les hommes politiques de légitimer ces rapports de pouvoir par le biais de telles associations entre problèmes sociaux et groupes minoritaires » commente Christian Staerklé.

Depuis les années 70, un tournant pénal, disciplinaire, a été pris par les sociétés modernes. Une société panoptique (cf. Foucault), une envie de contrôle, l’utopie du risque zéro, l’inflation exponentielle des nouvelles lois, l’orientation prise par nombre de pays démocratiques semblerait confirmer l’analyse donnée. Enfin, au-delà des résultats, la subjectivité des citoyens ici décryptée offre une lecture de la réalité sociale qui se propose de contribuer à élaborer des stratégies politiques qui promeuvent « l’inclusion plutôt que l’exclusion » pour plus de justice, d’égalité et de liberté.

* Qui a droit à quoi ? Représentations et légitimation de l’ordre social, Christian Staerklé, Christophe Delay, Lavinia Ginettoni, Patricia Roux, PUG, 25 €

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