Le bonheur obligatoire

Limites de la psychologie positive
Brèches, par Paul-Henri Moinet
Format e-journal

Paul-Henri MoinetMartin Seligman, un des pères américains du développement personnel, est un héros de notre temps. Pour lui, comme pour tous ses disciples de la psychologie positive, le bonheur est au bout du chemin de chacun. Longtemps la sagesse populaire a cru que le don du bonheur était réservé aux imbéciles. Le bonheur était cette grâce, animale ou divine allez savoir, faite d’inconscience, d’insouciance et d’ignorance qui les protégeait des déséquilibres d’autrui et des complexités du monde. Avec le triomphe de la psychologie positive, la disparition des imbéciles heureux est, hélas, programmée : impossible désormais de ne pas être heureux.

Puisque le bonheur est devenu une affaire de volonté et de méthode, il faut vraiment être totalement inadapté pour ne pas y parvenir. On n’a pas encore imaginé un système pour éliminer les inadaptés au bonheur mais cela viendra sans doute. Dans nos sociétés dites développées, le bonheur a changé de statut : léger, incertain, incalculable, irréductible, il est devenu universel, obligatoire, tyrannique. On en rêvait, on espérait ne pas être indigne, il s’agit à présent de le décider au plus profond de soi, d’aller le chercher avec les dents pour rassurer les marchés, c’est-à-dire sa famille, ses réseaux, son entreprise, sur la performance de son taux de bonheur personnel.

Il y avait une culture du bonheur, c’est aujourd’hui un culte. Un culte avec son dogme central : chacun peut devenir son petit atelier à fabriquer du bonheur, il suffit d’avoir les bons outils et de gérer intelligemment et équitablement ses ressources. Sans oublier, pour faire passer la raideur du dogme, quelques délicieuses recettes : changez vite vos comportements et vos croyances , faites un effort pour vous améliorer, éliminez vos pensées anxiogènes, dépendez un peu moins des autres, faites-vous plus confiance, ne résistez pas à vos gènes qui sont plus forts que vous, sachez qu’ils vous veulent du bien vos petits gènes chéris, faites la paix avec eux, comprenez ce qui dépend de vous et lâchez prise pour tout le reste.

Valorisez les petits moments, de plaisir ou de grâce, première gorgée de bière ou première flatulence dans le lit conjugal, réalisez enfin que vous êtes formidable et que tous ceux qui vous aiment le sont encore plus, sentez vous fort, ne vous résignez pas, relevez la tête, repoussez même le ciel avec, donnez du sens à votre vie, fréquentez des gens valorisants.

Vous y êtes, vous voyez le bonheur, c’est facile et c’est si je veux comme dans une vieille pub du Club Med. La psychologie positive peut bien sûr sauver des vies ; elle peut aussi produire des nouveaux tyrans narcissiques, des machines de haute performance susceptibles de s’écrouler à tout moment, des individus extrêmement déterminés et parfaitement instables. Des nouveaux montres, beaucoup moins drôles que ceux de Dino Risi.

Dans “Qui est le barbare ?” un article republié récemment dans le recueil Psyché anarchiste, Nathalie Zaltzman notait : “Pour l’analysant d’aujourd’hui, la psychanalyse est un guide Baedeker ou Michelin, un manuel de ce qu’il est supposé devenir ; il sait d’avance où il doit se rendre et ce qu’il va immanquablement découvrir. Une analyse n’est plus une transgression aventureuse vers l’inconnu. C’est juste une excursion qu’il convient de faire à l’économie.”

Lumineuse façon d’expliquer le succès planétaire de la psychologie positive.Se concentrer sur ce qui va bien est vital mais devient mortifère dès que cette focalisation est exclusive et s’acharne à éliminer le négatif. A force de vouloir le bonheur, on rendrait presque raisonnable le fait d’interdire ou de punir le malheur, équivalent psychique du délit et du crime. En s’obstinant à se rendre heureux, on se coupe d’innombrables autres formes de vie possibles, on refoule la pulsion de mort, inlassable travailleuse qui avance sans fanfare ni cortège dans notre vie de tous les jours.

Ecoutez Nathalie Zaltzman : “La pulsion de mort peut travailler sans pathos ni tragédie. C’est la fatigue qui vous tombe dessus, brutale, sans cause immédiate, mortelle comme l’ennui qui vous saisit au milieu d’une soirée euphorique. C’est l’accumulation, certains jours, d’une série de petites catastrophes qui s’enchaînent sans lien, saugrenues, imprévisibles, comiques quand leur succession atteint un certain seuil. C’est la résistance inerte et idiote des objets, le verre incassable qui explose au fond d’un placard dans une pièce où personne n’est entré, le rideau qui se décroche sans un souffle d’air, toute cette activité du monde inanimé qu’on a pris l’habitude de ne pas remarquer ou qu’on impute au hasard ou à une sensibilité persécutoire particulière, faute d’admettre son déterminisme inconscient parce qu’il ne fonctionne pas sur celui du déterminisme inconscient connu, celui du désir.”

Le bonheur obligatoire s’acharne à réduire la pulsion de mort, elle l’irréductible. C’est sa folie et son plus grand crime, tuer ce qu’il y a d’humain en nous.

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