La vie de bureau entre crise et mal-être

« L'open space m'a tuer » : nombre d'employés en entreprise pourraient s'approprier ce titre de livre (1). « Avant, ils étaient seuls, ou partageaient leur espace à deux ou trois, rappelle Marie Pezé (2), psychologue, spécialiste de la souffrance au travail. Les nouvelles règles de management ont voulu favoriser la communication, elles ont surtout créé un supplément de stress. Le lean (maigre) management, par exemple, a contribué à la dépersonnalisation des bureaux : les personnes sont invitées à ne plus accrocher de photos de leurs enfants ou de posters. Quant aux demi-cloisons, elles favorisent la surveillance entre les uns et les autres. »
Ces aménagements rognent sur l'intimité, et contribuent à nier la singularité de ceux qui occupent les lieux. « La sociologue Danièle Linhart parle d'une " précarité subjective " », indique Marie Pezé. Cette uniformisation renvoie inconsciemment chacun à une condition de travailleur inter- changeable. « Or, la richesse d'un travail tient à tout ce qu'une individualité y apporte. »
Jean-Luc Bernaud (3), professeur de psychologie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), renchérit : « La position dans la société française est celle du contrôle des salariés, voire de la surveillance. » Et la comparaison avec le cadre scolaire est un pas aisé à franchir : contrairement à ce qui se pratique ailleurs, le « présentéisme » est encore considéré comme la norme ; les entretiens avec la hiérarchie prennent parfois des allures de conseil de classe ; et le télétravail est vu comme une façon déguisée de flemmarder. Difficile pour les employés de s'épanouir au bureau, quand ils se sentent ramenés au stade des années collège. Ou de se déployer quand la confiance et l'autonomie font défaut dans le management, niant, par là même, leur condition d'adultes responsables…
« Depuis une dizaine d'années, on ne construit plus son identité dans le travail », note Marie Pezé. Pour Jean-Luc Bernaud, « beaucoup souffrent de ne plus lui trouver de sens. Ils voient des personnes ayant consacré leur vie à un groupe se faire licencier à quelques années de la retraite, ce qui les interroge ». Le mal-être au bureau serait donc le reflet d'une société en crise. Mais aussi le symptôme d'un besoin de remise en question individuelle. « Après quelques années, chacun peut souhaiter un ajustement entre ses compétences et son emploi, analyse Jean-Luc Bernaud. Lorsque les postes se renouvellent d'eux-mêmes, la tâche ne cesse d'être enrichissante. Mais certains salariés considèrent que leur potentiel n'est pas valorisé. » Et de rassurer : « Cela n'a rien de pathologique. Cela fait même partie du développement normal de l'individu ! » L'open space respire déjà mieux.

Une solution parmi d'autres

Stéphanie, 43 ans, cadre bancaire, a agi : « Étant donné la conjoncture économique, je n'ai pas les moyens de quitter mon travail. Or, je le supporte de moins en moins bien. Avant que mon malaise prenne le pas sur tout, j'ai décidé d'agir. J'ai demandé un temps partiel à 90 %. Je me suis mise au yoga pour renouer avec un bien-être physique, et que celui-ci influence mon moral. J'envisage d'utiliser mon droit individuel à la formation (DIF) pour sortir la tête de l'entreprise et faire le point sur mes désirs et besoins, avec un professionnel. »

 (1) D'Alexandre des Isnards et Thomas Zuber (LGF, " Le Livre de poche ", 2008). (2) Elle a ouvert en 1997, à Nanterre (Hauts-de-Seine), une consultation spécialement dévolue à ces questions. Internet : souffrance-et-travail.com. (3) Il a codirigé, avec Claude Lemoine, le Traité de psychologie du travail et des organisations (Dunod, 2012).

en savoir plus

 Restaurer la convivialité. La psychologue Marie Pezé, spécialiste de la souffrance au travail, se souvient qu'à Noël, lors des gardes à l'hôpital, les enfants des soignants étaient conviés. « Aujourd'hui, chacun file chez soi dès le service fini », regrette-t-elle. Or le mieux-être au bureau passe par la « célébration des temps sociaux dans l'entreprise ». Armé de quelques bonnes volontés, il peut être utile de restaurer ces temps de vivre-ensemble.
 Échanger avec des aînés. Comme le note Jean-Luc Bernaud, professeur de psychologie, le ras-le-bol du bureau peut être symptomatique d'un besoin de changement et constitue une étape normale de la vie professionnelle. Afin de se sortir de l'ornière, pourquoi pas échanger avec des aînés – dans son entreprise ou non – ayant déjà connu ce questionnement ? Se nourrir de leurs expériences peut aider chacun à avancer dans sa propre réflexion.
 Ne pas agir sur un coup de tête. Avant de claquer la porte, mieux vaut se poser et réfléchir, estime encore Jean-Luc Bernaud, « prendre du recul de façon informelle ou en consultant », surtout si le malaise n'est pas clairement défini. « S'agit-il d'un problème de motivation ? de compétence ? », interroge-t-il. Et de rappeler que « 45 % environ des praticiens du bilan de compétences sont diplômés en psychologie ». Une façon d'envisager toutes les facettes du problème.
 À lire. « Travailler à armes égales » de Marie Pezé, Rachel Saada et Nicolas Sandret. « Des méthodes pour répondre à la souffrance qui peut gangrener notre espace professionnel » (Pearson, 2011).

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