La psychologie des portes


Vous voyez, moi j'aime bien les jours de pluie, même encore maintenant. Vous savez, les gens, en général, sont plus gentils les jours de pluie. Ils n'aiment pas vous laisser à la porte. Comme qui dirait, un genre de réflexe de vous mettre au sec. Et là c'est gagné quand ils vous font rentrer chez eux.

Tenez, voilà votre café, ça réchauffe avec un temps comme cela, tout humide.

Les trop beaux jours c'était pas pareil. D'abord ils sortent donc comment voulez-vous allez chez eux s'ils n'y sont pas ? Non, c'est une question de bon sens, j'ai toujours dit. On finit par comprendre ces choses-là au fil du temps. C'est le métier qui rentre, tout ça.

Bon c'est vrai que des fois, on peut quand même passer s'ils sont restés dans leur jardin. C'est sur que s'ils sont derrière la maison, ils vont hésiter à se déplacer pour voir qui peut bien sonner à cette heure-là. Mais s'ils sont devant, forcément ils vous voient arriver donc ils sont bien obligés de s'arrêter. Et là faut d’office retenir leur attention. Je n'ai pas fait d'études mais j'ai lu un peu de ce qui était de ma partie. Alors je suis devenu champion pour tout ce qui concerne les jardins, et ça va des fleurs aux arbres en passant par les nains de jardins et les fontaines zen. Les gens qui collectionnent, c'est bien, ils sont toujours prêts à collectionner autre chose, c'est la porte ouverte pour moi, moi qui étais là pour ça. A force, on devine d'avance à des détails le sujet qui va les retenir et même comment ça va se passer. Je pourrais vous en dire moi !

Vous me mettez un jour de pluie, vous rajoutez des jouets d'enfants ou une balançoire, je savais alors que les dieux étaient avec moi. Il faut dire que j'observe moi. Je vois tout, j'enregistre tout. Tout peut servir au moment délicat, mais bon tout ça c'était avant.

Je pourrais vous faire tout un discours sur la psychologie des portes. Mais bon, je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps. On ne croirait pas mais elles vous en disent beaucoup de leurs habitants les portes. C'est comme tout, il suffit de regarder. Vous voyez, la porte trop rutilante, c'est pas bon signe, c'est trop neuf. Vous pouvez être sur qu'ils en sont au tout début de leur remboursement crédit. Ça peut marcher, hein je ne dis pas, mais pas la totale en tout cas.

Bon je ne dis pas non plus que c'est mieux une porte décrépie, ou avec une peinture qui se fendille, le bois qui se fissure. Là c'est plutôt signe que les jours sont devenus difficiles pour leurs habitants. Qu'est ce que vous voulez passer après ça ?

Non, le top c'est une porte toute simple, sans prétention, sans chichis. Une brave porte, vous voyez. Je vois bien que vous êtes d'accord avec moi.

S'il y a quelques fleurs à côté, c'est signe d'attention, qu'on se préoccupe d'apparence, je m'en frottais les mains d'avance. Ce n'est pas à vous que je vais apprendre cela, hein ? Vous avez vus comme ils sont beaux mes géraniums à la porte ?

Un animal c'est pas mal aussi. J'ai vu tout de suite que mon chien il vous appréciait pourtant il est sauvage la plupart du temps, faut pas croire. Moi j'avais toujours avec moi des friandises que je leur donnais discrètement. Ils adoraient cela et venaient se frotter à moi pour en avoir de nouveau. Je ne vous dis pas l'effet que ça faisait quand leur animal préféré venait se frotter contre moi. Forcément leur chien ou leur chat ne pouvait pas se tromper s'il m'appréciait ainsi. Ils ont plus de flair que nous.

Ça, je ne l'aurais pas dit à l'époque, faut pas charrier non plus, il faut savoir garder ses trucs. A chacun de se démerder hein ! Mais bon, vous m'êtes sympathique, vous !

Vous voyez, moi, j'aimais bien les maisons mitoyennes, dans des rues calmes, un peu éloignées du centre-ville, comme ici quoi. Mais faut pas non plus que ça soit trop éloigné, la périphérie c'est autre chose, c'est pas pareil. Moi personnellement, j'ai jamais trop aimé. J'ai fait aussi hein faut pas croire, mais c'est pas là que ça marchait le mieux, au contraire.

Le top, c'est les quartiers de maisons bien propres, bien comme il faut. Pas trop ostentatoires. C'est dans un des livres que je l'ai appris ce mot, je l'aime bien. Voilà ! Des maisons gentillettes égayées par quelques fleurs devant, quelques sculptures, quelques nains de jardin, et puis aussi des voisins aux fenêtres d'à côté.

Je ne sais pas vous, mais personnellement, moi, j'aimais bien les voisins aux fenêtres. Je leur disais bonjour au passage, n'oubliant jamais d'aller les voir après. En général, c'est des retraités qui n'avaient personne à qui causer. Vous voyez quoi. Des vieux tout seuls. Il faut dire que le paysage n'est pas désagréable, ça change de la télé. Moi je regarde souvent par la fenêtre, comme tout à l'heure, tiens, quand vous m'avez dit bonjour.

Après ma visite, je revenais pour les voir. Comme je leur avais déjà dit bonjour, j'étais déjà une connaissance pour eux. Ça marchait bien avec eux, surtout s'ils avaient encore des petits-enfants pas trop vieux. Ça prend un peu de temps, mais c'est quasiment commande assurée, et la totale en plus, ça ne se refuse pas. D'autant qu'ils changent pas d'avis après. Bref le client royal !

Oui, je sais bien; vous me direz il faut les écouter, c'est sur mais c'est comme tout, on n'a jamais rien sans rien.

Mais bon tout ça, c'était le bon temps où chaque semaine je ramenais 5 à 10 bons de commande. Il faut dire que je n'étais pas mauvais du tout. Du coup, ils m'ont même promu pour former les nouveaux. Je leur donnais certains petits trucs, mais pas trop quand même. J'y tenais moi à ma place de meilleur vendeur de la région !

Vous voulez une autre tasse de café ? J'en prends toujours deux dans l'après midi, ça occupe.

J'étais content, ça me plaisait bien d'aller de porte en porte, enfin pas n'importe lesquelles hein, on se comprend. Je sais bien que je parle à une collègue, j'ai bien vu ce que vous transportez avec vous.

C'est peu à peu que ça a commencé à se gâter. Les femmes se sont mises à travailler aussi, de plus en plus. Du coup y'avait de moins en moins de personnes chez elles. Quand même, vous ne croyez pas qu'elles étaient mieux chez elles à s'occuper de leurs mômes ? On ne me fera pas changer cette idée-là ! Non, vous c'est pas pareil, vous êtes encore jeune, sans doute pas encore mariée vu que maintenant c'est de plus en plus tard.

Alors il a fallu être de plus en plus sur le terrain pour vendre autant mais, quand même, c'est plus dur de pénétrer chez les gens, entrer dans leur intimité, après leur journée de travail, quand ils viennent de récupérer leurs mômes tout énervés car ils sont fatigués, et qu'en plus ils doivent préparer le repas.

Ça ne tourne plus rond, je vous dis.

Alors bien sur il reste les retraités, vous me direz, mais ça fait quand même une partie non négligeable de ventes en moins. D'autant que sont arrivés à la retraite des plus jeunes qui n'avaient pas connu les trente glorieuses. Et certaines pensions suffisent à peine à assurer le logement et la nourriture.

C'est pas à vous que je vais apprendre qu'après ça, c'est plus dur de vendre, dans ce cas, une encyclopédie en 16 volumes même si j'étais devenu un pro de la façon de leur vendre un prêt en 52 mensualités. C'est simple, les comptants étaient devenus tellement rares que notre métier c'était moins de les convaincre d'avoir le savoir chez eux, dans leur bibliothèque, que de savoir comment étaler leur prêt alors qu'ils en avaient déjà plusieurs de consommation sur le dos. D'autant qu'en plus, ils ont durci de plus en plus ces crédits-là.

Non, le plus dur, ce qui a tué le métier, voyez-vous, c'est ces satanés ordinateurs et puis aussi l'arrivée d'internet. Ça m'a rendu fou le bazar pas possible que ça a provoqué.

J'avais dit à ma femme et mes gosses JAMAIS, vous entendez ! Jamais y'aura ça chez moi; la cause de tous mes emmerdes. Mais bon, ils ne m'écoutaient déjà plus, c'était juste avant que ma femme elle se casse avec eux Je suis sur que ces micros y sont aussi pour quelque chose.

J'avais l'air malin moi avec mes 16 encyclopédies sous le bras quand on me répliquait gougueule. Ça a tué le métier en 5 ans, directement, au fur et à mesure que les gens s'équipaient. C'était foutu d'avance.
Bon moi, j'étais l'ancien, je me débrouillais alors j'ai été parmi les derniers mais ça n'était pas simple pour autant, parce que il ne faut pas se leurrer, ce n'est pas le fixe qu'on avait qui nous faisait vivre, c'était les commissions qui sont devenues peau de chagrin.

La boite a fermé il y a 10 ans. Je n'ai jamais retrouvé de boulot jusqu'à la retraite. Personne n'en voulait de mon expérience en porte à porte, de VRP, meilleur vendeur de la région, pour les encyclopédies TouSavoir.

Il m'en est resté tout un tas de ces encyclopédies.

Vous voulez les voir ? Je ne vous dis pas tout ce que j'ai pu apprendre dessus sur les fleurs, les arbres et... Je peux vous faire un bon prix si ça vous intéresse. Vous m'êtes sympathique mademoiselle, je dirais pas cela de tout le monde. Non ? Vous êtes sure. Bon, c'est dommage, vous auriez fait une affaire, je vous aurais même proposé plusieurs versements si vous le souhaitiez.

Bon ce n'est pas de tout ça, vous êtes toute gentille pour une jeune, mais l'heure tourne. Je ne vais pas avoir le temps de vous écouter plus longtemps. Et puis vous savez, moi, vos ordinateurs, c'est comme je me disais quand je vous ai vue dans la rue, ça ne m'a jamais, mais alors jamais intéressé. Jamais ça rentrera chez moi. Même les portables, n'insistez pas, vous n'allez pas me la faire à moi. Allez au revoir mademoiselle, merci de l'après-midi passée et bon courage pour vos ventes. Ça viendra, comme je dis toujours, faut que le métier rentre.



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