Joachim Lafosse : "Au-delà de la psychologie familiale"

Joachim Lafosse : Au-delà de la psychologie familiale

Bien qu’'À perdre la raison', présenté dans la section Un certain regard, traite d’un fait divers et qu’il soit précisément documenté, le film n’a pas de repères géographiques ou temporels. Le réalisateur belge explique à Evene comment la forme de son film s’est dessinée.

Comment suivre un personnage fou sachant qu’il y a toujours, dans la folie, quelque chose qui résiste à la compréhension ?

© Versus productions - Kris DewitteJoachim Lafosse, © Versus productions - Kris DewitteÉloigner l’anecdotique, c’était un moyen pour moi de me concentrer sur l’essentiel : le lien dysfonctionnel. J’ai tenu, avant tout, à suivre des personnages et c’est en  les suivant que la forme du film s’est dessinée. Jai dit à mon directeur photo : "pas d’effet". Plutôt qu’essayer de monter que je suis un grand auteur, j’ai tenu à suivre des personnages. C’est vrai et il y a plein de choses qui restent énigmatiques dans le film. Cela dit, une société qui est incapable de regarder en face les actes monstrueux qu’elle engendre est une société malade. J’ai voulu sortir de l’effet fixant du trauma pour essayer de trouver du sens et faire un film bouleversant, un film qui emporte. J’ai voulu emmener le film au-delà de la petite psychologie familiale. C’est pourquoi j’ai utilisé une musique baroque (Caldara, etc.), une musique qui va plus loin, plus haut, que la musique psychologisante de Chopin, de Schumann ou de Schubert. J’ai voulu représenter le hors-norme, quelque chose qui va plus loin, plus loin que la famille. Quelque chose qui touche à quelque chose de plus vaste, de plus ample.

Au colonialisme, par exemple…

Oui, l’amour des européens pour l’Afrique est un amour ambigu, un amour qui fixe et cloisonne plutôt qu’il ne libère. Pinget aime Mounir. Il est fier de Mounir tant que celui-ci habite chez lui mais quand Mounir veut retourner au Maroc, sa réaction prouve  bien qu’il se sent d’une culture supérieure à la culture arabe. Et puis le film touche aussi à l’argent, au pouvoir, etc.

Dans le film, le pouvoir des hommes met Murielle sous l’étouffoir.

Oui, mais elle aurait aussi les moyens de s’éloigner. Elle n’a pas la force de dire "non" à ces hommes, ces hommes qui confondent féminité et maternité. Il suffirait qu’elle dise « non » pour que cela s’arrête.  Je n’ai voulu ni faire un film qui excuse ni choisir mon camp. Être de son côté ou de celui des hommes. Ce qui m’a intéressé dans cette histoire, c’est la triangulation. Ils fabriquent cette situation à trois. Mounir entend ce que lui dit Pinget. En revanche, il n’écoute pas sa femme.

Quand elle écoute Femmes, je vous aime, la chanson de Julien Clerc, on comprend qu’elle ne sait pas quoi faire de sa féminité.

© Versus productions - Kris Dewitte© Versus productions - Kris DewitteOui, elle est  soudain face à ce dont elle rêve. Ou plutôt : face à ce devant quoi elle a capitulé. Il ne faut pas oublier que c’est une femme qui ne veut pas voir sa mère et qui ne veut pas que sa mère sache qu’elle a des enfants. C’est une femme qui n’accepte pas l’amour maternel. Mais surtout j’ai aimé cette histoire parce qu’on rencontre tous dans la vie quelqu’un qui nous offre un cadeau dont on ne sait pas quoi faire, un cadeau qui crée une dette qu’on ne sait comment rembourser, un cadeau qui va nous perdre. C’est ça le vrai sujet du film.

Pourquoi avoir choisi Thomas Bidegain (le scénariste de Jacques Audiard) et Matthieu Reynaert pour écrire le film ?

Parce que je voulais faire du cinéma. Parce que je ne voulais pas faire un film d’auteur. Thomas Bidegain et Matthieu Reynaert sont des amoureux fou du cinéma américain. On a utilisé une trame de thriller américain.  On s’est inspiré d’ une Femme sous influence de Cassavetes, mais aussi de Titanic de Cameron. Dans Titanic, le naufrage est annoncé au spectateur. Du coup, ce qui est intéressant, c’est comment le naufrage va avoir lieu. Dans mon film, c’est la même chose. J’ai voulu que le spectateur s’intéresse à "comment cela va arriver ?" et non pas à "qu’est-ce qui va arriver" ?

D’ailleurs, vous filmez constamment les bords de fenêtre, etc. Comme si on était dans le bateau, au milieu d’un naufrage familial.

J’ai systématisé l’usage des amorces pour marquer qu’il n’y a pas de vie privée, pas d’intimité. Que les personnages se sentent toujours regardés.

Dans le film, les personnages joués par Tahar Rahim et Niels Arestrup ont un peu le même rapport que dans Un Prophète. Une paternité ambiguë, une filiation empoisonnée…

© Versus productions - Fabrizio MalteseNiels Arestrup et Tahar Rahim, © Versus productions - Fabrizio MalteseJe ne choisis jamais le casting avant la fin de l’écriture.  J’ai vu Un Prophète alors que j’étais en cours d’écriture. J’ai été marqué par l’homosexualité latente qui circule entre les deux hommes. Au fond, le vrai couple d’À perdre la raison, le couple le plus fort, ce sont eux. J’ai jeté Murielle dans un couple préexistant. De plus, étant donné que je m’inspire d’un fait divers, je n’ai pas voulu qu’on pense que le film est un documentaire. Choisir des acteurs inconnus aurait donné une impression de documentaire. Avec des stars, on est tout de suite au cinéma.

 

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