"Jimmy P." de Desplechin : l’ethnopsychiatrie fait son cinéma

PSYCHOLOGIE - Le titre assume tout. Dans Jimmy P. (Psychothérapie d'un Indien des Plaines), le nouveau film d'Arnaud Desplechin en salles ce mercredi 11 septembre, le réalisateur ne filme pas seulement la rencontre entre deux hommes, il raconte la naissance d'une discipline: l'ethnopsychiatrie.

En pleine expansion depuis une vingtaine d'années, son père fondateur n'est autre que Georges Devereux, interprété à l'écran par Matthieu Amalric. Retour sur la genèse d'une nouvelle façon de soigner les traumatismes en fonction de la culture du patient.

Le Juif et le Mohave

Signe distinctif: Georges Devereux porte une cravate un peu trop courte, mais pas seulement. De son vrai nom Győrgy Dobó, cet austro-hongrois d'origine juive est avant tout un homme qui s'est beaucoup cherché.

Passé par Paris, où il a étudié la physique et la chimie sous la direction de Marie Curie, il abandonne pour apprendre le Malais tout en fréquentant les milieux littéraires avant de s'intéresser à la sociologie ainsi qu'à l'anthropologie. Entre temps, le juif hongrois a souhaité devenir Français, comme en témoigne son nom. Soucieux de dissimuler sa judaïté - nous sommes dans les années 1930 - il se convertira au catholicisme.

Mais ce sont bien l'anthropologie et l'ethnologie qui le conduiront aux États-Unis, à l'Université de Berkeley. Son objet d'étude, ce sera les indiens Mohaves, une tribu vivant en Arizona, au sein de laquelle il se plongera. Objectif de son immersion: observer, comprendre comment les maladies mentales sont perçues et traitées au sein de cette tribu. Devereux y trouvera la matière de sa thèse intitulée Ethnopsychiatrie des indiens mohaves(coll. Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte).

Suite de l'article sous la bande-annonce:

La guerre éclate, Devereux s'engage aux côtés des Américains. Démobilisé, il se retrouve à nouveau en France où sa réinsertion se passe mal. En 1948, Devereux est sur la paille. Il a besoin d'argent et décide de devenir psychanalyste, une pratique en plein essor. Il acceptera un poste à l'hôpital militaire de Topeka, dans l'État américain du Kansas. C'est là qu'il fera la connaissance de Jimmy P.

Naissance de l'ethnopsychiatrie

Impulsif, alcoolique, l'homme est un indien Mohave, victime d'un traumatisme pendant la Seconde guerre mondiale qui souffre notamment de vertiges, de maux de tête. S'il a bien été blessé à la tête pendant le conflit, ses nombreux examens ne révèlent rien d'anormal. En réalité, il souffre de ce qu'on appelle aujourd'hui des symptômes du stress post-traumatique.

Dans une Amérique sortie victorieuse de la Seconde guerre mondiale, le vétéran souffre également d'une indianité qui lui fait honte. Parce qu'il connait bien les Mohaves, Georges Devereux, dont la réputation d'anthropologue n'est alors plus à faire, se voit confié Jimmy P. Avant d'être une expérience fondatrice, cette rencontre, comme le rappelle l'ethnopsychiatre Tobie Nathan, lui-même disciple de Devereux, est celle de deux être que tout semble opposer:

"Devereux est un érudit. Ouvert sur le monde, qu’il parcourt depuis l’âge de 18 ans, c’est aussi un polyglotte qui parle huit langues. Jimmy quant à lui est réservé, névrosé, honteux d’appartenir à la caste honnie des Indiens. Jimmy est alcoolique ; Devereux déteste l’alcool. Jimmy ne parvient pas à établir de relation amoureuse stable ; Devereux multiplie les conquêtes, il se mariera à six reprises."

Séance après séance, Devereux consignera les compte-rendus de ses échanges avec Jimmy. Ils seront publiés en 1951 dans Psychothérapie d'un Indien des Plaines, le livre dont s'est inspiré Arnaud Desplechin qui vient d'être réédité (éd. Fayard). Au-delà, du cas de Jimmy P., Devereux y dresse les contours d'une nouvelle forme de thérapie, l'ethnopsychanalyse ou ethnopsychiatre, que Tobie Nathan résume ainsi dans une tribune publiée par Libération:

"Pour soigner un indien Blackfoot, il ne suffit pas de maîtriser la psychopathologie; il faut aussi une connaissance des Blackfoot - de la culture Blackfoot - et cela pour atteindre le noyau de la personne et mobiliser ses forces propres (...) Les questions se succèdent dans une cascade naturelle: et pour soigner un Chinois?... et alors... un Texan, aussi? Et un Viennois? Et un Français... Doit on aller plus encore... un Breton, un Corse, un Bourguignon... Et jusqu'à quelle génération?"

L'exemple de la Shoah

L'ethnopsychiatrie va donc plus loin que la simple analyse. Puisqu'elle donne la part belle à la culture d'origine du patient, elle se pratique également à plusieurs, en groupe. En France, l'ethnopsychiatre Nathalie Zajde a créé les premiers groupes de paroles d'enfants et de petits-enfants de survivants de la Shoah, une expérience qu'elle a raconté dans son un livre: Guérir de la Shoah.

Mais avant les descendants, il y a ceux qui ont survécu. Si un syndrome du survivant a très rapidement été identifié après l'ouverture des camps de concentration nazi, ce concept n'a pas permis de développer de thérapie spécifique.

"De fait, écrit Nathalie Zajde, aucun survivant des camps de concentration ou d'extermination nazis expertisé et reconnu atteint du fameux syndrome n'a jamais été déclaré guéri par les psychiatre". C'est avec la guerre du Vietnam, et les revendications des soldats américains que ce syndrome du survivant est devenu l'état de stress post-traumatique, ce dont souffre Jimmy Picard, dans le film de Desplechin. Selon elle, ce concept pose problème, "victime et bourreau" n'ont plus d'identité spécifique," écrit la clinicienne. D'où la nécessité de réintroduire du spécifique - c'est-à-dire l'identité et la culture - dans la thérapie:

"Les survivants ont vu leur environnement, après la guerre, se modifier radicalement du jour au lendemain. Leur univers coutumier s'est soudain révélé incertain, inquiétant, dangereux. Ils ont vu leur pays, leur ville, leur famille, leur culture, changer totalement et en profondeur. Leur vie a été infiltrée d'un sentiment permanent de menace, et cela durant plusieurs années. Ils ont vu disparaître leurs proches. Ils sont passés par des temps de rupture. Ce syndrome touche aussi à des degrés divers les descendants des survivants. Se sentant souvent exclus du "vécu" de leurs parents, à cause de l’indicible, difficile à transmettre, ils vivent ce silence comme s’ils se sentaient exclus de leur 'groupe d’origine.' Ils ont alors besoin de se réapproprier leur histoire familiale."

Essor

Sujet inépuisable, l'ethnopsychiatrie connait depuis un réel gain d'intérêt depuis une dizaine d'années. Séminaires, cursus universitaires, ouvrages, fictions, à l'image de L'ethnoroman de Tobie Nathan, en témoigne surtout les consultations ininterrompues au Centre Georges Devereux, en plein coeur de Paris.

À qui s'adressent-elles? Principalement à deux populations: les individus d'origine française ou occidentale, à l'image des enfants et petits-enfants de survivants de la Shoah, mais aussi de Tziganes, ou encore de transsexuels d'un côté, et de l'autre, les population migrantes, souvent originaires d'Afrique Sub-saharienne. Des individus parfois perdus entre deux mondes et que les thérapies conventionnelles ne parviennent à aider, bref un terreau fertile à l'ethnopsychiatrie, comme l'explique la psychologue Françoise Sironi:

"Ils habitent généralement les banlieues françaises où règne la violence, parfois le chaos, toujours le choc des civilisations et les effets dévastateurs de la déculturation. A côté des maladies culturellement codées, les maladies 'sociales', 'médicales' ou 'psychologiques' qu’ils viennent aussi nous apporter sont les témoins de ce passage raté entre deux mondes."

Mais la pratique de l'ethnopsychiatrie ne fait pas l'unanimité. Dans sa préface à la réédition de Psychothérapie d'un Indien des Plaines, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco dénonce une ethnopsychiatrie qui aurait renoncé à l'universalisme des Lumières... et donc au freudisme.

Une querelle de chapelle à laquelle Devereux n'aura pas son mot à dire. L'ethno-anthropologue et psychanalyste juif d'origine hongroise au nom français mourra des suites d'un emphysème en 1985. Son corps fut incinéré au crématorium du Père-Lachaise. Et c'est sous la forme de cendres qu'il traversera une dernière fois l'Atlantique. Son ultime destination? Un cimetière Mohave.

Le Centre Georges Devereux est un centre d’ethnopsychiatrie clinique créé en 1993, à l’initiative de Tobie Nathan, au sein du département de psychologie de l’Université Paris 8 Saint-Denis. Il s’agit d’une association 1901 dont la vocation est triple : intervention clinique, recherche et formation. Durant 15 ans dans les locaux de l’Université, à Saint-Denis, le Centre Georges Devereux est désormais situé au centre de Paris depuis 2008. Outre ses activités cliniques et ses formations, il accueille des étudiants dans le cadre d’une convention qui le lie à l’Université Paris 10 Nanterre. Il est dirigé par Catherine Grandsard.

Centre Georges Devereux: 98, boulevard de Sébastopol, Paris web : www.ethnopsychiatrie.net

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